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O U S P E N S K Y |
Piotr Demianovitch Ouspensky
Fragments d'un enseignement inconnuPhilosophe platonicien, mathématicien, il est l'auteur vers 1910 d'un ouvrage (que Gurdjieff lira en 1912) Tertium Organum : «J’ai appelé ce système de logique supérieure le Tertium Organum, car il est pour nous le troisième canon, le troisième instrument, de la pensée depuis ceux d’Aristote et de Bacon. Le premier a été l’Organon, le second le Novum Organum, mais le troisième existait déjà avant le premier», sur ce site un peu extrême on trouve une traduction partielle. En quête du "miraculeux" il cherche en orient une connaissance, une école qui explique les rapports de l'homme à l'univers, il rencontre et devient l'élève de Gurdjieff en 1915, en 1922 c'est la rupture qui fut précédé par une mésentente conjugale chez les Ouspensky.
Dans les Fragments il rend compte minutieusement de l'enseignement qu'il reçut de G., à tel point qu'après l'avoir lu Gurdjieff donna immédiatement son approbation à sa parution alors que la brouille était ancienne et irréductible. Il recense tout l'échafaudage théorique, il rend compréhensible les concepts gurdjievins, les hommes sont des machines, il n'y a rien d'accidentel dans l'art véritable, l'acquisition de la connaissance, la définition des quatre corps selon Gurdjieff, la quatrième voie ou la voie de l'homme rusé, l'absence d'unité en l'homme ou l'illusion à l'égard du Moi, où se situe l'homme dans le monde, racine de tous les anciens systèmes les trois forces (guna), le rayon de création et les différents degrés de matérialité, les 4 aspects (carbone, oxygène, azote, hydrogène), le rappel de soi pour s'éveiller, la Loi d'octave découle du principe de discontinuité des vibrations, les états de la conscience, les tampons qui sont des obstacles au développement intérieur, la notion de bien et de mal, les cosmos et les lois qui les gouvernent, sa vision très personnelle de Kundalini, le bâillement et le rire ou la gestion de l'énergie, la nécessité ou non de l'abstinence sexuelle, le "miracle" vécu par Ouspensky lors d'échanges télépathiques avec G., le silence des adeptes de G., le sacrifice du renoncement à sa souffrance, l'objectif et le subjectif suivant le sens spécial que leur donne G., les symboles qui doivent êtres vécus, l'ennéagramme qu'il définit comme un symbole universel, l'origine de l'église chrétienne se trouve dans l'Égypte préhistorique, l'évolution planétaire, les définitions des cercles de l'humanité, le changement complet d'apparence ou la transformation de G., l'extraordinaire intensité dans le travail du premier séjour à Essentuki, un exercice essentiel le stop.
p434
- Tout ce que j'ai dit jusqu'à présent se rapportait à l'humanité considérée
dans son ensemble. Mais, comme je l'ai déjà signalé, l'évolution de l'humanité
ne peut se faire que par l'évolution d'un certain groupe qui, à son tour,
influencera et dirigera le reste de l'humanité.
« Pouvons-nous dire qu'un groupe de ce genre existe ?
Peut-être le pouvons-nous en nous basant sur certains signes, mais dans tous les
cas, il nous faut reconnaître que c'est un très petit groupe, tout à fait
insuffisant pour subjuguer le reste de l'humanité. Ou bien, en regardant les
choses d'un autre point de vue, nous pouvons dire que l'humanité est dans un tel
état qu'elle est incapable d'accepter la direction d'un groupe conscient.
Combien peut-il y avoir de gens dans ce groupe conscient? demanda quelqu'un.
- Eux seuls le savent, répondit G.
- Cela veut-il dire qu'ils se connaissent tous ? demanda la même personne.
- Comment pourrait-il en être autrement ? Représentez-vous deux ou trois hommes
éveillés parmi une multitude d'endormis. Ils se connaîtront certainement. Mais
ceux qui sont endormis ne peuvent pas les connaître. Combien sont-ils ? Nous ne
le savons pas et nous ne pouvons pas le savoir avant de nous être éveillés; nous
avons déjà expliqué qu'un homme ne peut rien voir au-dessus de son propre niveau
d'être. Certes, deux cents hommes conscients, sils existaient et s'ils
trouvaient cette intervention nécessaire et légitime, pourraient changer toute
la vie sur la terre. Mass ils ne sont pas en quantité suffisante, ou bien ils ne
le veulent pas, ou bien les temps ne sont pas encore venus, à moins que les
autres ne dorment trop profondément.
« Nous voici parvenus au seuil de l'ésotérisme.
« En parlant de l'histoire de l'humanité, nous avons déjà indiqué que la vie de
l'humanité à laquelle nous appartenons est gouvernée par des forces qui
proviennent de deux sources : d'abord les influences planétaires, qui agissent
de façon toute mécanique et que les masses humaines comme les individus
reçoivent tout à fait involontairement et inconsciemment; ensuite les influences
venant des cercles intérieurs de l'humanité, dont l'existence et la
signification ne sont pas moins ignorées de la grande majorité des gens que les
influences planétaires.
« L'humanité à laquelle nous appartenons, toute l'humanité historique et
préhistorique généralement connue, ne constitue en réalité que le cercle
extérieur de l'humanité, à l'intérieur duquel se trouvent plusieurs autres
cercles.
« Nous pouvons alors nous représenter l'humanité entière, connue et inconnue,
comme formée de plusieurs cercles concentriques.
« Le cercle intérieur est appelé le cercle "ésotérique"; il comprend les gens
qui ont atteint le plus haut développement possible à l'homme; c'est le cercle
des hommes qui possèdent l'Individualité au sens le plus plein de ce mot,
c'est-à-dire un Moi indivisible, tous les états de conscience qui leur sont
accessibles, le contrôle entier de ces états de conscience, tout le savoir
possible à l'homme, et une volonté libre et indépendante. De tels individus ne
peuvent pas agir contrairement à leur compréhension, ou avoir une compréhension
que leurs actions n'expriment pas. De plus, il ne peut pas y avoir de discordes
entre eux, pas de différence de compréhension. Par conséquent, leur activité est
entièrement coordonnée, et les conduit vers un but commun sans aucune sorte de
contrainte, parce qu'il y a, à la base, une compréhension commune et identique.
« Le cercle suivant est appelé "mésotérique", ce qui veut dire intermédiaire.
Les hommes qui appartiennent à ce cercle possèdent toutes les qualités des
membres du cercle ésotérique, avec cette seule restriction que leur savoir est
d'un caractère plus théorique. Cela se rapporte, naturellement, à un savoir de
caractère cosmique. Ils savent et comprennent quantité de choses qui n'ont pas
encore trouvé d'expression dans leurs actions. Ils savent plus qu'ils ne font.
Mais leur compréhension n'est pas moins exacte que celle des membres du cercle
ésotérique, par conséquent, elle lui est identique. Entre eux, il ne peut pas y
avoir de discordes, il ne peut se produire aucun malentendu. Ce que chacun
comprend, tous le comprennent, et ce que tous comprennent, chacun le comprend.
Mais comme nous l'avons dit, comparée à celle du cercle ésotérique, cette
compréhension est plus théorique.
« Le troisième cercle est appelé "exotérique", c'est-à-dire extérieur, parce que
c'est le cercle extérieur de la partie intérieure de l'humanité. Les hommes qui
font partie de ce cercle ont, avec les membres des cercles ésotérique et
mésotérique, beaucoup de connaissances communes, mais leur savoir cosmique est
d'un caractère plus philosophique, c'est-à-dire plus abstrait que le savoir du
cercle mésotérique. Un membre du cercle mésotérique calcule, un membre du cercle
exotérique contemple. La compréhension des membres du cercle exotérique peut ne
pas s'exprimer par des actes. Mais il ne peut pas y avoir de différence de
compréhension entre eux. Ce que l'un d'eux comprend, les autres le comprennent tous.
« Dans la littérature qui admet l'existence de l'ésotérisme, l'humanité est en
général divisée en deux cercles seulement, et le "cercle exotérique", en tant
qu'il s'oppose au "cercle ésotérique", est appelé : la vie ordinaire. C'est une
grave erreur. En réalité, le "cercle exotérique" est très loin de nous et il se
situe à un niveau très élevé. Pour un homme ordinaire, c'est déjà de l'"ésotérisme".
« Le "cercle extérieur" proprement dit est le cercle de l'humanité mécanique à
quelle nous appartenons, la seule que nous connaissions. Ce cercle se reconnaît
d'abord à ce signe que, pour les personnes qui en font partie, il n'y a pas et
il ne peut y avoir de compréhension commune. Chacun comprend à sa manière, et il
y a autant de manières de "comprendre" que de personnes. Ce cercle est appelé
parfois le cercle de la "confusion des langues", parce que dans ce cercle chacun
parle sa langue, propre à lui seul, et que personne ne comprend personne, ni ne
se soucie d'être compris. C est donc le cercle où la compréhension mutuelle est
impossible, sauf à de très rares instants, tout à fait exceptionnels, et encore
sur des sujets à peu près dénués de signification, dans les seules limites de l'être
donné. Si les gens appartenant à ce cercle deviennent conscients de ce manque
général de compréhension et acquièrent le désir de comprendre et d'être compris,
cela signifie qu'ils tendent inconsciemment vers le cercle intérieur, parce
qu'une compréhension mutuelle ne commence que dans le cercle exotérique et ne
saurait se développer que là. Mais la conscience du manque de compréhension
vient à chacun par les voies les plus différentes.
« Ainsi la possibilité qu'ont les gens de se comprendre dépend de leur
possibilité d'entrer dans le cercle exotérique, ou la compréhension commence.
« Si nous nous représentons l'humanité sous la forme de quatre cercles
concentriques, nous pouvons nous imaginer quatre portes à la périphérie du
troisième cercle, c'est-à-dire du cercle exotérique, par lesquelles les hommes
du cercle mécanique peuvent y pénétrer.
« Ces quatre portes correspondent aux quatre voies que nous avons décrites.
« La première est la voie du fakir, la voie des hommes n°1, des hommes du corps
physique, chez lesquels prédominent les instincts, les sens et les impulsions
motrices, hommes sans beaucoup de coeur ni d'esprit.
« La seconde est la voie du moine, la voie religieuse, la voie des hommes n°2,
c'est-à-dire des hommes du sentiment. Leur esprit ni leur corps ne doivent être trop forts.
« La troisième est la voie du yogi. C'est la voie de l'intellect, la voie des
hommes n°3. Ici, le cœur et le corps ne doivent pas être particulièrement forts,
sinon il pourrait y avoir un empêchement à cette voie.
« Mais en dehors de ces trois voies, qui ne sauraient convenir à tous, il en est une quatrième.
« La différence fondamentale entre les trois voies du fakir, du moine, du yogi ,
et la quatrième, est que les trois premières sont liées à des formes
permanentes, qui ont subsisté presque sans changement au cours de longues
périodes historiques. Leur base commune est la religion.
Les écoles de yogis diffèrent peu, extérieurement, des écoles religieuses. De
même pour les divers ordres ou confréries de fakirs qui, au cours de (histoire,
ont existé et existent encore en différents pays. Ces trois voies
traditionnelles sont des voies permanentes, dans les limites de nos temps
historiques.
« D'autres voies encore existaient il y a deux ou trois mille ans, mais elles
ont disparu. Quant à celles qui ont subsisté jusqu'à aujourd'hui, elles étaient,
en ce temps-là, beaucoup moins divergentes.
« La quatrième voie diffère des anciennes et des nouvelles en ceci qu'elle n'est
jamais permanente. Elle n'a pas de forme déterminée et il n'y a pas
d'institutions qui lui soient rattachées. Elle apparaît et disparaît, selon les
lois qui lui sont propres.
« La quatrième voie ne va jamais sans un certain travail ayant un sens bien
défini, elle implique toujours une certaine entreprise, qui seule fonde et
justifie son existence.
Lorsque ce travail est fini, c'est-à-dire lorsque le but qu'elle se proposait
est atteint, la quatrième voie disparaît; entendons-nous, elle disparaît de tel
ou tel lieu, elle dépouille telle ou telle forme, mais pour reparaître peut-être
en un autre lieu et sous une autre forme. La raison d'être des écoles de la
quatrième voie est le travail qu'elles exécutent pour l'entreprise que l'on veut
mener à bien. Elles n'existent jamais par elles-mêmes en tant qu'écoles, dans un
but d'éducation ou d'instruction.
« Aucun travail de la quatrième voie ne requiert une aide mécanique. Seul un
travail conscient peut être utile, dans toutes les entreprises de la quatrième
voie. L'homme mécanique ne peut pas fournir de travail conscient, de sorte que
la première tâche des hommes qui entreprennent un pareil travail est de préparer
des assistants conscients.
« Le travail même des écoles de la quatrième voie peut prendre des formes très
variées et avoir des sens très différents. Dans les conditions ordinaires de la
vie, la seule chance de trouver une "voie" est dans la possibilité de rencontrer
un travail de cette sorte à son commencement.
Mais la chance de rencontrer un travail de cette sorte, aussi bien que la
possibilité de profiter de cette chance, dépendent de beaucoup de circonstances
et de conditions.
« Plus vite un homme comprendra le but du travail à exécuter, plus vite il
pourra lui devenir utile, plus vite il en tirera profit.
Mais quel que soit le but fondamental du travail, les écoles n'existent que pour
la durée de ce travail.
Quand il est achevé, les écoles ferment. Les personnes qui avaient été à
l'origine du travail quittent la scène. Celles qui ont appris ce qu'elles
pouvaient apprendre et qui ont atteint la possibilité de continuer sur cette
voie d'une manière indépendante entreprennent alors, sous une forme ou sous une
autre, un travail personnel.
« Mais lorsque l'école ferme, il reste parfois un certain nombre de personnes
qui, ayant gravité autour du travail, en avaient vu l'aspect extérieur et
l'avaient pris pour l'ensemble du travail.
« N'ayant aucun doute sur elles-mêmes, ni sur la justesse de leurs conclusions
et de leur compréhension, elles décident de continuer. Dans ce dessein, elles
ouvrent de nouvelles écoles, enseignent aux autres ce qu'elles ont appris, et
elles leur font les mêmes promesses que celles quelles ont entendu faire. Tout
cela, naturellement, ne peut être qu'une imitation extérieure. Mais lorsque nous
regardons en arrière dans l'histoire, il nous est presque impossible de
distinguer où s'arrête le vrai et où l'imitation commence. En tout cas, presque
tout ce que nous connaissons des diverses écoles occultes, maçonniques et
alchimiques, se rapporte à de telles imitations. Nous ne connaissons
pratiquement rien des vraies écoles, si ce n'est le résultat de leur travail, et
encore, dans la seule mesure où nous sommes capables de le distinguer des
contrefaçons et des imitations.
« Mais ces systèmes pseudo-ésotériques ont aussi leur rôle dans le travail et
les activités des cercles ésotériques. En fait, ils servent d'intermédiaires
entre l'humanité, complètement immergée dans la vie matérielle, et les écoles
qui s'intéressent à l'éducation d'un certain nombre de personnes, aussi bien
dans l'intérêt de leur propre existence que pour le travail de caractère
cosmique qu'elles peuvent avoir à exécuter. L'idée même d'ésotérisme, l'idée
d'initiation, parvient aux gens dans la plupart des cas par des écoles et des
systèmes pseudo-ésotériques; et si ces écoles pseudo-ésotériques n'existaient
pas, la plupart des hommes n'auraient jamais entendu parler de quelque chose de
plus grand que leur vie, parce que la vérité sous sa forme pure est
inaccessible. En raison des nombreuses caractéristiques de l'être de l'homme, et
particulièrement de l'être contemporain, la vérité ne peut parvenir aux hommes
que sous la forme du mensonge. C'est seulement sous cette orme qu'ils sont
capables de la digérer et de l'assimiler. La vérité non dénaturée leur serait
une nourriture indigeste.
« D'ailleurs, un grain de vérité subsiste parfois sous une forme inaltérée dans
les mouvements pseudo-ésotériques, dans les religions d'église, dans les écoles
d'occultisme et de théosophie. Il peut se conserver dans leurs écrits, leurs
rituels, leurs traditions, leurs hiérarchies, leurs dogmes et leurs règles.
« Les écoles ésotériques - je ne parle plus des écoles pseudo ésotériques - qui
existent peut-être dans certains pays d'Orient, sont difficiles à trouver, parce
qu'elles s'abritent d'ordinaire là-bas dans des monastères ou des temples. Les
monastères thibétains ont habituellement la forme de quatre cercles
concentriques, ou de quatre cours séparées par de hautes murailles. Les temples
hindous, surtout ceux du Sud, sont bâtis sur le même plan, mais en forme de
carrés contenus les uns dans les autres.
Les fidèles ont accès à la première cour extérieure, et quelquefois aussi, par
exception, les adeptes d'autres religions et les Européens. A la seconde cour
ont accès seulement certaines castes et certains privilégiés. A la troisième
cour n'ont accès que les desservants du temple; et, à la quatrième, que les
prêtres et les brahmanes. Des organisations analogues, à quelques détails près,
existent partout, et elles permettent aux écoles ésotériques d'exister sans être
reconnues. Parmi des douzaines de monastères, il n'y a qu'une école. Mais
comment la reconnaître ? Si vous y entrez, vous ne serez admis qu'à l'intérieur
de la première cour; seuls les élèves ont accès à la seconde cour.
Mais cela, vous ne le savez pas, on vous dit qu'ils appartiennent à une caste
spéciale. Quant à la troisième et à la quatrième cour, vous ne pouvez même pas
soupçonner leur existence. Vous pourriez, en principe, constater un tel ordre
dans tous les temples; cependant, vous n'avez aucune possibilité de distinguer
un temple ou un monastère ésotérique d'un temple ou d'un monastère ordinaire, si
on ne vous le dit pas.
« L'idée d'initiation, lorsqu'elle nous parvient à travers des systèmes
pseudo-ésotériques, nous est transmise sous une orme complètement erronée. Les
légendes relatives aux rites extérieurs de l'initiation se sont créées sur des
bribes d'informations concernant les Mystères anciens.
Les Mystères constituaient, pour ainsi dire, une voie sur laquelle étaient
données, parallèlement à une longue et difficile série d'études, des
représentations théâtrales d'une sorte particulière, qui dépeignaient sous une
forme allégorique le processus entier de l'évolution de l'homme et de l'univers.
« Les passages d'un niveau d'être à un autre étaient marqués par des cérémonies
de présentation d'une nature spéciale - les initiations. Mais aucun rite ne peut
entraîner un changement d'être. Les rites ne peuvent marquer qu'un passage
franchi, un accomplissement. Et ce n'est que dans les systèmes
pseudo-ésotériques, où il n'y a rien d'autre que ces rites, que l'on se met à
leur attribuer une signification indépendante. On suppose qu'un rite, en se
transformant en sacrement, transmet ou communique certaines forces à l'initié.
De nouveau, cela relève de la psychologie d'une voie d'imitation. Il n'y a pas,
et il ne peut avoir, d'initiation extérieure. En réalité, chacun doit s initier
soi-même. Les systèmes et les écoles peuvent indiquer les méthodes et les voies,
mais aucun système, aucune école ne peut faire pour l'homme le travail qu'il
doit faire lui-même. Une croissance intérieure, un changement d'être, dépendent
entièrement du travail qu'il faut faire sur soi.
p453 - Ce fut la dernière visite de G. à Saint-Pétersbourg.
J'essayai de lui parler des événements imminents. Mais il ne me dit rien de
précis, et je demeurai dans l'incertitude quant à ce que j'avais à faire.
Un événement exceptionnel se produisit lors de son départ. Nous l'avions tous
accompagné à la gare de Nicolaevsky. G. était avec nous sur le quai, près du
wagon, et nous parlions. Il était tel que nous l'avions toujours connu.
Après le second coup de cloche, il monta dans son compartiment et apparut à la
fenêtre.
Un autre homme, c'était un autre homme !
Il n'était plus celui que nous avions accompagné au train. En l'espace de ces
quelques secondes, il avait changé. Mais comment dire où était la différence ?
Sur le quai, il était comme tout le monde, mais, de la fenêtre du wagon, un
homme d'un tout autre ordre nous considérait. Un homme dont chaque regard,
chaque mouvement, était empreint d'une importance exceptionnelle et d'une
dignité incroyable, comme s'il était tout à coup devenu un prince régnant, ou le
souverain de quelque royaume inconnu, regagnant ses états, et dont nous étions
venus saluer le départ.
Certains d'entre nous ne se rendirent pas clairement compte, au moment même, de
ce qui se passait, mais nous vécûmes tous, émotionnellement, quelque chose qui
transcendait le cours ordinaire de la vie. Cela ne dura que quelques secondes.
Le troisième coup de cloche suivit presque immédiatement le second et le train
s'ébranla.
Je ne me rappelle pas qui parla le premier de cette "transfiguration" de G.,
lorsque nous fûmes restés seuls, mais il se trouva que chacun de nous l'avait
remarquée, bien que nous n'ayons pas tous réalisé, au même degré, son caractère
extraordinaire. Mais tous, sans exception, nous avions senti quelque chose qui
touchait au miraculeux.
G. nous avait expliqué autrefois que, si l'on possédait à fond l'art de la
plastique, on pouvait complètement changer sa propre apparence. Il avait dit la
possibilité de donner à ses traits beauté ou hideur, de forcer les gens à vous
remarquer, ou encore la possibilité de devenir positivement invisible.
Que s'était-il donc passé ? C'était peut-être un cas exemplaire de cette
"plastique".
Mais l'histoire n'est pas finie. Dans le même wagon que G. était monté A-off, un
journaliste connu qui quittait ce jour-là Saint-Pétersbourg pour un voyage
d'enquête (c'était juste avant la révolution). Il avait sa place dans le même
compartiment. Nous faisions nos adieux à G. à l'une des extrémités du wagon,
tandis qu'à l'autre un groupe prenait congé d'A-off.
Je ne connaissais pas A-off personnellement, mais parmi ceux qui le regardaient
partir se trouvaient quelques-uns de mes amis; deux ou trois d'entre eux étaient
venus à nos réunions, et ils allaient d'un groupe à l'autre.
Quelques jours plus tard, le journal dont A-off était le correspondant publia un
article intitulé "En chemin", où il relatait ses pensées et ses impressions de
voyage.
Dans son compartiment se trouvait un Oriental étrange et il avait été frappé par
l'extraordinaire dignité de cet homme, qui tranchait si nettement sur la masse
des spéculateurs affairés dont le wagon était plein; il les regardait exactement
comme si ces gens n'avaient été pour lui que de petites mouches. A-off supposait
qu'il devait être un et "roi du pétrole" de Bakou, et au cours de la
conversation qu'il eut ensuite avec lui, certaines phrases énigmatiques
renforcèrent encore sa conviction que c'était là un homme dont les millions
s'amoncelaient pendant son sommeil, et qui regardait de très haut les gens
affairés à gagner leur vie, ou à faire de l'argent.
"Mon compagnon de voyage, écrivait A-off, se tenait â l'écart, silencieux c'était un
persan ou un Tartare, coiffé d'un bonnet d'astrakan d'une certaine valeur. Il
tenait sous le bras un roman français. Il buvait du thé, faisant refroidir
soigneusement son verre sur la petite table devant la fenêtre. Parfois, avec le
plus grand mépris, il laissait tomber un regard sur ses voisins bruyants et
gesticulants. Ceux-ci le considéraient avec une grande attention, si ce n'est
avec un respect mêlé de crainte. Ce qui m'intéressa le plus, c'est qu'il
semblait être du même type oriental du Sud que le reste des voyageurs, une bande
de vautours ayant pris leur vol pour aller déchiqueter quelque charogne.
Il avant le teint basané, les yeux d'un soir de jars, et une moustache comme
celle de Zelim-Khan.. Pourquoi donc évite-t-il et méprise-t-il ainsi sa propre
chair et son propre sang ? Mais j'eus la chance de pouvoir le faire parler :
-Ils se font beaucoup de souci, dit-il.
Dans son visage olivâtre, imperturbable, ses yeux noirs, empreints d'une
politesse toute orientale, souriaient faiblement.
Il se tut un instant et reprit :
-Oui, il y a aujourd'hui en Russie quantité d'affaires dont un homme intelligent
pourrait tirer beaucoup d'argent.
Et après un nouveau silence, il expliqua :
- Après tout, c'est la guerre. Chacun veut devenir millionnaire.
Dans son ton, qui était tranquille et froid, il me semblait surprendre une sorte
de vantardise fataliste et barbare qui approchait du cynisme, et je lui demandai
brusquement :
- Et vous ?
- Quoi? répliqua-t-il.
- Ne désirez-vous pas, vous aussi, devenir millionnaire ?
Il répondit d'un geste vague et quelque peu ironique. Il me sembla qu'il n'avait
pas entendu ou pas compris, et je répétai :
- N'êtes-vous pas avide de profit, vous aussi ?
Il sourit d'une manière particulièrement calme, et répondit avec gravité :
-Nous tirons profit de tout. Rien ne saurait l'empêcher. Guerre ou pas guerre,
c'est toujours la même chose pour nous. Nous profitons toujours.
- Mais de quoi donc trafiquez-vous ?
- De l'énergie solaire..."
G. voulait naturellement parler du travail ésotérique, de "l'acquisition" de la
connaissance, et de la formation des groupes. Mais A-off comprit qu'il parlait
du "pétrole".
Et il concluait ainsi le passage consacré dans son article au "roi du pétrole".
"J'aurais été curieux de prolonger la conversation, et de connaître davantage la
psychologie d'un homme dont le capital dépend entièrement de l'ordonnance du
système solaire - qui ne paraît jamais devoir être bouleversée - et dont les
intérêts, pour cette raison, semblent placés bien au-dessus de la guerre et de
la paix... »
Un détail avait particulièrement surpris quelques-uns d'entre nous : le "roman
français" de G. A-off l'avait-il inventé ou bien G. lui avait-il fait "voir", ou
soupçonner, un roman français dans le petit volume jaune, ou peut-être même pas
jaune, qu'il tenait à la main? Car G. ne lisait pas le français.
p481 - J'ai toujours un étrange sentiment quand j'évoque ce premier séjour à
Essentuki. Nous y passâmes en tout six semaines; mais cela me semble tout à fait
incroyable à présent, et chaque fois qu'il m'arrive d'en parler à l'un de ceux
qui étaient là-bas, il a peine lui aussi à se représenter que cela ne dura que
six semaines. Même en six ans, il serait difficile de trouver place pour tout ce
qui serapporte à cette période, tant elle fut remplie.
G. s'était installé dans une petite maison aux abords du village, et la moitié
d'entre nous, parmi lesquels j'étais, vivaient avec lui; les autres arrivaient
dans la matinée et restaient là jusqu'à une heure avancée. Nous allions nous
coucher très tard et nous levions très tôt.
Nous dormions quatre heures, ou tout au plus cinq. Nous faisions tous les
travaux du ménage, et le reste du temps était occupé par des exercices dont je
parlerai plus loin. A diverses reprises, G. organisa des excursions à Kislovodsk,
Jeleznovodsk, Pyatigorsk, Beshtau, etc...
G. surveillait la cuisine et souvent préparait lui-même les repas. Il se révéla
un cuisinier hors pair : il connaissait des centaines de recettes orientales, et
chaque jour, il nous régalait de nouveaux mets thibétains, persans, ou autres.
Je n'ai pas l'intention de décrire tout ce qui eut lieu à Essentuki; il y
faudrait un livre entier. G. nous menait à vive allure, sans perdre une seule
minute. Il nous donna maintes explications, au cours de nos promenades dans le
parc municipal, à l'heure de la musique, ou pendant nos travaux ménagers.
Au cours de notre bref séjour, G. développa pour nous le plan du travail entier.
Il nous montra les origines de toutes les méthodes, de toutes les idées, leurs
liens, leurs relations mutuelles et leur direction. Beaucoup de choses
demeuraient obscures pour nous, beaucoup d'autres n'étaient pas prises dans leur
vrai sens, bien au contraire quoi, qu'il en soit, nous reçûmes des directives
générales que l'estimais pouvoir nous guider par la suite.
Toutes les idées que nous apprîmes à connaître à cette époque nous mirent en
face de quantité de questions concernant la réalisation pratique du travail sur
soi, et bien entendu, elles provoquaient entre nous de nombreuses discussions.
G. y prenait toujours part et nous expliquait alors divers aspects de
l'organisation des écoles.
- Les écoles s'imposent, dit-il un jour, d'abord en raison de la complexité de
la structure humaine. Un homme est incapable de garder le contrôle de tout
lui-même, c'est-à-dire de ses différents côtés - seules peuvent le faire des
écoles, des méthodes d'école, une discipline d'école. L'homme est beaucoup trop
paresseux. Il fera presque tout sans l'intensité nécessaire, ou il ne fera rien,
tout en s'imaginant qu'il fait quelque chose; il travaillera avec intensité à
quelque chose qui n'en demande pas et laissera passer les moments où l'intensité
s'impose. Dans ces moments-là, il se ménage, il craint de faire quoi que ce soit
de désagréable. Jamais il n'atteindra par lui-même l'intensité voulue. Si vous
vous êtes observé de la bonne manière, vous serez d'accord avec ce que je viens
de dire.
Qu'un homme s'impose une tâche quelconque, il commence très vite à être
indulgent envers lui-même. Il essaie d'accomplir sa tâche avec le moins
d'efforts possible : cela n'est pas du travail. Dans le travail, seuls comptent
les sur-efforts, au-delà de la normale, au-delà du nécessaire Les efforts
ordinaires ne comptent pas.
- Qu'entendez-vous par sur-efforts ? demanda quelqu'un.
- Cela signifie un effort au-delà de celui qui est nécessaire pour atteindre un
but donné. Représentez-vous que j'aie marché toute une journée et que le sois
très fatigué. Le temps est mauvais, il pleut, il fait froid. Le soir, j'arrive à
la maison. J'ai peut-être fait plus de 40 kilomètres.
A la maison le souper est prêt; il fait bon et l'atmosphère est agréable. Mais
au lieu de me mettre à table, je sors de nouveau sous la pluie et décide de ne
pas rentrer avant d'avoir fait encore 4 ou 5 kilomètres. Voilà ce qu'on peut
appeler un sur-effort. Tant que je me hâtais vers la maison, c'était simplement
un effort : cela ne compte pas. je rentrais; le froid, la faim, la pluie - tout
cela portait mes pas. Dans le second cas, je marche parce que l'ai moi-même
décidé de le faire. Mais cette sorte de sur-effort devient encore plus difficile
lorsque ce n'est pas moi qui le décide, lorsque j'obéis à un maître qui, au
moment où je m'y attends le moins, exige de moi des efforts neufs, alors que
j'estimais en avoir assez fait pour la journée.
"Une autre forme de sur-effort consiste à effectuer n'importe quelle sorte de
travail à une allure plus rapide que sa nature ne l'exige. Vous êtes occupés à
quelque chose - disons, vous êtes en train de faire la lessive ou de couper du
bois. Vous en avez pour une heure. Faites-le en une demi-heure : ce sera un sur-effort.
"Mais dans la pratique, un homme ne peut jamais s'imposer à lui-même des
sur-efforts consécutifs ou de longue durée; cela exige la volonté d'une autre
personne qui n'ait aucune pitié et qui possède une méthode.
"Si l'homme était capable de travailler sur lui-même, tout serait très simple et
les écoles seraient inutiles. Mais il ne le peut pas, et il faut en chercher les
raisons dans les profondeurs mêmes de sa nature. Je laisserai de côté pour le
moment son manque de sincérité envers lui-même, les perpétuels mensonges qu'il
se fait, et ainsi de suite - et je rappellerai seulement la division des
centres. Cela suffit à rendre impossible à l'homme un travail sur soi
indépendant. Vous devez comprendre que les trois principaux centres -
intellectuel, émotionnel et moteur - sont interdépendants, et que, chez un homme
normal, ils travaillent toujours simultanément. C'est précisément ce qui
constitue la difficulté majeure dans le,travail sur soi.
Que signifie cette simultanéité ? Cela signifie que tel travail du centre
intellectuel est lié à tel autre travail des centres émotionnel et moteur -
c'est-à-dire qu'une certaine sorte de pensée est inévitablement liée à une
certaine sorte d'émotion (ou d'état d'esprit ), et à une certaine sorte
de mouvement (ou de posture), et que l'une déclenche l'autre; autrement dit, que
telle sorte d'émotion (ou d'état d'esprit) déclenche tels mouvements ou
attitudes, et telles pensées, de même qu'une certaine sorte de mouvements ou de
postures déclenche certaines émotions, ou états d'esprit, etc... Toutes les
choses se tiennent, et il n'en est pas une qui puisse exister sans une autre.
« Maintenant, imaginez qu'un homme décide de penser d'une façon nouvelle. Il
n'en continue pas moins à sentir de la vieille façon. Supposez qu'il éprouve de
l'antipathie pour R. (il désigna l'un de nous). Cette antipathie pour R. fait
aussitôt se lever de vieilles pensées, et il oublie sa décision de penser d'une
façon nouvelle. Ou bien, imaginez qu'il ait coutume de fumer des cigarettes
chaque fois qu'il veut penser. C'est là une habitude motrice. Il décide de
penser d'une façon nouvelle. Il commence par fumer une cigarette - et retombe
aussitôt dans sa pensée routinière, sans même s'en rendre compte. Le geste
habituel d'allumer une cigarette a déjà ramené ses pensées à leur ancien
diapason. Vous devez vous rappeler qu'un homme ne peut jamais par lui-même
détruire de tels liens. La volonté d'un autre est nécessaire, et le bâton est
nécessaire. Tout ce que peut faire un homme qui désire travailler sur lui-même,
dès qu'il parvient à un certain niveau, c'est d'obéir.
Il ne peut rien faire par lui-même.
« Plus que toute autre chose, il a besoin d'être constamment observé et
contrôlé. Il ne peut pas s'observer lui-même constamment. Aussi a-t-il besoin de
règles strictes, dont l'accomplissement demande d'abord une certaine sorte de
rappel de soi, et qui par la suite lui apportent une aide dans sa lutte contre
les habitudes. L'homme seul ne peut pas se les imposer. Dans la vie, tout
s'arrange toujours beaucoup trop confortablement pour permettre à l'homme de
travailler. Dans une école, l'homme n'est plus seul, et le choix de ses
compagnons ne dépend même pas de lui; il est parfois très difficile de vivre et
de travailler avec eux - le plus souvent, d'ailleurs, dans des conditions
inconfortables et inaccoutumées. Cela crée une tension entre lui et les autres.
Et cette tension, elle aussi, est indispensable, parce qu'elle émousse peu à peu
les angles.
« Le travail sur le centre moteur ne peut donc être organisé de manière
convenable que dans une école.
Comme je l'ai déjà dit, le travail incorrect, isolé ou automatique, du centre
moteur prive les autres centres de soutien; c'est lui qu'ils suivent alors
involontairement.
L'unique possibilité de les faire travailler d'une manière nouvelle est donc le
plus souvent de commencer par le centre moteur, c'est-à-dire par le corps. Un
corps paresseux, automatique, et plein de stupides habitudes, stoppe toute
espèce de travail.
- Mais certaines théories, dit l'un de nous, affirment que l'on doit développer
le côté moral et spirituel de sa nature, et que si l'on obtient des résultats
dans cette direction, il n'y aura pas d'obstacles de la part du corps.
Est-ce possible ou non?
- A la fois oui et non, dit G. Tout est dans le "si".
Si un homme atteint la perfection de la nature morale et spirituelle sans
empêchements de la part du corps, le corps ne s'opposera pas aux
accomplissements ultérieurs.
Mais par malheur cela n'arrive jamais, parce que le corps intervient dès les
premiers pas, intervient par son automatisme, par son attachement aux habitudes,
et avant tout par son mauvais fonctionnement. Le développement de la nature
morale et spirituelle sans opposition de la part du corps est théoriquement
possible, mais dans le seul cas d'un fonctionnement idéal du corps. Et qui est
en mesure de dire que son corps fonctionne idéalement ?
« De plus, il y a erreur sur le sens des mots "moral" et "spirituel". J'ai assez
souvent expliqué auparavant que l'étude des machines commence non par celle de
leur "moralité" ou de leur "spiritualité", mais par celle de leur mécanicité et
des lois qui régissent cette mécanicité.
L'être des hommes n° 1, 2 et 3 est l'être de machines qui ont la possibilité de
cesser d'être des machines, mais qui n'ont pas encore cessé d'être des machines.
- Mais n'est-il pas possible pour l'homme d'être immédiatement transporté à un
autre niveau d'être par une vague d'émotion? demanda quelqu'un.
- Je ne sais pas, dit G. De nouveau nous parlons des langages différents. Une
vague d'émotion est indispensable, mais elle ne peut pas changer les habitudes
motrices; par elle-même, elle ne peut pas faire travailler correctement des
centres qui toute leur vie ont fonctionné de travers. Changer ces habitudes,
réparer ces centres, exige un travail spécial, bien défini, et de longue
haleine. Et maintenant vous dites : transporter l'homme à un autre niveau
d'être. Mais de ce point de vue, l'homme n'existe pas pour moi : je ne vois
qu'un mécanisme complexe, composé de diverses parties également complexes.
Une "vague d'émotion" s'empare de l'une de ces parties, mais les autres peuvent
ne pas en être affectées le moins du monde. Il n'y a pas de miracle possible
pour une machine. Il est déjà assez miraculeux qu'une machine soit en mesure de
changer. Mais vous voudriez que toutes les lois soient violées.
- Que dire du bon larron sur la croix ? demanda un autre. Y a-t-il là quelque
chose de valable ou non ?
- C'est sans aucun rapport, répondit G. C'est là l'illustration d'une idée toute
différente. Premièrement, la chose eut lieu sur la croix, c'est-à-dire au milieu
de terribles souffrances auxquelles rien, dans la vie ordinaire, ne saurait être
comparé; deuxièmement, c'était au moment de la mort. Cela se rapporte à l'idée
des dernières émotions et pensées de l'homme au moment de la mort. Dans la vie,
de telles pensées sont fugitives et font aussitôt place aux pensées habituelles.
Aucune vague d'émotion ne peut durer dans la vie, aucune vague d'émotion ne peut
donc provoquer le moindre changement d'être.
« De plus il faut comprendre qu'ici nous ne parlons pas d'exceptions, ni
d'accidents qui peuvent arriver ou ne pas arriver, mais de principes généraux,
de ce qui se passe chaque jour pour chacun. L'homme ordinaire, même s'il
parvient à la conclusion que le travail sur soi est indispensable, est l'esclave
de son corps. Il n'est pas seulement l'esclave de l'activité visible et reconnue
de son corps, mais l'esclave de ses activités invisibles et non reconnues, et ce
sont plus particulièrement ces dernières qui le tiennent en leur pouvoir. Par
suite, quand l'homme décide de lutter pour se libérer, c'est avant tout son
propre corps qu'il doit combattre.
« Je vous parlerai maintenant d'un certain défaut de fonctionnement du corps
qu'il est en tout cas indispensable de corriger. Tant qu'il persiste, aucune
sorte de travail, serait-il moral ou spirituel, ne peut se faire de manière
correcte.
« Vous vous rappellerez que lorsque nous avons parlé du travail de l'"usine à
trois étages", je vous ai expliqué que la plus grande part de l'énergie élaborée
par usine est gaspillée en pure perte, notamment en tension musculaire inutile.
Cette tension musculaire inutile absorbe une énorme quantité d'énergie. Et dans
le travail sur soi, l'attention doit d'abord se porter là.
« A propos du travail de l'usine en général, il est indispensable d'établir que
l'augmentation de la production ne peut avoir aucun sens, tant que le gaspillage
n'a pas été stoppé. Si la production est accrue, alors que le gaspillage reste
non freiné et que rien n'est fait pour y mettre fin, la nouvelle énergie
produite ne fera qu'augmenter ce gaspillage inutile ce qui pourra même donner
naissance à des phénomènes malsains. L'homme doit donc, préalablement à tout
travail physique sur lui-même, apprendre à observer et à sentir sa tension
musculaire; il doit être capable de relâcher les muscles quand cela est
nécessaire, c'est-à-dire avant tout de faire céder la tension inutile des
muscles. »
G. nous enseigna une quantité d'exercices relatifs au contrôle de la tension
musculaire, ainsi que certaines postures adoptées dans les écoles pour la prière
et la contemplation, et qu'un homme ne peut pas prendre s'il ne sait comment
réduire la tension inutile de ses muscles.
Parmi elles se trouvait la posture dite de Bouddha, les pieds reposant sur les
genoux, et une autre, plus difficile encore, qu'il démontrait à la perfection et
que nous n'étions capables d'imiter que très approximativement.
Pour prendre cette dernière posture, G. s'agenouillait, puis s'asseyait sur les
talons (sans chaussures), les pieds étroitement pressés l'un contre l'autre - il
était déjà très difficile de s'asseoir ainsi sur les talons plus d'une minute ou
deux. Après quoi il levait les bras et, les tenant au niveau de ses épaules, il
se penchait lentement en arrière jusqu'au sol et s'y étendait en maintenant ses
jambes pressées sous lui. Étant demeuré couché dans cette position pendant un
certain temps, il se redressait tout aussi lentement, les bras étendus, puis
s'allongeait encore, et ainsi de suite.
Il nous enseigna la relaxation graduelle des muscles, en commençant toujours par
les muscles de la face, et nous donna divers exercices en vue de "sentir" à
volonté les mains, les pieds, les doigts et ainsi de suite. L'idée de la
nécessité dune relaxation musculaire n'était en rien une idée nouvelle, mais
l'explication de G., selon laquelle la relaxation des muscles du corps devait
commencer par ceux de la face, était pour moi tout à fait neuve; je n'avais
jamais rencontré rien de semblable dans les manuels de "yoga" ni dans aucun
ouvrage de physiologie.
L'un des plus intéressants de ces exercices était celui de la "sensation
circulaire", comme G. l'appelait. Un homme s'étend sur le dos. Après avoir
relâché tous ses muscles, il essaie, en concentrant son attention, d'avoir la
sensation de son nez. Dès qu'il y parvient, il reporte son attention sur son
oreille droite; une fois qu'il l'a "sentie", il reporte son attention sur son
pied droit, puis du pied droit sur le gauche, puis sur la main gauche, puis sur
l'oreille gauche, puis de nouveau sur le nez, et ainsi de suite.
Tout cela m'intéressait particulièrement, parce que certaines expériences
m'avaient autrefois amené à la conclusion que les états physiques qui sont liés
à de nouvelles impressions psychiques commencent avec la sensation du pouls dans
tout le corps, ce que nous ne sentons jamais dans les conditions ordinaires; ici
le pouls est immédiatement ressenti dans toutes les parties du corps comme un
seul battement. Au cours de mes expériences personnelles, j'obtenais cette
"sensation" d'une pulsation à travers le corps entier, par exemple à la suite de
certains exercices de respiration combinés avec plusieurs jours de jeûne.
Ces expériences ne me menaient à aucun autre résultat défini, mais je gardais la
profonde conviction que le contrôle sur le corps commence par le contrôle sur le
pouls. Acquérant pour peu de temps la possibilité de régler, accélérer ou
ralentir le pouls, j'étais capable d'accélérer ou de ralentir les battements du
cœur, ce qui, à son tour, me donna d'intéressants résultats psychologiques.
D'une façon générale, je constatai que le contrôle sur le cœur ne pouvait venir
des muscles du cœur eux-mêmes, mais qu'il dépendait du contrôle du pouls
correspondant à la "grande circulation" et G. me avait bien fait comprendre en
précisant que le contrôle sur le le "cœur gauche" dépend du contrôle de la
tension des muscles; or, si nous ne possédons pas ce contrôle, c'est avant tout
en raison de la mauvaise et irrégulière tension des divers groupes de muscles.
Nous avions commencé à pratiquer les exercices de relaxation musculaire et il
nous menèrent à des résultats très intéressants. Ainsi, l'un d'entre nous se vit
soudain en mesure de faire cesser une névralgie douloureuse de son bras. Par
ailleurs, la relaxation musculaire avait un immense retentissement sur le vrai
sommeil, et quiconque faisait sérieusement ces exercices ne tardait pas à
remarquer qu'il dormait beaucoup mieux, tout en ayant besoin de moins d'heures
de sommeil.
p489 - G. nous montra également un exercice tout à fait nouveau pour nous, sans lequel,
selon lui, il était impossible de maîtriser la nature motrice. C'est ce qu'il
appelait l'exercice du "stop". ["stop" extrait du film de Peter Brook
"Meetings with remarkable men"]
- Chaque race, dit-il, chaque époque, chaque nation, chaque pays, chaque classe,
chaque profession possède un nombre défini de poses et de mouvements qui lui
sont propres. Les mouvements et les poses, ou attitudes, étant ce qu'il y a de
plus permanent et de plus immuable dans l'homme, contrôlent sa forme de pensée
comme sa forme de sentiment. Mais l'homme ne fait même pas usage de toutes les
poses et de tous les mouvements qui lui sont possibles. Chacun en adopte un
certain nombre, conformément à son individualité. De sorte que le répertoire de
poses et de mouvements de chaque individu est très imité.
« Le caractère des mouvements et attitudes de chaque époque, de chaque race et
de chaque classe, est indissolublement lié â des formes définies de pensée et de
sentiment.
L'homme est incapable de changer la forme de ses pensées et de ses sentiments
tant qu'il n'a pas changé son répertoire de poses et de mouvements. Les formes
de pensée et de sentiment peuvent être appelées les poses et les mouvements de
la pensée et du sentiment, et chacun en a un nombre déterminé. Toutes les poses
motrices, intellectuelles et émotionnelles sont liées entre elles.
« Une analyse et une étude coordonnées de nos pensées et sentiments d'une part,
de nos fonctions motrices d'autre part, montrent que chacun de nos mouvements,
volontaires ou involontaires, est un passage inconscient d'une pose à une autre,
toutes deux également mécaniqués.
C'est une illusion de croire que nos mouvements soient volontaires. Tous nos
mouvements sont automatiques.
Et nos pensées, nos sentiments le sont tout autant. L'automatisme de nos pensées
et de nos sentiments correspond de façon précise à l'automatisme de nos
mouvements.
L'un ne peut pas être changé sans l'autre. De sorte que si l'attention de
l'homme se concentre, disons, sur la transformation de ses pensées automatiques,
les mouvements et attitudes habituels interviendront aussitôt dans le nouveau
cours de pensée, en lui imposant les vieilles associations routinières.
« Dans les circonstances ordinaires, nous ne pouvons imaginer combien nos
fonctions intellectuelles, émotionnelles et motrices dépendent les unes des
autres; et pourtant, nous n'ignorons pas combien nos humeurs et nos états
émotionnels peuvent dépendre de nos mouvements et de nos poses. Si un homme
prend une pose qui corresponde chez lui à un sentiment de tristesse ou de
découragement, alors il peut être sûr de se sentir très vite triste ou
découragé. Un changement délibéré de pose peut provoquer en lui la peur, le
dégoût, la nervosité, ou au contraire le calme. Mais comme toutes les fonctions
humaines - intellectuelles, émotionnelles et motrices - ont leur propre
répertoire bien défini, et qu'elles réagissent constamment les unes sur les
autres, homme ne peut jamais sortir du cercle magique de ses poses.
« Même si un homme reconnaît ces liens et entreprend de lutter pour s'en
délivrer, sa volonté n'est pas suffisante.
Vous devez comprendre que cet homme a juste assez de volonté pour gouverner un
seul centre pour un bref instant.
Mais les deux autres centres s'y opposent. Et la volonté de l'homme n'est jamais
suffisante pour gouverner trois centres à la fois.
« En vue de s'opposer à cet automatisme et d'acquérir un contrôle sur les poses
et mouvements des différents centres, il existe un exercice spécial. Il consiste
en ceci sur un mot ou un signe, préalablement convenu, du maître, tous les
élèves qui l'entendent ou qui le voient doivent à l'instant même suspendre leurs
gestes, quels qu'ils soient - s'immobiliser sur place dans la position même où
le signal les a surpris. Bien plus, ils doivent non seulement cesser de bouger,
mais garder leurs yeux fixés sur le point même qu'ils regardaient au moment du
signal, garder la bouche ouverte s'ils étaient en train de parler, conserver
l'expression de leur physionomie, et, s'ils souriaient, retenir ce sourire sur
leur visage. Dans cet état de "stop" chacun doit aussi suspendre le flot de ses
pensées et concentrer toute son attention, en maintenant la tension de ses
muscles, dans les différentes parties du corps, au niveau même où elle se
trouvait, et à contrôler tout le temps, en reportant pour ainsi dire son
attention d'une partie du corps sur l'autre. Et il doit demeurer dans cet état
et dans cette position jusqu'à ce qu'un autre signal convenu lui permette de
reprendre une attitude normale, ou jusqu'à ce qu'il tombe de fatigue au point
d'être incapable de conserver plus longtemps l'attitude première. Mais il n'a
aucun droit de changer quoi que ce soit, ni son regard, ni ses points d'appui;
rien. S'il ne peut pas tenir, qu'il tombe - encore faut-il qu'il tombe comme un
sac, sans tenter de se protéger d'un heurt. De même, s'il tenait quelque objet
dans ses mains, il doit le garder aussi longtemps que possible; et si ses mains
refusent de lui obéir et que l'objet lui échappe, ce n'est pas considéré comme
une faute.
« Il appartient au maître de veiller à ce qu'aucun accident n'arrive, par suite
de chutes ou de positions inaccoutumées, et à cet égard les élèves doivent avoir
pleine confiance en leur maître et ne craindre aucun danger.
« Cet exercice et ses résultats peuvent être envisagés de différentes manières.
Prenons d'abord cet exercice du point de vue de l'étude des mouvements et des poses.
il apporte à l'homme la possibilité de sortir du cercle de son automatisme, et
l'on ne peut pas s'en dispenser, surtout au début du travail.
« Une étude de soi non mécanique n'est possible qu'à l'aide du "stop", sous la
direction d'un homme qui le comprenne.
« Essayons de suivre ce qui se passe. Un homme est en train de s'asseoir, ou de
marcher, ou de travailler. Tout à coup, il entend le signal. Aussitôt, le
mouvement commencé est interrompu par ce "stop". Son corps s'immobilise, se fige
en plein passage d'une pose à l'autre, dans une position sur laquelle il ne
s'arrête jamais dans la vie ordinaire.
Se sentant dans cet état, dans cette pose insolite, l'homme, sans le vouloir, se
regarde lui-même sous des angles nouveaux, s'observe d'une manière nouvelle; il
est en mesure de penser, de sentir d'une manière nouvelle, de se connaître
lui-même d'une manière nouvelle. De cette façon, le cercle du vieil automatisme
est brisé. Le corps s'efforce en vain de reprendre une position confortable dont
il a l'habitude; la volonté de l'homme, mise en branle par la volonté du maître,
s'y oppose. La lutte se poursuit - jusqu'à la mort. Mais dans ce cas, la volonté
peut vaincre.
Si l'on tient compte de tout ce qui a été dit précédemment, cet exercice est un
exercice de rappel de soi.
Pour ne pas manquer le signal, l'élève doit se rappeler lui-même; il doit se
rappeler lui-même pour ne pas prendre, dès le premier instant, la position la
plus confortable; il doit se rappeler lui-même en vue de surveiller la tension
des muscles dans les différentes parties de son corps, la direction de son
regard, l'expression de son visage, et ainsi de suite; il doit se rappeler
lui-même en vue de surmonter la douleur parfois très violente qui résulte de la
position inaccoutumée de ses jambes, de ses bras, de son dos, ou bien pour ne
pas avoir peur de tomber, ou de laisser choir quelque chose de lourd sur ses pieds.
Il suffit de s'oublier soi-même un seul instant pour que le corps prenne de
lui-même et presque imperceptiblement une position plus confortable, reportant
son poids d'un pied sur l'autre, relâchant certains muscles et ainsi de suite.
C'est là un exercice simultané pour la volonté, pour l'attention, pour la
pensée, pour le sentiment et pour le centre moteur.
« Mais il faut comprendre que pour mobiliser une force de volonté suffisante
pour maintenir un homme dans une pose inhabituelle, un ordre ou un commandement
du dehors : stop, est indispensable. L'homme ne peut pas se donner à lui-même
l'ordre du stop. Sa volonté s'y déroberait. La raison en est, comme je l'ai déjà
dit, que la combinaison de ses poses habituelles - intellectuelles,
émotionnelles et motrices - est plus forte que la volonté de l'homme. L'ordre de
"stop", portant sur des attitudes motrices et venant du dehors, prend la place
des poses de pensée et de sentiment. Ces poses et leurs effets sont pour ainsi
dire abolis par l'ordre de stop - et en ce cas, les attitudes motrices obéissent
à la volonté.
Peu après, G. commença à mettre en pratique le "stop", - comme nous nommions cet
exercice - dans les circonstances les plus variées.
Tout d'abord, G. nous montra comment "rester figé sur place" instantanément, au
commandement de "stop", et comment essayer de ne plus bouger, de ne plus
regarder de côté, quoi qu'il arrive, de ne plus répondre à quiconque vous
adresse la parole, que ce soit pour vous poser une question ou même pour vous
accuser injustement de quelque chose.
- L'exercice du "stop" est regardé comme sacré dans les écoles, dit-il. Personne
autre que le maître, ou celui qu'il en a chargé, n'a le droit de donner l'ordre
du "stop". Le "stop" ne saurait servir de jeu ni d'exercice entre élèves. Vous
ne connaissez jamais la position dans laquelle se trouve un homme. Si vous ne
pouvez pas sentir à sa place, vous ne pouvez pas savoir quels sont les muscles
qui sont tendus, ni jusqu'à quel point. Parfois, si quelque tension difficile
doit être maintenue, elle peut causer la rupture d'un vaisseau, et même, dans
certains cas, amener la mort immédiate. Par suite, celui-là seul qui est tout à
fait certain de savoir ce qu'il fait peut se permettre de commander un "stop".
« En même temps, le "stop" exige une obéissance inconditionnelle, sans la
moindre hésitation ni le moindre doute. Et cela en fait une méthode invariable
pour étudier la discipline d'école. Celle-ci est quelque chose de tout différent
de la discipline militaire, par exemple. Dans cette dernière, tout est
mécanique, et plus c'est mécanique, mieux cela vaut. Dans la discipline d'école,
au contraire, tout doit être conscient, parce que le but consiste à éveiller la
conscience. Et pour beaucoup de gens, la discipline d'école est bien plus
difficile à suivre que la discipline militaire. Dans celle-ci, tout est toujours
pareil, dans l'autre tout est toujours différent.
« Mais des cas très difficiles se présentent. Je vais vous en raconter un que
j'ai personnellement vécu. C'était en Asie centrale, il y a de nombreuses
années. Nous avions dressé notre tente au bord d'un arik, d'un canal
d'irrigation. Trois d'entre nous étaient en train de transporter des fardeaux
d'une rive de l'arik à l'autre, sur laquelle se trouvait notre tente. Dans le
canal, l'eau nous venait à la ceinture. Nous venions, l'un de mes compagnons et
moi, de grimper sur la berge avec notre charge, et nous nous préparions à nous
rhabiller. Le troisième était encore dans l'arik. Il avait laissé tomber quelque
chose dans l'eau - nous sûmes plus tard qu'il s'agissait d'une hache - et il
était en train de tâter le fond avec un long bâton. A ce moment, nous
entendîmes, venant de la tente, une voix qui commandait: "stop" ! Tous deux,
nous restâmes figés sur la berge, tels que nous étions. Notre camarade se
trouvait juste dans le champ de notre vision. Il se tenait penché sur l'eau, et
dès qu'il entendit le "stop", il demeura dans cette position. Une ou deux
minutes passèrent, et soudain nous vîmes que l'eau du canal montait; sans doute
quelqu'un avait-il ouvert une vanne à deux kilomètres en amont. L'eau s'éleva
très rapidement et atteignit bientôt son menton. Nous ignorions si l'homme de la
tente savait que l'eau montait. Nous ne pouvions pas l'appeler, encore moins
tourner la tête pour voir où il se trouvait - ni même nous regarder l'un
l'autre. Je pouvais seulement entendre mon ami haleter auprès de moi.
L'eau s'élevait très vite et bientôt la tête de l'homme disparut complètement.
Seule émergeait une main, celle qui s'appuyait sur le bâton; seule elle
demeurait visible. Le temps qui s'écoula me parut interminable. Enfin nous
entendîmes : "Assez !". Nous bondimes et tirâmes notre ami hors de l'eau. Il
était presque asphyxié. »
A notre tour, nous ne tardâmes pas à nous convaincre que l'exercice de "stop"
n'était pas une plaisanterie. En premier lieu, il exigeait de nous d'être
constamment en alerte, constamment prêts à interrompre ce que nous faisions ou
disions; ensuite, il demandait parfois une endurance et une ténacité d'une
qualité toute particulière.
Le "stop" nous surprenait à n'importe quel moment de la journée. Un après-midi,
à l'heure du thé, P. qui était assis en face de moi venait de se verser un verre
de thé brûlant et soufflait dessus avant de le porter à ses lèvres.
A ce moment, de la pièce voisine, vint un "stop". Le visage de P., et sa main
tenant le verre, se trouvaient juste sous mon regard. Je le vis devenir pourpre
et notai le petit muscle de sa paupière qui tressaillait. Mais il tenait ferme
son verre, comme s'il s'y cramponnait. Il m'expliqua par la suite que ses doigts
lui avaient fait mal pendant la première minute seulement; après quoi, le plus
difficile avait été de maintenir son bras, qui s'était malencontreusement plié,
ayant été stoppé à mi-chemin dans son mouvement. Mais il avait de grosses
cloques sur les doigts et il en souffrit pendant longtemps.
Une autre fois, un "stop" surprit Z. comme il venait d'aspirer la fumée de sa
cigarette. Il nous avoua plus tard qu'il n'avait jamais rien éprouvé d'aussi
désagréable dans sa vie. Il ne pouvait pas exhaler la fumée et resta ainsi, les
yeux pleins de larmes, la fumée sortant très lentement de sa bouche.
Le "stop" eut une énorme influence sur notre vie et sur notre compréhension du
travail. En premier lieu, l'attitude envers le "stop" montrait avec une
précision incontestable l'attitude de chacun à l'égard du travail.
Ceux qui avaient cherché à esquiver le travail esquivaient le "stop". Autrement
dit, ils n'entendaient pas l'ordre de "stop", ou bien ils disaient qu'il ne les
concernait pas. Ou bien au contraire, ils étaient toujours prêts pour le "stop";
ils ne se permettaient aucun mouvement négligé, ils avaient garde de jamais
tenir de verre de thé chaud dans leur main, ils s'asseyaient et se levaient
précipitamment. Jusqu'à un certain point, il était donc possible de tricher avec
le "stop" mais bien entendu, cela ne pouvait manquer de se voir. On distinguait
ainsi qui se ménageait et qui avait résolu de ne pas se ménager; qui savait
prendre le travail sérieusement, et qui tentait de lui appliquer les méthodes
ordinaires, d'éviter les difficultés, de "s'adapter". De même, le "stop"
montrait lesquels d'entre nous étaient incapables de se soumettre à une
discipline d'école, ou même refusaient de la prendre au sérieux.
Il devenait évident pour nous que sans le "stop" et les autres exercices qui
l'accompagnaient, rien ne pourrait jamais être obtenu par des moyens purement
psychologiques.
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