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Georges Ivanovitch Gurdjieff

Rencontres avec des hommes remarquables

 

Ce livre est censé raconter les années de formation et de recherche de Gurdjieff en grande partie au sein d'un groupe "Les chercheurs de vérités". Ils voyagèrent au Moyen Orient, en Afrique, Asie et Asie centrale. Voici un passage où Gurdjieff atteint le fameux monastère des Sarmoun. Dans cet autre extrait il raconte la mort de Soloviev et l'étonnante manière d'organiser une expédition dans le désert de Gobi.


 

Le monastère des Sarmoun


p183 - Soloviev était devenu mon assistant et nous étions déjà habitués à vivre ensemble comme deux bons frères, lorsque mon ami le derviche Boga-Eddin, dont je n'avais plus eu aucune nouvelle depuis deux ou trois mois, revint enfin. Apprenant que je séjournais au Nouveau-Boukhara, il vint m'y voir dès le lendemain.

Comme je l'interrogeais sur les raisons pour lesquelles son absence avait été si longue, Boga-Eddin répondit :
" Si je suis resté si longtemps absent, c'est que le hasard m'a fait rencontrer, dans une des villes du Haut-Boukhara, un être fort intéressant; et, pour avoir plus souvent l'occasion de le voir et de parler avec lui des problèmes qui me tourmentaient, je me suis arrangé pour lui servir de guide pendant un voyage qu'il entreprit dans le Haut-Boukhara et sur les rives de l'Amou-Daria. C'est avec lui que je suis venu ici.

" Ce vieil homme, continua Boga-Eddin, est membre d'une confrérie, connue parmi les derviches sous le nom de Sarmoun, dont le monastère principal se trouve quelque part au centre de l'Asie.

" Pendant l'une de mes conversations avec cet être extraordinaire, j'ai appris qu'il savait très bien qui tu étais.

" Et je lui ai demandé s'il verrait un inconvénient à ce que tu viennes le voir.

" A ma question, il a répondu qu'au contraire il serait heureux de te recevoir, toi, un homme qui, tout en étant né kafir, avait su acquérir, par une attitude impartiale envers tous les êtres, une âme semblable à la nôtre. "

On nomme kafir, là-bas, tous les étrangers de croyances diverses et notamment tous les Européens qui, estime-t-on, vivent comme des bêtes sans principes, et pour lesquels, intérieurement, il n'est rien de sacré.

Tout ce que me dit Boga-Eddin sur ce vieillard me mit la cervelle à l'envers, et je le suppliai de me le faire rencontrer au plus vite.

Il y consentit tout de suite. Et comme le vieil homme vivait non loin de là chez des amis, à Kichlak, près du Nouveau-Boukhara, nous décidâmes de nous y rendre dès le lendemain.

J'eus plusieurs longues conversations avec ce vieillard.
Au cours d'un dernier entretien, il me conseilla d'aller vivre quelque temps dans son monastère :

" Peut-être, m'expliqua-t-il, parviendras-tu à parler là-bas avec certaines personnes des questions qui t'intéressent, et peut-être finiras-tu par comprendre ainsi ce que tu cherches. "

Il ajouta que, si je voulais y aller, il m'aiderait et trouverait les guides nécessaires, mais à la condition que je fasse le serment solennel de ne jamais révéler à personne l'emplacement de ce monastère.

Bien entendu, je consentis immédiatement à tout, mais je regrettais de quitter Soloviev auquel je m'étais beaucoup attaché, et je demandai à tout hasard si je ne pouvais pas emmener avec moi, dans ce voyage, un de mes bons camarades.

Le vieillard réfléchit et me dit :

" Eh bien, oui, tu le peux. Pourvu, naturellement, que tu te portes garant de sa loyauté et de sa fidélité au serment qu'il devra prêter lui aussi. "

Je pouvais entièrement répondre pour Soloviev, car au cours de notre amitié il m'avait prouvé qu'il savait tenir une parole.

Après avoir tout envisagé, il fut convenu que nous nous trouverions un mois plus tard, jour pour jour, sur les bords du fleuve Amou-Daria, près des ruines de Yeni-Hissar; des gens que nous devions reconnaître à un mot de passe viendraient nous y chercher, et nous serviraient de guides jusqu'au monastère.

A la date fixée, nous arrivâmes, Soloviev et moi, devant les ruines de la forteresse de Yeni-Hissar; et le jour même vinrent nous y rejoindre quatre Kara-Kirghiz que l'on avait envoyés à notre rencontre.

Après le cérémonial d'usage, nous mangeâmes ensemble. A la tombée du jour, ils exigèrent de nous de renouveler le serment, nous mirent un bashlik sur les yeux et nous hissèrent en selle. Puis nous partîmes.

Pendant tout le voyage, fidèlement et consciencieusement, nous tînmes la parole que nous leur avions donnée de ne pas regarder ni chercher à savoir où nous allions et quels endroits nous traversions.

La nuit, dans les passes, ou parfois encore quand nous mangions dans des endroits retirés, on dénouait le bashlik qui couvrait nos yeux.

[...]

p188 - [...] En nous approchant, il nous fut possible de reconnaître une sorte d'édifice fortifié, tel que l'on peut en rencontrer sur les bords de l'Amou-Daria ou du Piandje, mais plus grand.
Ces bâtiments étaient entourés de hautes murailles.

Nous atteignîmes enfin la première porte, où nous fûmes reçus par une vieille femme à laquelle nos guides transmirent un message ; après quoi ils disparurent par la même porte.

Nous restâmes seuls avec la vieille femme. Sans se presser, elle nous conduisit dans l'une des pièces, pareilles à des cellules, qui étaient disposées autour d'une petite cour, nous désigna les deux lits qui s'y trouvaient, et sortit.

Bientôt un vénérable vieillard vint nous y rejoindre. Il ne nous posa aucune question, mais il nous parla très aimablement en langue turque, comme si nous avions été de bons vieux amis. Il nous montra où était chaque chose, et nous annonça que les premiers temps on nous apporterait nos repas. En partant, il nous conseilla de nous reposer, mais ajouta que, si nous n'étions pas fatigués, nous pouvions sortir et nous promener dans les environs. Bref, il nous fit comprendre que nous étions libres de vivre comme bon nous semblerait.

Comme nous nous sentions vraiment très fatigués du voyage, nous préférâmes nous reposer un peu et nous nous mîmes au lit.

Je dormis comme un mort, et fus réveillé par un jeune garçon qui frappait pour nous apporter le samovar avec le thé vert, et le repas du matin, consistant en galettes de maïs chaudes avec du fromage de brebis et du miel.

Je voulais demander au jeune garçon de m'indiquer un endroit où l'on pouvait se baigner; malheureusement, il ne parlait que le pshenzi et je ne connaissais pas un traître mot de cette langue, si ce n'est quelques injures.

Soloviev était sorti; il revint au bout de dix minutes.
Lui aussi avait dormi profondément, s'était réveillé tard dans la nuit et, ne voulant déranger personne, était resté tranquillement dans son lit en répétant des mots tibétains.
Au lever du soleil, il était sorti pour voir les environs; mais lorsqu'il avait voulu franchir la porte, une vieille femme l'avait appelé et lui avait fait signe d'entrer dans une petite maison située dans un coin de la cour.

Il pensait qu'elle allait lui défendre de sortir; mais lorsqu'il entra dans la maison, il comprit que cette bonne vieille voulait simplement lui offrir du lait frais tiré. Après lui avoir donné à boire, elle l'aida même à ouvrir le portail.

Comme personne ne venait nous voir, nous décidâmes, après le thé, d'aller nous promener et d'explorer les environs.
Tout d'abord nous longeâmes les hautes murailles qui entouraient la forteresse.

En plus de la porte par laquelle nous étions entrés, il y en avait une autre, plus petite, du côté nord-ouest.

Il régnait partout un silence presque terrifiant, que rompait le bruit monotone d'une cascade lointaine, et parfois le cri des oiseaux.

C'était une chaude journée d'été. L'air était étouffant. On n'avait envie de rien. Le paysage grandiose qui nous entourait ne nous intéressait pas; seul le bruit de la cascade nous attirait, nous ensorcelait.

Sans avoir échangé une parole, nous approchâmes, Soloviev et moi, de la cascade, qui devint par la suite notre lieu de prédilection.

Ni ce jour-là ni le suivant, personne ne vint nous voir.
Mais trois fois par jour on nous apportait à manger du laitage, des fruits secs, du poisson - des truites mouchetées - et l'on nous changeait le samovar presque toutes les heures.

Tantôt nous restions étendus sur nos lits, tantôt nous sortions et allions apprendre des mots tibétains au son monotone de la cascade.

Pendant ces deux jours, nous ne rencontrâmes personne, ni en chemin ni à la cascade. Une seule fois, comme nous étions assis sur ses bords, passèrent quatre jeunes filles qui tournèrent les talons dès qu'elles nous aperçurent, et disparurent par la petite porte que nous avions remarquée sur le côté nord-ouest.

Le troisième jour au matin, j'étais assis dans un coin ombragé et Soloviev, par ennui, avait entrepris de déterminer, au moyen de petits morceaux de bois qu'il venait de couper à cette intention, la hauteur des sommets neigeux qui se trouvaient en face de nous. Soudain nous vîmes accourir le jeune garçon qui nous avait apporté notre premier repas.
Il tendit à Soloviev une feuille de papier pliée sans enveloppe.

Soloviev la prit et, lisant l'adresse Aga Georgi, écrite en lettres sartes, me la tendit avec étonnement.

Lorsque je dépliai la feuille et reconnus l'écriture, ma vue se troubla, tant c'était inattendu.

Cette écriture, que je connaissais bien, était celle de l'homme qui me fut le plus cher dans ma vie : le prince Loubovedsky.

Le message était écrit en russe, et disait ceci :

" Mon cher enfant ! J'ai cru que j'allais m'évanouir quand on m'a dit que tu étais ici. Je suis désolé de ne pouvoir venir immédiatement te serrer dans mes bras. Je dois attendre que tu viennes toi-même vers moi.

" Je suis au lit. Tous ces jours-ci, je ne suis pas sorti et n'ai parlé à personne. Je viens seulement d'apprendre ton arrivée.
Que je suis heureux à la pensée de te revoir tout à l'heure ! Je suis doublement heureux, car le fait que tu sois venu seul, sans mon aide ni celle de nos amis communs (je l'auras su), me montre que pendant tout ce temps tu n'as pas dormi. Viens vite, nous parlerons de tout.
Je sais que tu es là avec un compagnon. Bien que je ne le connaisse pas, je serai heureux de l'embrasser comme ton ami. "

Je n'avais pas fini de lire que je m'élançai, faisant signe à Soloviev de me suivre.

Je courais sans savoir où, lisant la lettre au vol.
Derrière moi couraient Soloviev et le jeune garçon.

Ce dernier, après avoir traversé la cour où nous habitions, nous conduisit dans une seconde cour et nous fit entrer dans une cellule, où le prince était couché.

Après nous être embrassés et avoir donné libre cours à notre joie, je demandai au prince comment il était tombé malade :

" Auparavant, me dit-il, je me sentais très bien. Il y a deux semaines, après m'être baigné, j'ai voulu couper mes ongles de pieds. Il est probable que, sans m'en rendre compte, je les ai coupés trop court, et comme je marche habituellement nu-pieds, je me suis infecté, et j'ai commencé à souffrir.
" Tout d'abord, je n'y ai pas pris garde : je pensais que cela passerait. Mais cela, empirait de jour en jour. Pour finir, un abcès s'est déclaré la semaine dernière, accompagné d'une fièvre et d'un délire croissants. On m'a forcé à me coucher.
" Les Frères disent que j'ai eu un empoisonnement du sang, et que maintenant tout danger est écarté. D'ailleurs je me sens bien.

" Mais assez parlé de moi. ]e serai bientôt guéri. Raconte-moi plutôt comment tu es parvenu jusqu'ici, par quel miracle... "

Je lui racontai brièvement ma vie pendant les deux années où nous ne nous étions pas vus, les rencontres de hasard que j'avais faites, mon amitié avec le derviche Boga-Eddin, les aventures qui en étaient résultées et comment, pour finir, je me trouvais ici.

Puis je lui demandai pourquoi il avait si brusquement disparu et n'avait pas une seule fois donné de ses nouvelles, me laissant souffrir de cette incertitude, jusqu'à ce que je me sois résigné, le cœur plein d'amertume, à l'idée de l'avoir perdu pour toujours. Et je lui racontai comment, sans regarder à la dépense, j'avais à tout hasard fait dire pour lui une messe funèbre, sans être trop convaincu de son efficacité, mais en pensant que cela lui servirait peut-être.

A mon tour, je lui demandai comment il était venu dans ce monastère, et le prince me répondit :

" La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, à Constantinople, j'étais en proie à une immense fatigue intérieure, une sorte de profonde apathie.

" Pendant mon voyage à Ceylan, et pendant les dix-huit mois qui suivirent, cette fatigue intérieure se transforma peu à peu en un morne découragement qui laissa en moi un grand vide et me détacha de tous les intérêts qui me liaient à la vie.

" Lorsque j'arrivai à Ceylan, je fis la connaissance du célèbre moine bouddhiste A... Nous nous parlâmes souvent, avec une grande sincérité, et le résultat fut que j'organisai avec lui une expédition pour remonter le cours de l'Indus suivant un programme minutieusement fixé et un itinéraire étudié dans les moindres détails, avec l'espoir de parvenir enfin à résoudre les problèmes qui nous préoccupaient tous deux.

" Pour moi personnellement cette tentative était la dernière paille à laquelle je me raccrochais encore. Et lorsque je vis que ce voyage n'était une fois de plus que la poursuite d'un mirage, tout mourut à jamais en moi, et je ne voulus plus rien entreprendre.

" Après cette expédition je retournai par hasard à Kaboul, où je m'abandonnai sans réserve à la nonchalance orientale, existant sans but, sans intérêt, me contentant, par habitude automatique, de retrouver de vieilles connaissances ou de rencontrer quelques nouvelles personnes.

" J'allais souvent chez mon vieil ami l'Aga Khan.

" Les réceptions, chez un homme si riche en aventures, redonnaient un peu de piquant à la vie ennuyeuse de Kaboul.
" Un jour, en arrivant chez lui, j'aperçus parmi les convives un vieux Tamil, assis à la place d'honneur, dans des vêtements qui ne s'accordaient guère avec la maison de l'Aga Khan.

" Après m'avoir souhaité la bienvenue, le khan, voyant ma perplexité, me chuchota très vite que cet homme respectable était un de ses vieux amis, un original, à l'égard duquel il se sentait de grandes obligations, et qui lui avait même une fois sauvé la vie. Il me dit que le vieillard vivait quelque part dans le Nord mais venait parfois à Kaboul, soit pour voir ses proches, soit pour quelque autre affaire, et lui rendait chaque fois visite en passant, ce qui était toujours pour lui, Aga Khan, une joie indescriptible, car il n'avait encore jamais rencontré un homme d'une pareille bonté. Il me conseilla de causer avec lui, ajoutant que, dans ce cas, je devais parler fort, car il était dur d'oreille.

" La conversation, un instant interrompue par mon arrivée, reprit.

" On parlait de chevaux; le vieillard prenait également part à la discussion. Il était clair qu'il se connaissait en chevaux et avait été autrefois un grand amateur.

" On passa ensuite à la politique. On parla des pays voisins, de la Russie, de l'Angleterre; et lorsqu'on nomma la Russie, l'Aga Khan, me désignant, dit d'un ton enjoué :

" Je vous en prie, ne dites pas de mal de la Russie ! Vous pourriez offenser notre hôte russe...

" C'était dit en plaisantant, mais le désir du khan de prévenir une attaque à peu près inévitable contre les Russes était évident. A cette époque, une haine générale des Russes et des Anglais régnait là-bas.

" Puis la conversation tomba, et l'on se mit à causer par petits groupes séparés.

" Je m'entretenais avec le vieillard, qui me devenait de plus en plus sympathique. Parlant avec moi dans la langue locale, il me demanda d'où je venais et si j'étais à Kaboul depuis longtemps.

" Soudain, il se mit à parler russe, avec un fort accent, mais très correctement; il m'expliqua qu'il avait été en Russie, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, et qu'il avait longtemps vécu à Boukhara, où il avait fréquenté de nombreux Russes. C'est ainsi qu'il avait appris la langue. Il ajouta qu'il était très heureux d'avoir l'occasion de parler russe, car, faute de pratique, il commençait à tout oublier.

" Un peu plus tard il me dit que, si cela m'était agréable de parler ma langue natale, nous pourrions partir ensemble; et peut-être lui ferais-je l'honneur, à lui vieillard, d'aller m'asseoir en sa compagnie dans un tchaïkhané où nous pourrions causer.

" Il m'expliqua qu'il avait depuis l'enfance l'habitude et la faiblesse d'aller dans des cafés ou des tchaïkhanés, et qu'à présent, quand il était en ville, il ne pouvait se refuser le plaisir de s'y rendre à ses moments perdus, parce que, me dit-il, en dépit du tumulte et du remue-ménage, nulle part ailleurs on ne pense si bien. Et il ajouta. Sans doute est-ce précisément à cause de ce tumulte et de ce remue-ménage que l'on pense si bien.

" C'est avec le plus grand plaisir que je consentis à l'accompagner. Naturellement pas pour parler russe, mais pour une raison que je ne pouvais m'expliquer.
" Déjà vieux moi-même, je ressentais pour cet homme ce qu'un petit-fils aurait ressenti pour un grand-père bien aimé.

" Bientôt les invités se dispersèrent. Le vieillard et moi partîmes à notre tour, causant en route de mille et une choses.

" Arrivés au café, nous nous assîmes dans un coin, sur une terrasse ouverte, où l'on nous servit du thé vert de Boukhara. A l'attention et aux soins que l'on témoignait au vieillard dans le tchaïkhané, on voyait combien il y était connu et estimé.

" Le vieillard mit la conversation sur les Tadjiks, mais après la première tasse de thé il s'interrompit, et dit :

" Nous ne parlons que de choses futiles. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Et après m'avoir regardé fixement, il détourna les yeux et se tut.

" Le fait d'avoir ainsi interrompu notre conversation, les dernières paroles qu'il avait prononcées, et le regard perçant qu'il m'avait jeté, tout cela me paraissait étrange. Je me disais : Le pauvre ! Sans doute sa pensée est-elle déjà affaiblie par l'âge, il radote ! Et j'étais ému de pitié pour ce vieillard sympathique.

Ce sentiment de pitié se reporta peu à peu sur moi-même. Je songeais que bientôt je radoterais moi aussi, que le jour n'était pas loin où je ne pourrais plus diriger mes pensées, et ainsi de suite.

" J'étais tellement perdu dans le pénible tourbillon de ces réflexions que j'en avais même oublié le vieillard.

" Soudain j'entendis de nouveau sa voix. Les paroles qu'il prononçait dissipèrent d'un coup mes mornes pensées, et me forcèrent à sortir de mon état. Ma pitié fit place à une stupeur comme je n'en avais encore jamais éprouvé :

" Eh ! Gogo, Gogo ! Pendant quarante-cinq ans, tu as fait des efforts, tu t'es tourmenté, tu as peiné sans répit, et pas une seule fois tu n'as pu te décider à travailler de telle manière que, fût-ce pour quelques mois, le désir de ton cerveau devint le désir de ton cœur. Si tu avais pu y parvenir, tu ne passerais pas ta vieillesse dans une solitude comme celle où tu te trouves en ce moment !

" Ce nom de Gogo, qu'il avait prononcé au début, m'avait fait sursauter d'étonnement.

" Comment cet Hindou, qui me voyait pour la première fois, ici, en Asie centrale, pouvait-il connaître ce surnom, que seules ma mère et ma nourrice me donnaient dans mon enfance, soixante ans auparavant, et que personne depuis n'avait jamais répété.

" Tu te représentes ma surprise !

" Je me rappelai aussitôt qu'après la mort de ma femme, quand j'étais encore très jeune, un vieil homme était venu me voir à Moscou.

" Je me demandais si ce n'était pas ce même mystérieux vieillard.

" Mais non - d'abord l'autre était de haute taille et ne ressemblait pas à celui-ci. Ensuite il ne devait plus être en vie depuis longtemps : il y avait quarante et un ans que cela s'était passé et à l'époque il était déjà très vieux.

" Je ne pouvais trouver aucune explication au fait que, de toute évidence, non seulement cet homme me connaissait mais qu'il n'ignorait rien de mon état intérieur, dont j'étais seul à avoir conscience.

" Tandis que toutes ces pensées s'écoulaient en moi le vieillard s'était abîmé dans de profondes réflexions, et il tressaillit lorsque, ayant enfin rassemblé mes forces, je m'exclamai :

" - Qui donc êtes-vous pour me connaître si bien ?

" - Qu'est-ce que cela peut bien te faire en ce moment, qui je suis, et ce que je suis ? Se peut-il que vive encore en toi cette curiosité a laquelle tu dois de n'avoir retiré aucun fruit des efforts de toute ta vie ? Se peut-il qu'elle soit encore assez forte pour que, même en cette minute, tu puisses te donner de tout ton être à l'analyse de ce fait - la connaissance que j'ai de toi - dans le seul but de t'expliquer qui je suis et comment je t'ai reconnu ?


" Les reproches du vieillard me touchaient à l'endroit le plus sensible.

" - Oui, père, tu as raison, dis-je, qu'est-ce que cela peut bien me faire ce qui se passe en dehors de moi, et comment cela se passe ? J'ai assisté à bien des miracles, mais à quoi cela m'a-t-il avancé ?
" Je sais seulement que tout est vide en moi en ce moment, et qu'il pourrait ne pas y avoir ce vide, si je n'étais pas au pouvoir de cet ennemi intérieur, comme tu l'as dit, et si j'avais consacré mon temps, non par à satisfaire cette curiosité de tout ce qui je passe en dehors de moi, main à lutter contre elle.

" Oui... il est maintenant trop tard ! Tout ce qui se passe en dehors de moi doit aujourd'hui m'être indifférent. Je ne veux rien savoir de ce que je t'ai demandé, et je ne veux pas t'importuner davantage.

" Je te prie sincèrement de me pardonner pour le chagrin que je t'ai fait éprouver pendant ces quelques minutes.


" Après cela nous restâmes longtemps assis, absorbés chacun dans nos pensées.

" Finalement, il rompit le silence :

" Il n'est peut-être par trop tard. Si tu sens avec tout ton être qu'en toi tout est réellement vide, je te conseille d'essayer encore une fois.

" Si tu sens très vivement, et te rends compte sans le moindre doute, que tout ce vers quoi tu t'es efforcé jusqu'ici n'est qu'un mirage, et si tu acceptes une condition, j'essaierai de t'aider.

" Cette condition consiste à mourir consciemment à la vie que tu as menée jusqu'ici, c'est-à-dire à rompre une fois pour toutes avec les habitudes automatiquement établies de ta vie extérieure, pour te rendre à l'endroit que je t'indiquerai.


" A vrai dire, que me restait-il à rompre ? Ce n'était même pas une condition pour moi, car, hormis les relations que j'avais avec certaines personnes, plus aucun intérêt n'existait à mes yeux. Quant à ces relations elles-mêmes, j'avais été contraint, pour diverses raisons, de m'obliger à ne plus y penser.

" Je lui déclarai que j'étais prêt à partir sur-le-champ où il faudrait.

" Il se leva, me dit de liquider toutes mes affaires, et, sans ajouter un mot, disparut dans la foule.

" Dès le lendemain, je réglai tout, donnai certains ordres, écrivis quelques lettres d'affaires dans ma patrie, et attendis.

" Trois jours plus tard, un jeune Tadjik vint chez moi, et me dit brièvement :

" On m'a choisi pour vous servir de guide. Le voyage durera un mois. J'ai préparé ceci, ceci et cela...

" Je vous prie de me dire ce qu'il me faut encore préparer, quand vous voulez que je rassemble la caravane, et à quel endroit.


" Je n'avais besoin de rien d'autre, car tout avait été prévu pour le voyage, et je lui répondis que j'étais prêt à me mettre en route dès le lendemain matin; quant à l'endroit du départ, je lui demandai de le désigner lui-même.

" Il me dit alors, toujours aussi laconiquement, qu'il se trouverait le lendemain, à six heures du matin, au caravansérail Kalmatas, situé à la sortie de la ville, dans la direction d'Ouzoune-Kerpi.

" Le lendemain, nous nous mîmes en route avec une caravane qui m'amena ici deux semaines plus tard - et ce que j'ai trouvé ici, tu le verras toi-même.. En attendant, raconte-moi plutôt ce que tu sais de nos amis communs. "

Voyant que ce récit avait fatigué mon vieil ami, je lui proposai de remettre à plus tard notre conversation et lui dis que je lui raconterais tout avec le plus grand plaisir, mais que pour le moment il fallait qu'il se repose, afin de guérir au plus vite.

Tant que le prince Loubovedsky fut obligé de garder le lit nous allions le voir dans la seconde cour, mais dès qu'il se sentit mieux et qu'il put sortir de sa cellule, c'est lui qui vint nous voir. Nous causions chaque jour pendant deux ou trois heures.

Cela continua ainsi pendant deux semaines. Un jour, nous fûmes appelés dans l'enceinte de la troisième cour, chez le cheikh du monastère, qui nous parla avec l'aide d'un interprète. Il nous donna comme instructeur l'un des moines les plus anciens, un vieillard qui avait l'air d'une icône, et qui, au dire des autres Frères, avait deux cent soixante-quinze ans.

Dès lors nous entrâmes pour ainsi dire dans la vie du monastère. Ayant accès presque partout, nous finîmes par bien connaître les lieux.

Au milieu de la troisième cour se dressait une sorte de grand temple, où les habitants de la seconde et de la troisième cour se réunissaient deux fois par jour pour assister aux danses sacrées des grandes prêtresses ou pour écouter de la musique sacrée.

Quand le prince Loubovedsky fut tout à fait guéri, il nous accompagna partout, et nous expliqua tout. Il était pour nous comme un second instructeur.

J'écrirai peut-être un jour un livre spécial sur les détails de ce monastère, sur ce qu'il représentait et sur ce qui s'y faisait. En attendant, je trouve nécessaire de décrire de manière aussi détaillée que possible un étrange appareil que je vis là-bas, et dont la structure produisit sur moi, lorsque je l'eus plus ou moins comprise, une impression bouleversante.

Lorsque le prince Loubovedsky fut devenu notre second instructeur, il demanda un jour, de sa propre initiative, la permission de nous conduire dans une petite cour latérale, la quatrième, nommée la cour des femmes, pour y assister à la classe des élèves dirigée par les prêtresses danseuses qui participaient chaque jour aux danses sacrées du temple.

Le prince, connaissant l'intérêt que je portais en ce temps-là aux lois qui régissent les mouvements du corps et du psychisme humains, me conseilla, tandis que nous regardions la classe, de prêter une attention spéciale aux appareils à l'aide desquels les jeunes candidates étudiaient leur art.

Par leur seul aspect, ces étranges appareils donnaient déjà l'impression d'avoir été faits en des temps très anciens.
Ils étaient en ébène avec des incrustations d'ivoire et de nacre.

Lorsqu'on ne s'en servait pas et qu'on les rangeait ensemble, ils formaient une masse qui rappelait l'arbre vezanelnien avec ses ramifications toutes semblables. A les regarder de plus près, chacun de ces appareils se présentait sous forme d'un pilier lisse, plus haut qu'un homme, fixé sur un trépied, et d'où partaient, en sept endroits, des branches spécialement façonnées. Ces branches étaient divisées en sept segments de dimensions différentes : chacun de ces segments diminuait de longueur et de largeur en raison directe de son éloignement du pilier.

Chaque segment était relié au suivant au moyen de deux boules creuses en ivoire emboîtées l'une dans l'autre. La boule extérieure ne recouvrait pas entièrement la boule intérieure, ce qui permettait de fixer à celle-ci l'une des extrémités d'un segment quelconque de la branche, tandis qu'à la boule extérieure pouvait se fixer l'extrémité d'un autre segment.

Cette sorte de jonction ressemblait à l'articulation de l'épaule de l'homme et permettait aux sept segments de raque branche de se mouvoir dans la direction voulue.

Sur la boule intérieure étaient tracés des signes.

Il y avait trois de ces appareils dans la salle prés de chacun d'eux se dressait une petite armoire, remplie de plaques de métal de forme carrée.

Sur ces plaques étaient également tracés certains signes.
Le prince Loubovedsky nous expliqua que ces plaques étaient des reproductions de plaques d'or pur qui se trouvaient chez le cheikh.

Les experts faisaient remonter l'origine de ces plaques et ces appareils à quelque quatre mille cinq cents ans.

Puis le prince nous expliqua qu'en faisant correspondre les signes tracés sur les boules avec ceux des plaques, les boules prenaient une certaine position, qui commandait à son tour la position des segments.

Pour chaque cas donné, lorsque toutes les boules sont disposées de manière voulue, la pose correspondante se trouve parfaitement définie dans sa forme et son amplitude, et les jeunes prêtresses restent pendant des heures devant les appareils ainsi réglés, pour apprendre à sentir cette pose et à se la rappeler.

Il faut de longues années avant qu'il soit permis à ces futures prêtresses de danser au temple. Seules peuvent y danser les prêtresses âgées et expérimentées. [extraits du film de Peter Brook "Meetings with remarkable men" les danses, D1a, D1b, D2, D3, D4, D5]

Dans ce monastère, tous connaissent l'alphabet de ces poses et, le soir, lorsque les prêtresses dansent dans la grande salle du temple, suivant le rituel approprié à ce jour, les Frères lisent dans ces poses des vérités que les hommes y ont insérées il y a plusieurs milliers d'années.

Ces danses remplissent une fonction analogue à celle de nos livres. Comme nous le faisons aujourd'hui sur le papier, des hommes ont jadis noté dans ces poses des informations relatives à des événements passés depuis longtemps, afin de les transmettre de siècle en siècle aux hommes des générations futures; et ils nommèrent ces danses des danses sacrées.

Celles qui deviennent prêtresses sont pour la plupart des jeunes filles consacrées dés le plus jeune âge, selon le vœu de leurs parents ou pour d'autres raisons, au service de Dieu ou d'un saint.

Ces futures prêtresses entrent au temple dès l'enfance pour y recevoir toute l'instruction et la préparation nécessaires, notamment en ce qui concerne les danses sacrées.

Peu après avoir vu pour la première fois cette classe, j'eus l'occasion de voir danser les véritables prêtresses, et je fus étonné non pas par le sens de ces danses, que je ne comprenais pas encore, mais par l'exactitude extérieure et la précision avec lesquelles elles étaient exécutées.

Ni en Europe ni en aucun des lieux où j'avais observé avec un intérêt conscient cette manifestation humaine automatisée, jamais je n'avais rien rencontré de comparable à cette pureté d'exécution.

Nous vivions dans ce monastère depuis trois mois, et nous commencions à nous acclimater aux conditions existantes, lorsqu'un jour le prince vint à moi d'un air grave. Il me dit que le matin même on l'avait fait appeler chez le cheikh, où il avait trouvé plusieurs des Frères les plus âgés.

" Le cheikh m'a dit, ajouta le prince, qu'il ne me restait que trois ans à vivre et qu'il me conseillait de les passer au monastère Olman, situé sur le versant nord de l'Himalaya, pour mieux employer ce temps à ce qui avait été l'aspiration de toute ma vie.

" Il s'est engagé, si j'y consentais, à me donner toutes les instructions et les directives nécessaires, et à tout arranger pour que mon séjour là-bas soit réellement fécond. Sans la moindre hésitation, j'ai immédiatement donné mon accord et il a été décidé que je partirais dans trois jours, accompagné d'hommes qualifiés.

" Et je veux passer ces derniers jours entièrement avec toi, qui es devenu par hasard l'être le plus proche de moi dans cette vie. "

La surprise me cloua sur place et je restai longtemps hors d'état de prononcer une seule parole. Quand je fus un peu revenu à moi, je lui demandai seulement :

- Est-il possible que ce soit vrai ?

- Oui, répondit le prince, je ne peux rien faire de mieux pour employer le temps qui me reste. Peut-être pourrai-je ainsi rattraper celui que j'ai perdu de manière si inutile et si absurde, alors que pendant de nombreuses années j'ai eu tant de possibilités.

" Nous ferons mieux de ne plus parler de cela, mais d'employer ces trois jours à quelque chose de plus essentiel pour le présent. Quant à toi, continue à penser que je suis mort depuis longtemps; ne m'as-tu pas dit toi-même, à ton arrivée, que tu avais fait célébrer un service pour moi, et que tu t'étais peu à peu résigné à l'idée de m'avoir perdu ? Et maintenant, de même que nous nous sommes retrouvés par hasard, de même, par hasard, nous nous séparerons sans tristesse. "

Peut-être n'était-il pas difficile pour le prince de parler de tout cela avec autant de sérénité; mais pour moi, c'était très dur de me rendre compte que j'allais perdre, et cette fois pour toujours, l'homme qui m'était le plus cher.

Nous passâmes ces trois jours sans nous quitter et parlâmes de toutes sortes de choses. Mais mon cœur était lourd, surtout quand le prince souriait.

A cette vue, mon âme était déchirée, parce que ce sourire était pour moi le signe de sa bonté, de son amour et de sa patience.

Finalement, quand les trois jours furent écoulés, un matin, bien triste pour moi, j'aidai moi-même à charger la caravane qui devait m'enlever à jamais cet homme si bon.

Il me demanda de ne pas l'accompagner. La caravane se mit en marche. Avant de disparaître derrière la montagne, le prince se retourna, me regarda et me bénit trois fois.

Paix à ton âme, saint homme, prince Youri Loubovedsky !

 

La mort de Soloviev

p202 - Peu après notre séjour au monastère principal de la confrérie Sarmoun, Soloviev entra dans le groupe des Chercheurs de Vérité. Comme l'exigeait la règle, je m'étais porté garant de lui. Une fois admis comme membre de ce groupe, il mit la même conscience et la même persévérance à travailler à son propre perfectionnement qu'à participer à toutes les activités générales du groupe.

Il prit une part active à plusieurs de nos expéditions. Et c'est précisément pendant l'une de ces expéditions, en l'an 1898, qu'il mourut, de la morsure d'un chameau sauvage, dans le désert de Gobi.

Je raconterai cet événement dans tous ses détails, non seulement parce que la mort de Soloviev fut très étrange, mais aussi parce que notre manière de nous déplacer dans le désert de Gobi était sans précédent, et que sa description sera très instructive pour le lecteur.

je commencerai mon récit au moment où, après avoir quitté Tachkent, remonté, avec de grandes difficultés, le cours du fleuve Charakchan et franchi plusieurs passes de montagnes, nous arrivâmes à F..., petite localité à la limite des sables du désert de Gobi.

Nous décidâmes, avant de nous engager dans la traversée du désert, de prendre quelques semaines de repos. Profitant de nos loisirs, nous nous mîmes à fréquenter, soit en groupe, soit isolément, les habitants de cette localité. Nous leur posâmes beaucoup de questions et ils nous dévoilèrent toutes sortes de croyances relatives au désert de Gobi.

La plupart de leurs récits affirmaient que des villages,

et même des villes entières, étaient ensevelis sous les sables du désert actuel, avec d'innombrables trésors et richesses ayant appartenu aux peuples qui avaient habité cette région, jadis prospère. L'emplacement de ces richesses, disaient-ils, était connu de certains hommes des villages voisins; c'était un secret qui se transmettait par héritage, sous la foi du serment, et quiconque violait ce serment devait subir, comme beaucoup en avaient déjà fait l'expérience, un châtiment spécial, proportionné à la gravité de sa trahison.

Au cours de ces conversations, il fut plus d'une fois fait allusion à une région du désert de Gobi où, au dire de nombreuses personnes, une grande ville avait été ensevelie.
Quantité d'indices singuliers, qui pouvaient logiquement concorder, intéressèrent très sérieusement plusieurs des nôtres, et surtout le professeur d'archéologie Skridlov.

Après en avoir longtemps discuté entre nous, nous décidâmes de traverser le désert de Gobi, en passant par la région où, selon tous ces indices, devait se trouver la ville ensevelie sous les sables. Nous avions en effet l'intention d'y entreprendre des fouilles, à tout hasard, sous la direction du vieux professeur Skridlov, grand spécialiste en la matière.

Nous établîmes notre itinéraire selon ce plan.

Bien que la région en question ne fût à proximité d'aucune des pistes plus ou moins connues qui traversent le désert de Gobi, nous résolûmes de nous en tenir à l'un de nos vieux principes : ne jamais passer par les sentiers battus ; et sans plus réfléchir aux difficultés qui pourraient se présenter, chacun de nous donna libre cours à un sentiment proche de l'allégresse.

Quand ce sentiment se fut un peu calmé, nous commençâmes à dresser notre plan en détail et nous découvrîmes alors les difficultés démesurées de notre projet, au point de nous demander s'il était même réalisable.

En effet, notre nouvel itinéraire était très long, et paraissait impraticable avec les moyens habituels.

La plus grande difficulté était de s'assurer, pour toute la durée du voyage, des réserves suffisantes en eau et en nourriture, car, même en les calculant au plus juste, il en aurait fallu une telle quantité qu'il n'était pas question de porter nous-mêmes ce fardeau. Quant à utiliser des bêtes de somme, il n'y fallait pas songer, car nous ne pouvions compter sur le moindre brin d'herbe ni la moindre goutte d'eau : nous ne devions pas rencontrer une seule oasis sur notre chemin.

Malgré cela, nous n'abandonnâmes pas notre plan; mais après mûre réflexion, nous décidâmes d'un commun accord de ne rien entreprendre pour le moment, afin de permettre à chacun de nous de consacrer pendant un mois toutes les ressources de son intelligence à trouver une issue à cette situation sans espoir. En outre, il serait donné à chacun les moyens d'aller où il voudrait et de faire ce qu'il voudrait.

La direction de l'affaire était confiée au professeur Skridlov, que nous avions choisi pour chef comme étant le plus âgé et le plus respectable d'entre nous, et qui avait entre autres la charge de notre caisse commune.

Dès le lendemain, nous reçûmes tous une certaine somme d'argent; les uns quittèrent le village, les autres y restèrent et s'organisèrent, chacun selon son plan.

Le prochain lieu de rassemblement devait être un petit village, situé en bordure des sables que nous nous proposions de franchir.

Un mois plus tard, nous nous y retrouvions et installions notre campement sous la direction du professeur Skridlov.
Chacun dut alors présenter un rapport sur la solution qu'il envisageait. L'ordre des rapports était tiré au sort.

Les trois premiers se trouvèrent être: d'abord celui du géologue Karpenko, ensuite celui du docteur Sari-Oglé, et enfin celui du philologue Yelov.

Ces rapports étaient d'un intérêt si palpitant par leur nouveauté, leur originalité de conception, et même leur forme d'expression, qu'ils se sont gravés dans ma mémoire et que je peux encore aujourd'hui les reconstituer presque mot pour mot.

Karpenko commença son discours ainsi :

" Bien que pas un seul d'entre vous, je le sais, n'aime la manière des savants européens, qui au lieu d'aller droit au but vous débitent toute une histoire en remontant presque jusqu'à Adam, la question est cette fois si sérieuse que je trouve nécessaire, avant de vous soumettre mes conclusions, de vous faire connaître les réflexions et déductions qui m'ont amené à ce que je vais vous proposer tout à l'heure. " Il fit une pause, et reprit :

" Le Gobi est un désert dont les sables, comme l'affirme la science, sont de formation tardive.

" Il existe deux hypothèses à ce sujet :

" Ou bien ces sables sont un ancien fond de mer, ou bien ils ont été apportés par les vents du sommet des chaînes rocheuses du Tian-Chan, de l'Hindou-Kouch, de l'Himalaya, et des montagnes qui bordaient autrefois le désert au nord, mais qui ont disparu, usées par le vent au cours des siècles.

" Ayant en vue que nous devons tout d'abord nous soucier d'avoir assez de nourriture pour toute la durée de notre voyage à travers le désert, tant pour nous que pour les animaux que nous jugerons utile d'emmener, j'ai pris en considération ces deux hypothèses à la fois, et je me suis demandé si nous ne pourrions pas faire usage, à cette fin, des sables eux-mêmes.

" Voici comment j'ai raisonné : Si ces sables sont bien un ancien fond de mer, ils doivent nécessairement présenter une couche ou une zone de coquillages divers. Or, comme les coquillages sont constitués par des organismes, ils doivent contenir des substances organiques. Il s'agit donc seulement, pour nous, de trouver le moyen de rendre ces substances assimilables et susceptibles de transmettre ainsi l'énergie nécessaire à la vie.

" Et si les sables de ce désert sont des produits de l'érosion, c'est-à-dire s'ils sont d'origine rocheuse, il a été prouvé de manière incontestable que le terrain de la plupart des oasis bienfaisantes du Turkestan, ainsi que celui des régions voisines de ce désert, a une origine purement végétale, et qu'il est constitué de substances organiques provenant de régions plus élevées.

" S'il en est ainsi, de telles substances ont également dû s'infiltrer, au cours des siècles, dans la masse générale des sables de notre désert, et s'y mêler.

" Puis j'ai pensé que d'après la loi de pesanteur toutes les substances, ou éléments de substances, se groupent toujours selon leur poids, et que dans le cas présent les substances organiques infiltrées, plus légères que les sables d'origine rocheuse, ont également dû se grouper peu à peu pour constituer des couches ou des zones.

" Une fois parvenu à ces conclusions théoriques, j'ai organisé en vue d'une vérification pratique une petite expédition à l'intérieur du désert, et au bout de trois jours de marche j'ai commencé mes recherches.

" J'ai très vite trouvé, à certains endroits, une couche qui, au premier abord, ne se distinguait pas de la masse générale des sables, mais dont une simple observation superficielle décelait l'origine nettement différente.

" L'examen microscopique et l'analyse chimique des éléments distincts de cette matière hétérogène démontrèrent qu'elle se composait de cadavres de petits organismes, et de divers tissus d'origine végétale.

" Après avoir réparti entre les sept chameaux que j'avais à ma disposition un chargement de ce sable, je revins ici, et m'étant procuré, avec l'autorisation du professeur Skridlov, divers animaux, j'entrepris sur eux des expériences.

" Ayant donc acheté deux chameaux, deux yaks, deux chevaux, deux mulets, deux ânes, dix moutons, dix chèvres, dix chiens et dix chats kériskis, je commençai par les affamer, ne leur donnant à manger que la stricte quantité nécessaire pour les maintenir en vie, et peu à peu je mêlai du sable à leur nourriture, en préparant le mélange de diverses manières.

" Pendant plusieurs jours, aucun de ces animaux ne voulut toucher à une seule de ces mixtures; mais au bout d'une semaine d'essais d'une nouvelle préparation, les moutons et les chèvres se mirent à manger avec grand plaisir.

" Je portai alors toute mon attention sur ces animaux.
" Deux jours plus tard, je m'étais pleinement convaincu que les moutons et les chèvres préféraient ce mélange à toute autre nourriture.

" Ce mélange était fait de sept parts et demie de sable, deux parts de mouton haché et une demi-part de sel ordinaire.

" Au début, tous les animaux soumis à mes expériences, y compris les moutons et les chèvres, perdaient quotidiennement de un demi à deux pour cent de leur poids total, mais à partir du jour où les moutons et les chèvres se mirent à manger de ce mélange, non seulement ils cessèrent de maigrir, mais ils grossirent chaque jour de trente à quatre-vingt-dix grammes.

" Grâce à ces expériences, je n'ai personnellement plus aucun doute sur la possibilité d'utiliser ce sable pour nourrir les chèvres et les moutons, à condition de le mélanger en quantité voulue avec de la viande de leur propre espèce.
Aussi puis-je aujourd'hui vous proposer ceci :

" Pour surmonter le principal obstacle que présente notre traversée du désert, il nous faut acheter plusieurs centaines de moutons et de chèvres, et les tuer au fur et à mesure de nos besoins, tant pour assurer notre propre subsistance que pour préparer le mélange destiné aux animaux restants.

" II n'y a pas à craindre de manquer du sable nécessaire, car d'après toutes les données que je possède on pourra toujours en trouver à certains endroits.

" Quant à l'eau, pour s'en constituer une réserve suffisante, il faudra se procurer des vessies ou des estomacs de moutons et de chèvres, en quantité double de celle de nos bêtes, en faire des genres de khourdjines, les remplir d'eau, et charger chaque mouton ou chaque chèvre de deux khourdjines.

" J'ai vérifié qu'un mouton peut aisément et sans dommage porter cette quantité d'eau. En même temps, mes expériences et mes calculs m'ont montré qu'elle suffirait à nos besoins personnels et à ceux de nos bêtes, à condition de l'économiser les deux ou trois premiers jours; après quoi nous pourrons utiliser l'eau des khourdjines portées par les moutons que nous aurons tués. "

Après le géologue Karpenko, le docteur Sari-Oglé fit son rapport.

J'avais rencontré le docteur Sari-Oglé et m'étais lié avec lui cinq ans auparavant.
De famille persane, il était né en Perse orientale, mais avait été élevé en France.

J'écrirai peut-être un jour sur lui un récit détaillé, car il était lui aussi un homme exceptionnel.

Le docteur Sari-Oglé prononça à peu près ce discours :
" Après avoir entendu les propositions de l'ingénieur Karpenko, je ne peux dire qu'une chose : je passe - tout au moins pour la première partie de mon rapport - car je considère qu'on ne saurait rien envisager de mieux. J'en viendrai tout de suite à la seconde partie, je vous décrirai les expériences que j'ai entreprises pour trouver un moyen de surmonter les difficultés de déplacement dans les sables pendant les tempêtes, et je vous ferai part des réflexions qu'elles m'ont inspirées. Et comme les conclusions pratiques auxquelles je suis arrivé en me basant sur des données expérimentales complètent fort bien, à mon avis, les propositions de l'ingénieur Karpenko, j'ai l'intention de vous les soumettre.

" Dans ces déserts, très souvent les vents ou les tempêtes font rage et, tant qu'ils durent, tout déplacement devient impossible pour les hommes aussi bien que pour les animaux, car le vent soulève le sable, l'emporte dans ses tourbillons, et forme des monticules aux endroits mêmes où il y avait des creux un instant auparavant.

" J'ai pensé que notre marche pourrait être entravée par ces tourbillons de sable. L'idée m'est alors venue qu'en raison de sa densité le sable ne peut pas s'élever très haut, et qu'il y a sans doute une limite au-dessus de laquelle le vent ne peut en soulever un seul grain.

" Ces réflexions m'ont amené à tenter de déterminer cette limite hypothétique.

" A cette fin, le commandai ici même, dans le village, une très grande échelle pliante; puis j'allai dans le désert avec un guide et deux chameaux.

" Après une longue journée de marche, je me préparais à camper pour la nuit, lorsque soudain le vent se leva; au bout d'une heure la tempête atteignit une telle violence qu'il nous devint impossible de nous tenir debout, et même de respirer dans cet air saturé de sable.

" Avec de grandes difficultés nous dépliâmes l'échelle que j'avais apportée, et la dressâmes tant bien que mal en nous servant des chameaux. Puis je grimpai.

" Représentez-vous mon étonnement lorsque je constatai qu'à la hauteur de sept mètres à peine, il n'y avait plus un seul grain de sable dans l'air.

" L'échelle avait une bonne vingtaine de mètres. Je n'étais pas arrivé au tiers de sa hauteur que j'émergeais déjà de cet enfer et contemplais un magnifique ciel étoilé, baigné de lune, d'un calme et d'une tranquillité comme on en rencontre peu, même chez nous en Perse orientale. En bas régnait toujours un chaos inimaginable. J'avais l'impression de me tenir sur quelque haute falaise au bord de l'océan, dominant le plus terrible des ouragans.

" Tandis qu'en haut de mon échelle j'admirais la beauté de la nuit, la tempête s'apaisa peu à peu, et au bout d'une demi-heure je pus descendre. Mais, en bas, un malheur m'attendait.

" Bien que la tempête eût diminué de moitié, je vis que l'homme qui m'avait accompagné continuait à marcher avec le vent sur la crête des dunes, comme on a coutume de le faire pendant ces bourrasques, n'emmenant avec lui qu'un seul chameau; l'autre s'était, paraît-il, détaché peu après mon ascension et s'en était allé il ne savait où.

" Quand le jour se leva, nous nous mîmes à sa recherche et aperçûmes bientôt, émergeant de la dune, non loin de l'endroit où l'échelle avait été dressée, un sabot de notre chameau.

" Nous ne nous donnâmes pas la peine de le déterrer, car, de toute évidence, il était mort et déjà trop profondément enseveli. Nous prîmes aussitôt le chemin du retour, avalant notre nourriture tout en marchant pour ne pas perdre de temps. Le soir même, nous étions rentrés au village.

" Dès le lendemain je fis fabriquer, en différentes localités pour ne pas éveiller les soupçons, plusieurs paires d'échasses de différentes dimensions, et, emmenant avec moi un chameau chargé du matériel et des provisions strictement nécessaires, je retournai dans le désert, où je m'exerçai à monter sur les échasses, d'abord sur les plus petites, puis peu à peu sur les plus grandes.

" Il n'était pas si difficile d'avancer sur le sable avec ces échasses, car j'y avais fixé des semelles de fer de mon invention, que je m'étais bien gardé, toujours par prudence, de commander aux mêmes endroits que les échasses.

" Pendant le temps que je passai dans le désert pour m'exercer, j'affrontai encore deux ouragans. L'un d'eux, à vrai dire, n'était pas très violent, mais il eût tout de même été impossible de s'y mouvoir et de s'y orienter avec les moyens ordinaires; et cependant, avec mes échasses, je me promenai librement sur le sable au cours de ces deux ouragans, dans n'importe quelle direction, comme si j'étais dans ma chambre.

" La seule difficulté consistait à ne pas trébucher, car il y a partout des creux et des bosses dans les dunes, surtout pendant les tempêtes. Heureusement, je remarquai que la surface de la couche d'air saturée de sable n'était pas unie, et que ses inégalités correspondaient à celles du terrain.
Aussi la marche sur les échasses m'était-elle considérablement facilitée par le fait que je pouvais clairement distinguer, d'après les contours de cette surface, où finissait une dune, et où commençait l'autre.

" En tout cas, conclut le docteur Sari-Oglé, il nous faut retenir cette découverte - à savoir que la hauteur de la couche d'air saturée de sable a une limite bien définie, et peu élevée, et que la surface de cette couche suit exactement les reliefs et dépressions du sol même du désert - pour pouvoir en tirer parti au cours du voyage que nous projetons. "

Le troisième rapport était celui du philologue Yelov.
Avec la manière très originale qu'il avait de s'exprimer, il commença ainsi :

" Si vous le permettez, Messieurs, je vous dirai la même chose que notre vénérable disciple d'Esculape à propos de la première partie de son projet : je passe. Mais je passe, moi, sur tout ce que j'ai pensé et élucubré depuis un mois.

" Ce que je voulais vous communiquer aujourd'hui n'est que jeu d'enfant en comparaison des idées que viennent de nous exposer l'ingénieur des mines Karpenko et mon ami le docteur Sari-Oglé, aussi distingué par son origine que par ses diplômes.

" Cependant, tout à l'heure, en écoutant les deux orateurs, leurs propositions ont fait surgir en moi une nouvelle idée, que vous trouverez peut-être acceptable, et qui pourrait être utile à la réalisation de notre voyage. La voici :

" Si nous suivons la proposition du docteur, nous allons avoir à nous exercer sur des échasses de différentes tailles; mais celles qu'il nous faudra utiliser pendant le voyage même, et dont chacun de nous emportera une paire, ne devront pas avoir moins de six mètres.

" D'autre part, si nous retenons la proposition de Karpenko, nous aurons nécessairement beaucoup de moutons et de chèvres.

" Je pense que, quand nous n'aurons pas besoin des échasses, nous pourrons très facilement, au lieu de les porter nous-mêmes, les faire porter par nos moutons et nos chèvres.

" Chacun de nous sait qu'un troupeau a l'habitude de suivre le bélier de tête, le meneur. Il suffira donc de diriger les moutons attelés aux premières échasses : les autres iront d'eux-mêmes à leur suite, en une longue file, les uns derrière les autres.

" Tout en nous libérant ainsi de la nécessité de porter nos échasses, nous pourrons encore faire en sorte que le troupeau nous porte nous-mêmes. Dans l'espace ménagé entre les échasses parallèles, longues de six mètres, on pourra aisément disposer sept rangs de trois moutons, soit en tout vingt et un moutons, pour lesquels le poids d'un homme ne compte guère.

" A cette fin, il faudra atteler les moutons entre les échasses de manière à laisser au milieu une place vide, mesurant environ un mètre et demi de long et un mètre de large, où nous installerons une confortable couchette.

" Ainsi, au lieu de souffrir et de suer sous le poids de nos échasses, chacun de nous se prélassera comme Moukhtar Pacha dans son harem, ou comme un riche parasite se pavanant dans son équipage le long des allées du Bois de Boulogne.

" Traversant le désert dans ces conditions, nous pourrons même apprendre en chemin presque toutes les langues dont nous aurons besoin pour nos expéditions futures. "

Après les deux premiers rapports, suivis du brillant finale de Yelov, toute autre suggestion devenait inutile. Nous étions tous si étonnés de ce que nous venions d'entendre que les difficultés s'opposant à la traversée du désert de Gobi nous semblaient tout à coup avoir été exagérées à dessein, ou même inventées de toutes pièces, à l'intention des voyageurs.

Nous en restâmes donc à ces propositions et décidâmes d'un commun accord de cacher pour le moment à tous les habitants du village le voyage que nous projetions de faire dans le désert - ce monde de la faim, de la mort, de l'incertitude.

Nous convînmes de faire passer le professeur Skridlov pour un intrépide marchand russe, venu dans ces parages en vue de mettre sur pied de formidables affaires. Il venait soi-disant acheter des troupeaux de moutons pour les emmener en Russie, où ils ont beaucoup de valeur, alors que sur place on les a pour presque rien, et il avait également l'intention d'exporter de longues, minces et solides pièces de bois à l'usage des manufactures russes, qui en font des cadres pour tendre le calicot. En Russie on ne trouve pas de bois aussi durs. Les cadres fabriqués avec les espèces du pays ne résistent pas longtemps au mouvement continuel des machines et c'est pourquoi les bois de cette qualité y coûtent si cher.
Telles étaient les raisons pour lesquelles l'intrépide marchand s'était embarqué dans cette expédition commerciale des plus risquées.

Après avoir mis au point tous ces détails nous nous sentîmes pleins d'ardeur, parlant de notre voyage avec la même désinvolture que s'il s'était agi de traverser la place de la Concorde à Paris.

Le lendemain, nous nous transportâmes tous au bord d'une rivière, vers l'endroit où elle disparaissait dans les profondeurs insondables du désert, et nous y plantâmes les tentes que nous avions avec nous depuis la Russie.

Bien que l'emplacement de notre nouveau camp ne fût pas très éloigné du village, personne n'habitait là, et il y avait fort peu de chances qu'il prît à quiconque la fantaisie de s'installer aux portes de cet enfer.

Quelques-uns d'entre nous, sous couleur d'obéir aux ordres du pseudo-marchand Ivanov, firent une tournée dans les marchés des environs pour y acheter des chèvres, des moutons et des pièces de bois de différentes tailles.

Bientôt notre camp abrita tout un troupeau de moutons.
Puis vint une période d'entraînement intensif pour apprendre à monter sur les échasses, en commençant par les plus petites pour finir par les plus hautes. Et au bout de douze jours, par une belle matinée, notre extraordinaire cortège s'enfonça dans le désert au milieu du bêlement des moutons et des chèvres, de l'aboiement des chiens, du hennissement des chevaux et du braiement des ânes que nous avions achetés à tout hasard.

Le cortège s'étira bientôt en une longue file de litières, tel une procession solennelle de quelque empereur du temps jadis.

Longtemps encore, nos joyeuses chansons retentirent, ainsi que les appels échangés entre les litières improvisées, parfois très éloignées les unes des autres. Bien entendu les remarques de Yelov soulevaient comme toujours des tempêtes de rires.

Quelques jours plus tard, bien qu'ayant rencontré deux terribles ouragans, nous atteignîmes sans aucune fatigue la région centrale du désert, à proximité de l'endroit que nous nous étions fixé comme but principal de notre expédition - pleinement satisfaits de notre traversée, et parlant déjà la langue qui nous était nécessaire.

Tout se serait probablement terminé comme nous l'avions prévu, sans l'accident qui survint à Soloviev.

Nous marchions surtout la nuit, mettant à profit l'expérience de notre camarade Dachtamirov, excellent astronome, qui savait parfaitement s'orienter d'après les étoiles.

Un jour, nous fîmes une halte à aube pour manger et nourrir nos bêtes. Il était encore très tôt. Le soleil commençait à peine à chauffer. Nous nous apprêtions à attaquer le mouton au riz qui venait d'être cuit, lorsque apparut à l'horizon un troupeau de chameaux. Nous devinâmes aussitôt que c'étaient des chameaux sauvages.

Soloviev, qui était un chasseur passionné et ne ratait jamais son coup, saisit sa carabine et courut dans la direction où avaient disparu les chameaux. Tout en plaisantant sur sa passion pour la chasse, nous nous mîmes à manger le plat chaud, merveilleusement préparé dans ces conditions sans précédent. Je dis sans précédent car, au cœur du désert et à une telle distance de ses confins, il est en général impossible de faire du feu, étant donné que sur des centaines de kilomètres on ne rencontre pas le moindre buisson. Et pourtant, nous allumions des feux au moins deux fois par jour pour faire cuire les repas et préparer le café ou le thé, sans parler du thé tibétain, sorte de bouillon que nous tirions des os des moutons tués. Nous étions redevables de ce luxe à une invention de Pogossian, qui avait eu l'idée de confectionner des selles pour le chargement des moutons avec des morceaux de bois spéciaux; et maintenant, à chaque mouton tué, il nous revenait chaque jour la quantité de baguettes nécessaire pour nos feux.

Une heure et demie s'était écoulée depuis que Soloviev s'était lancé à la poursuite des chameaux. Nous étions déjà tous prêts à nous remettre en route et il n'était toujours pas de retour.

Nous attendîmes encore une demi-heure. Connaissant la ponctualité de Soloviev, qui jamais ne se faisait attendre, nous étions inquiets et craignions un accident. Nous prîmes nos fusils et tous, à l'exception de deux d'entre nous, nous partîmes à sa recherche. Bientôt nous aperçûmes au loin les silhouettes des chameaux, et poussâmes dans leur direction.
Comme nous avancions vers eux, les chameaux, ayant sans doute flairé notre approche, s'éloignèrent vers le sud. Mais nous poursuivîmes nos recherches.

Quatre heures s'étaient écoulées depuis le départ de Soloviev. Soudain, l'un de nous découvrit le corps d'un homme couché à quelques pas. Nous accourûmes aussitôt - c'était Soloviev, déjà mort, le cou affreusement rongé.
Nous fûmes envahis d'une tristesse déchirante, car nous aimions tous du fond du cœur cet homme si exceptionnellement bon.

Ayant fait un brancard de nos fusils, nous ramenâmes le corps de Soloviev au campement. Et le même jour, avec beaucoup de solennité, sous la conduite de Skridlov, qui récitait les prières en l'absence du prêtre, nous l'ensevelîmes au cœur des sables. Après quoi, nous abandonnâmes cet endroit maudit.
Bien que nous soyons allés déjà très loin dans notre recherche de la cité légendaire que nous espérions trouver sur notre route, nous changeâmes nos plans et résolûmes de quitter le désert au plus vite. Nous obliquâmes donc vers l'ouest, et quatre jours plus tard atteignîmes l'oasis de Kéria, où la nature redevenait accueillante. De Kéria, nous reprîmes notre route, mais cette fois sans notre cher Soloviev.

Paix à ton âme, ô toi, ami honnête et loyal entre tous les amis !



 

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