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Louis Pauwels

Monsieur Gurdjieff

Pauwels a été élève de Gurdjieff, angoissé, déchiré, miné par ses incertitudes. Soucieux quand même d'objectivité il a réuni des témoignages assez diverses, souvent critiques, il s'explique dans son avant propos et puis laisse place aux récits, j'ai retenu des extraits des récits de Rom Landau,  lui même, Paul Serant et une grande partie des pages de Pierre Schaeffer parce qu'il est drôle, mordant et peut être lucide.

 

Avant-propos

p7 - Cet ouvrage est à la fois un essai, une enquête, un rassemblement de témoignages, une méditation, une anthologie commentée et un roman. Pareille recherche d'expression globale était neuve en son temps. Elle s'adaptait à mon ambition, qui était d'esquisser la psychologie et la sociologie d'une famille d'esprits rassemblée autour d'un puissant personnage socratique, tout en laissant du terrain à la subjectivité et en livrant l'analyste-moi à l'observation du lecteur.

Lorsque Monsieur Gurdjieff parut, en 1954, il suscita l'indignation des dévots et la curiosité générale. Curiosité ambiguë. La plupart des commentaires étaient consacrés au pittoresque du personnage et de sa société de disciples. C'était en partie ma faute. J'avais parfois dirigé avec complaisance l'attention sur l'étrangeté et l'anecdotique. On connaît le mot de Max Jacob : « Le voyageur tomba mort, frappé par le pittoresque. » Je souhaite que le lecteur dédaigne mes vices de journaliste, ne s'attarde pas à des jouissances niaises, et cherche plutôt parmi ces pages ce qui reflète une inquiétude fondamentale de l'esprit moderne et ce qui peut lui apporter quelque chose d'utile dans l'éclairage et le maniement de sa propre vie intérieure.

J'ai reçu et continue de recevoir quantité de lettres: Puis-je ou dois-je suivre une discipline de ce genre ? Finalement, quelle est votre position ? Etes-vous pour ou contre ? Etc... Je voudrais profiter de cette nouvelle édition pour répondre avec plus de clarté que je ne l'ai fait jusqu'ici.

Mon séjour dans l'Enseignement, c'est-à-dire dans les groupes où l'on pratiquait cette sorte de yoga mental traditionnel et syncrétique mis au point par Gurdjieff, a été et demeure l'expérience capitale de ma vie. Le recul m'en avise plus nettement et je mesure avec plus de sûreté la nature de mon expérience. Mes avatars dans le travail exigé par cette école importent peu. C'est un effet de mes dispositions intimes, de mes angoisses, mes espérances, mes impatiences, mes manques et mon feu particuliers. Sujet de roman et affaire personnelle. Que faut-il penser de l'homme Gurdjieff, de ses théories, de son langage, de ses méthodes ? Ce que l'on veut. Il y a déjà longtemps que j'ai renoncé à fixer mon jugement là-dessus ; c'est sans intérêt. Ce qui est devenu clair et suffisant pour moi, c'est que, de quelque manière, par un tel truchement, j'ai reçu l'initiation.

Voilà un grand mot. Sur lequel se sont appesanties tant de gloses !
Mais il y a une réalité simple sous le fatras.

Quelle que soit l'école initiatique (et chez Gurdjieff c'était dépourvu de tout apparat rituellique, de tout matériel symbolique, réduit à une pure gymnastique mentale), l'initiation est, au premier degré, la découverte, ou plutôt la prise en considération d'une faculté que le monde, avec l'assentiment de notre paresse, nous enjoint couramment d'ignorer ou de négliger : la faculté de prendre de la distance.

L'exercice de cette faculté est de plus en plus difficile à mesure qu'on l'approfondit. « L'art, disait Gide, commence à la difficulté. » Il en va de même en cette matière. Et le mystère de l'initiation, c'est qu'on se trouve engagé à concevoir toute la vie, sous tous ses aspects et jusqu'à son terme, comme l'instrument même de l'initiation.

La société moderne se caractérise par quelque chose de plus que l'ignorance ou la négligence de cette faculté : par une véritable haine de celle-ci. Le communisme la récuse. La revendiquer et l'exercer, c'est le péché capital. Le monde libéral la broie dans sa grosse machine à accélérer les appétits matériels. Tout homme, donc, qui en pressent l'existence et l'infinie valeur, est dans cette civilisation un Etranger. L'Etranger sans statut est condamné à l'expulsion ou au vagabondage. L'initiation est le statut de l'Étranger. Par l'initiation, celui-ci découvre sa filiation, retrouve une patrie bien plutôt délaissée que perdue, se reconnaît une place et un rôle dans ce monde, prend conscience de la pérennité de sa fonction d'homme différent : témoigner pour une liberté intérieure irréductible; pour la certitude qu'il existe quelque chose dans l'homme qui transcende les engagements du quotidien, la société, l'histoire ; pour une Vérité au cœur de l'être, au-delà de toutes les vérités.

Ce livre décrit une des voies de l'initiation, sèche et brutale, pour hommes nus dans des temps barbares. Il en est d'autres, plus précautionneuses, moins violemment décapantes, enveloppées de sentiments esthétiques et d'effusion fraternelle, reliées au passé par le symbole et le rituel, plus lentes, plus chaudes, certainement plus humaines, qui ont aujourd'hui ma préférence. La vie aussi, hors des écoles, réserve des voies qui changent l'aveugle existence en destin : je veux dire en une quête éclairée, à travers épreuves et signes, d'une plus juste relation à soi-même, aux autres et au monde.

Dans la quête de cette plus juste relation, c'est la vie même qui m'a enseigné, avec plus de gravité et finalement plus de sérénité active que toute école, les deux lois que je tiens pour essentielles sur le chemin :

Qui s'arrête se trompe.
Si rien n'est sacrifié, rien ne peut être obtenu.

Louis Pauwels
juin 1970

 


Récit de Rom Landau

p65 - Je vais vous raconter un incident très curieux qui se passa ce jour-là. Une de mes amies, romancière bien connue, était assise à ma table. Je lui montrai Gurdjieff assis à une table voisine et lui demandai si elle le connaissait. « Non, qui est-ce ? » répondit-elle en le regardant.
Gurdjieff accrocha son regard et nous le vîmes aussitôt inhaler et exhaler son souffle d'une façon particulière. Je suis trop habitué à ce genre de blague pour n'avoir pas compris que Gurdjieff employait là une méthode orientale.. Quelques instants plus tard, je remarquai que mon amie pâlissait et semblait sur le point de perdre conscience. Elle est extrêmement maîtresse d'elle-même et son attitude me surprit. Au bout d'un instant elle se remit et je lui demandai ce qu'elle avait éprouvé. « Cet homme est fantastique, murmura-t-elle. Il s'est passé quelque chose d'affreux », reprit-elle ; puis, aussitôt, elle se mit à rire de son bon rire naturel. « Je devrais avoir honte, mais tant pis, je vais vous dire ce qui s'est passé. J'ai regardé votre « ami » tout à l'heure et il a surpris mon regard. Il m'a alors regardée à son tour d'une telle manière qu'au bout d'un instant je me suis sentie atteinte au centre même de mon sexe.
C'était ignoble ! »

Mon ami s'arrêta un instant, puis ajouta en souriant

- Faites bien attention. L'homme que vous allez voir détient certainement d'étranges pouvoirs. Ce n'est pas pour rien qu'il les a appris au Thibet.

- J'en entends si souvent parler ! répliquai-je. Mais je me méfie de ces histoires thibétaines. Tous ces Messies, depuis Mme Blavatsky, se vantent de la connaissance acquise au Thibet. Savez-vous seulement si Gurdjieff y a vraiment été ?

- Il se trouve même que j'en ai des preuves certaines. Il y a quelques années, une réception fut organisée à New York en l'honrieur de Gurdjieff, si je me souviens bien. Beaucoup d'hommes distingués étaient présents et, parmi eux, un écrivain Achmed Abdullah, qui me dit n'avoir jamais vu Gurdjieff et qui se réjouissait beaucoup de le rencontrer. Lorsque Gurdjieff entra, Achmed Abdullah se tourna vers moi et me dit : « J'ai déjà rencontré cet homme. Savez-vous qui il est réellement ? Avant la guerre, il était à Lhassa comment agent du service secret russe. Jetais alors moi-même à Lhassa et nous avons, en quelque sorte, travaillé l'un contre l'autre. » Vous voyez donc que Gurdjieff a touché au cœur même de tout enseignement ésotérique. Certaines personnes prétendent qu'il n'était à Lhassa comme agent secret que pour dissimuler le véritable but de son séjour, qui était d'apprendre les méthodes surnaturelles des lamas. D'autres soutiennent que ses prétendues études ésotériques n'étaient qu'un prétexte derrière lequel se cachaient des activités politiques.[...]


[...]Il était très aimable et souriait sans arrêt, comme pour me séduire. Néanmoins, je commençais de me sentir tout drôle. Je ne suis pas facilement sensible aux influences « télépathiques » et ne suis pas ce qu'on appelle un « bon médium ». Personne n'est jamais arrivé à m'hypnotiser. A ce moment particulier, j'étais sur mes gardes, tout décidé à résister à une influence psychique quelle qu'elle fût. Et pourtant, je commençais à éprouver une incontestable faiblesse dans la partie inférieure de mon corps, à partir du nombril et surtout dans les jambes. Cette impression ne faisait que grandir. Au bout de vingt ou trente secondes, elle devint si forte que je me demandai si l'aurais la force de me lever et de quitter la pièce.

J'avais fait très attention de ne pas regarder Gurdjieff, de ne pas le laisser accrocher mon regard. J'avais évité ses yeux pendant deux minutes au moins. Je m'étais constamment tourné vers le jeune homme, auquel j'avais dit : « Je vous parlerai, et vous voudrez bien traduire mes paroles pour monsieur Gurdjieff au cas où il ne me comprendrait pas. » Le jeune homme avait acquiescé et je continuais à le regarder, Gurdjieff étant à ma droite. Malgré cela, la sensation de faiblesse augmentait.

J'étais intensément éveillé, très conscient de ce qui se passait en moi, et j'observais cette expérience nouvelle et fascinante avec la plus grande attention. Ma nervosité augmentait au point de tourner au malaise physique et à l'inquiétude. Mais ce trouble ne montait pas au-dessus du nombril. Il se limitait au ventre et aux jambes. Mes jambes tremblaient comme avant un examen ou une visite chez le dentiste ; j'étais sûr que si j'essayais de me lever, elles se déroberaient sous moi et que je tomberais par terre.

Je n'avais pas le moindre doute que cet étrange état fût provoqué par l'influence de Gurdjieff, aussi étais-je bien décidé à m'en sortir. Je concentrai de plus en plus mon attention sur ma conversation avec le jeune homme et, peu à peu, la sensation diminua et je me sentis redevenir normal. Au bout de quelques minutes, j'étais sorti du « cercle magique » de Gurdjieff. Cette singulière expérience peut s'expliquer de plusieurs façons. Cela pouvait être une forme d'hypnose, ou même d'auto-hypnose qui pour certaines raisons, n'avait affecté que les parties inférieures de mon corps, sans toucher au cerveau ni aux centres émotionnels. Mais j'en doute. Cela pouvait être aussi une forme de cette émanation fluidique que l'on attribuait à Raspoutine. Ces radiations peuvent se produire sans que la personne qui les émet s'en rende compte. Elles lui sont propres, comme le sont certaines odeurs pour certaines races de couleur.

p46 - Au moment où ce livre partait pour l'imprimeur, je reçus la lettre suivante :

« Bureaux de la Cinquième Avenue, New York.
Capitaine Achmed Abdullah.

Cher Monsieur,

En ce qui concerne Gurdjieff, je n'ai aucune manière de prouver que j'ai raison, sauf que je sais avoir raison. Lorsque je le connus, il y a environ trente ans, au Thibet, il était, outre ses fonctions de précepteur du jeune dalaï-lama, l'agent principal de la Russie au Thibet. Il était de race russe buriate, et bouddhiste de religion. Ses connaissances étaient énormes et son influence a Lhassa considérable, puisqu'il récoltait les tributs des Tartares Baïkals pour le compte du dalaï-lama, et qu'il avait reçu le titre, fort élevé, de Tsannys-Khan-Po. En Russie, il était connu sous le nom de Hambro Akvan Dorzhieff. Pour l'Intelligence Service britannique, il était lama Dorzhieff. Quand nous envahîmes le Thibet, il disparut avec le dalaï-lama en direction de la Mongolie. Il parlait russe, thibétain, tartare, tadjik, chinois, grec, français (avec beaucoup d'accent) et un anglais assez fantaisiste. Quant à son âge, eh bien ! je dirai qu'il était sans âge. Un grand homme., encore qu'il ait patauge dans la politique impérialiste russe, et cela -- je le crois assez volontiers - plus ou moins pour s'amuser. Je rencontrai Gurdjieff quelque trente ans plus tard à un dîner chez un ami commun, John O'Hara, ancien directeur du New York World, à New York. J'étais convaincu qu'il était le lama Dorzhieff. Je le lui dis et il cligna de l'œil. Nous parlâmes en tadjik.

Je suis un homme assez avisé. Mais je voudrais bien connaître les choses que Gurdjieff a oubliées !

Bien fidèlement.

A. ABDULLAH. »



POST-SCRIPTUM

Ici s'arrête le récit de M. Rom Landau.

Je crois pouvoir être certain que Gurdjieff a joué au Thibet le rôle qu'évoque le capitaine Abdullah, mais une foule d'autres renseignements m'ont été donnés sur l'activité - ou les relations -- politiques de Gurdjieff. Certains sont difficilement communicables.
D'autres peuvent paraître relever du fantastique.

Voici les plus étranges. Je me contente de les transcrire, sans même vouloir résoudre la question de savoir si, personnellement, j'y ajoute foi ou non.

Gurdjieff s'est toujours refusé à citer les noms des compagnons qui formèrent avec lui le groupe des « Chercheurs de la Vérité » et explorèrent les hauts lieux de la tradition primordiale. Des informateurs dignes d'attention m'assurent qu'un de ses compagnons, au moins, est connu : il s'agit de Karl Haushofer.
Karl Haushofer devait être plus tard le fondateur de la Géopolitique et l'un des idéologues les plus importants du 3ème Reich. On trouve ses traces aux côtés de Gurdjieff au Thibet en 1903, puis en 1905, 1906, 1907, 1908. Il réside ensuite au lapon entre 1907 et 1910.

Les mêmes informateurs me déclarent que Gurdjieff ne perdit jamais le contact avec Haushofer. C'est lui, notamment, qui aurait recommandé à Haushofer, comme représentant de Hitler dans la colonie des Russes blancs résidant en France, le danseur Gitkoff, porté disparu depuis 1945.

C'est lui qui aurait conseillé à Haushofer de choisir pour emblème la svastika inversée.

Haushofer fut le fondateur, en 1923, d'un groupe ésotérique d'inspiration thibétaine. Il fonda ce groupe au moment même où Gurdjieff s'installait en France. L'adjoint de Haushofer fut le docteur Morrel qui devait devenir le médecin personnel d'Hitler et qui, dans cette même année 1923, introduisit le futur chef de l'Allemagne et son camarade Himmler dans ce groupe.

Ce groupe se nommait le « Groupe Thulé ». Les bases philosophiques de ce groupe avaient été puisées dans le fameux livre des Dzyan, grimoire secret de certains sages thibétaine. D'après ce livre, il existe dans le monde deux sources de puissance :

- La source de la main droite vient d'un monastère souterrain, une citadelle de méditation, situé dans une ville symboliquement nommée Agharti. C'est la source de la puissance contemplative.

- La source de la main gauche est la source clé la puissance matérielle. Elle coule dans une cité de surface nommée Shampullah. C'est la ville de la violence, dominée par le « Roi de la Peur ».

Ceux qui obtiennent alliance avec lui peuvent dominer le monde. Par l'intermédiaire (le l'importante colonie thibétaine résidant à Berlin et qui entretenait des relations constantes avec Haushofer le « Groupe Thulé » obtint en 1928 cette « alliance ». Et c'est à cette occasion que l'emblème de la svastika inversée fut adopté. A cette époque faisaient notamment partie de ce « Groupe Thulé » Hitler, Himmler, Goering, Rosemberg et le docteur Morrel, sous l'autorité de Haushofer.

Les membres de ce « Groupe » correspondaient avec Shampullah, avec le « Roi de la Peur » (dénominations symboliques, bien entendu) par deux moyens

Des postes émetteurs et récepteurs électroniques qui les mettaient en contact avec un centre clé renseignements, disons « thibétain » par où parvenaient d'assez précieuses observations sur l'Inde et le lapon.

Une sorte de « jeu » auquel ils se livraient en séance très fréquemment, et dont voici le détail :

Les « autorités », dont Haushofer était le délégué, leur remettaient un code numérique simple relatif aux lettres de l'alphabet. Ils disposaient ensuite d'une équation permettant de transformer ces chiffres selon des paramètres variables. Enfin, pour fixer ces paramètres, on tirait au sort des cartes d'une sorte de tarot thibétain que les collectionneurs d'objets d'Orient connaissent : ce sont des cartes rondes, gravées sur un bois blond et translucide.

C'est à ce « jeu » que se livraient régulièrement, entre 1928 et 1941 au moins, quelques-uns des grands dirigeants du 3ème Reich. Il semble qu'on ait là-dessus quelques documents certains, quelques dépositions irréfutables. Certains de mes informateurs se disent d'ailleurs prêts à confirmer cela publiquement. (L'un d'eux occupe une situation de premier plan dans le monde scientifique.)

On assure que c'est par ce « jeu » que Hitler apprit que Roosevelt allait mourir et la date de cette mort, et qu'il interpréta ce « signe » comme bénéfique pour mille ans, d'où son discours mystique et quelque peu délirant à propos de la mort du président des États-Unis.

On assure que l'une des conditions du pacte conclu entre les membres du « Groupe Thulé » et les « autorités » thibétaines fut l'extermination des Bohémiens. Cette extermination, jamais justifiée dans les textes et les discours officiels, fut entreprise et poursuivie avec un extraordinaire acharnement par Hitler et Himmler qui harcelèrent les chefs de « camps de la mort » pour obtenir des exécutions massives. Selon des chiffres très probables, sept cent cinquante mille Bohémiens périrent.

J'ajoute qu'au moment où les Russes envahissaient Berlin et tout de suite après le suicide de Hitler, mille cinq cents Thibétains et Hindous sortirent en armes dans la ville et se firent tuer.

Enfin, il semble certain que Staline eut connaissance de l'existence du « Groupe Thulé ». (Il avait été le condisciple de Gurdjieff au séminaire d'Alexandropol.) Il déclara en conseil que, selon lui, « il était inconcevable qu'au XXème siècle des chefs d'État se livrent à de telles diableries ».

Au moment où je rédige ce « post-scriptum », l'hebdomadaire communiste français Les Lettres françaises publie deux sonnets trouvés sur le cadavre du fils de Haushofer, assassiné en 1945 par les S.S. dans la prison de Moabit où il était détenu pour avoir participé à l'attentat contre Hitler. Son père, Karl Haushofer, s'est « officiellement » suicidé peu de jours après l'arrestation de son fils, mais on n'a là-dessus aucune certitude.

Un des sonnets du fils, après que j'aie recueilli les informations que je viens de transcrire, m'a vivement frappé. Le voici :

Une légende profonde de l'Orient
Nous raconte que les esprits de la puissance du mal
Sont tenus captifs dans la nuit marine
Scellée par la main prudente de Dieu.

Jusqu'à ce que le sort, une fois par millénaire,
Accorde à un seul pêcheur le pouvoir
De briser les entraves des prisonniers
S'il ne rejette pas aussitôt son butin à la mer.

Pour mon père, le destin avait parlé.
Sa volonté avait jadis la force
De repousser le démon dans sa geôle.

Mon père a brisé le sceau
Il n'a pas senti le souffle du Malin,
Il a lâché le démon par le monde.

NOTE DE L'EDITEUR : Le récit de M. Rom Landau, le témoignage de Abdullah ont été contestés notamment par Mme Alexandra David-Neel qui, dans un article des Nouvelles Littéraires de Paris (le 22 avril 1954), a déclaré qu'il y avait une confusion entre M. Gurdjieff et un lama bouriate du nom de Dordjieff. Par contre, K. M. Panikkar (dans L'Asie et la domination occidentale, citant Bell: Biography of the Dalaï Lama) parle lui aussi d'un moine bouriate nommé Dorjieff qui intriguait au nom du Tsar à Lhassa et ce qui devait par la suite dispenser sa sagesse à Fontainebleau. Le livre de M. Rom Landau, dont nous reproduisons ici un chapitre, ayant paru du vivant de M. Gurdjieff et celui-ci n'y ayant fait aucune objection, nous nous bornons à indiquer les éléments de cette controverse.

En ce qui concerne le post-scriptum, la seule source des informations de l'auteur était M. Jacques Bergier, dont la personnalité est bien connue dans les milieux scientifiques. M. Bergier a réitéré à la radio ses déclarations concernant les rapports qui auraient existé entre M. Gurdjieff et le groupe Thulé.

Ses assertions ayant ému les amis de M. Gurdjieff, une rencontre a été organisée entre M. Bergier et M. Zuber, gérant de la maison d'édition qui détient les droits sur l'œuvre littéraire de M. Gurdjieff.

Dans cet échange de vues, M. Bergier a fait état de nombreuses lectures et de confidences personnelles dont la convergence donne, selon lui, un degré de haute probabilité à son hypothèse. Il a cité certaines de ces sources dans une interview donnée à la revue Medium (mai 1954), et a fait état de confidences reçues au camp de Mathausen de la bouche d'officiers allemands compromis dans le complot contre Hitler et qui allaient être exécutés : ces officiers lui auraient parlé nommément de Gurdjieff.

Par contre, M. Bergier n'a pas pu produire de documents décisifs, satisfaisants pour l'historien et qui seraient de nature à clore toutes discussions.



Pauwels

p72 - Par de multiples exercices qu'il ne m'appartient pas de décrire ici, par des entretiens et aussi sans doute par le jeu des influences occultes de telle ou telle personne de l' « école », nous apprenions à vaincre en nous les obstacles « naturels » qui nous empêchaient d'atteindre à l'état de conscience. Il nous devenait loisible de réorganiser notre maison intérieure, de re-situer et de hiérarchiser nos petits « moi ». Nous apprenions à distinguer en nous les grandes onctions de la machine humaine : la pensée, les émotions, la fonction instinctive (tout le travail interne de l'organisme), la fonction motrice et le sexe. Nous apprenions à remettre en place, par rapport à ces « centres », tous les mouvements, humeurs, associations d'idées, désirs, gestes, etc.,. de ce que nous nommions avant notre « personne » et qu'Il nous fallait considérer maintenant connue une machine à démonter dans ses moindres rouages et à recomposer de telle sorte qu'elle produise la conscience. Alors apparaîtraient d'autres fonctions liées aux nouveaux états, et dont l'homme ordinaire est dépourvu. Car cette disposition à l'état de conscience, vers laquelle devaient tendre tous nos efforts, n'est qu'un premier stade, nous disait-on. Sans doute mettrions-nous de nombreuses années à nous y disposer, peut-être devrions-nous mourir avant d'y parvenir, mais il fallait savoir que l'accomplissement de l'homme ne s'arrête pas là.

Notre but était de devenir des hommes déjà fort différents des hommes ordinaires par une certaine connaissance de nous-mêmes, par la compréhension de notre propre situation sur l'échelle des réalisations possibles et par l'acquisition en nous d'un centre de gravité permanent. Cette expression, que l'on employait souvent dans les entretiens d'école, signifiait que, pour nous, l'idée d'acquérir l'unité, la conscience, le « moi » permanent et la volonté, c'est-à-dire l'idée de notre développement, deviendrait un jour plus importante à nos yeux que tous nos autres intérêts. Alors nous aurions en nous-mêmes notre « ange gardien » et nous comprenions la nature de ce personnage du catéchisme des petits enfants.

Cet état de conscience dont nous avions maintenant en quelques éclairs la notion, que pouvait-il être lorsqu'il devenant un état permanent ? Quelles transformations sans doute extraordinaires s'opéraient alors dans l'homme ? De quelle alchimie l'homme était-il alors le siège ? A quel degré de co-naissance pouvait-il donc atteindre ! On nous le laissait entrevoir par quelques définitions des divers stades de la réalisation, mais je ne saurais les reproduire ici sans me perdre et banaliser comme se perdrait et banaliserait un curé de campagne décrivant les Séraphins, les Chérubins et les Trônes.

Je souhaite en avoir assez dit pour laisser entendre quelle était la direction générale de l'entreprise Gurdjieff, de quel ordre était notre « travail » et sur quelle chaîne de sommets voyageait notre ambition.

Pour moi, je me sentais, non sans exaltation, le petit cousin de Lucifer.

p242 - Je ne saurais prétendre expliquer les changements d'attitude de Gurdjieff. Je ne saurais même prétendre les décrire convenablement. Il me semble toutefois qu'il choisit, en arrivant en Occident, aux environs de 1920, de se présenter sous un masque, de donner à son entreprise un aspect caricatural afin de la faire pénétrer dans le siècle, dans une forme de civilisation qu'il haïssait. Les germes de destruction radicale ne peuvent être introduits qu'en contrebande. Effrayé par cette ruse, pensant que la falsification pouvait n'être pas seulement extérieure, Ouspensky décida de rompre avec Gurdjieff.

Il me semble aussi qu'à partir de 1934 et dans ces dernières années de total bouleversement du monde, d'effondrement complet des idées et des croyances, des méthodes de pensée et d'action, d'atomisation de toutes les données intellectuelles, morales, politiques, religieuses, scientifiques, Gurdjieff modifia une nouvelle fois son attitude, dispersa les secrets à tous les vents, choisit le désordre, laissa le bon et le mauvais de l'affaire courir leur chance à égalité, avec un mépris accru, avec une volonté orientée délibérément vers le pôle négatif. « Il faut, disait Nietzsche, que je dresse une barrière autour de ma doctrine pour empêcher les cochons d'y entrer.  Parole d'enfant de chœur ! Gurdjieff, avec un grand rire cynique, plus éclatant que le rire de Zarathoustra, abattit la barrière afin que les malentendus du siècle soient, dans son domaine, à leur comble. Que les cochons entrent donc ! Qu'ils soient les bienvenus, tout comme les agneaux ! Et y a-t-il encore des agneaux ? Entrez ! Entrez ! Que les cochons se gavent et qu'ils en crèvent ! Que ce qui était le bien, dirigé par eux, devienne le mauvais ! Et que les agneaux trouvent leur pâture, s'ils le peuvent et s'il en reste !

Je crois qu'il regardait tout ce monde se goinfrer avec une satisfaction noire, et, dans la foule, les uns mourir empoisonnés et les autres prospérer, avec une indifférence totale.

En ce sens, si nous avons connu ce que l'on nomme une « école ésotérique », nous l'avons connue dans cette lueur d'explosion où baignent toutes choses précieuses aujourd'hui. C'était une école ésotérique à l'enseigne des enfants du siècle. Je ne m'expliquerai pas davantage là-dessus. E vous suffira de lire le témoignage de Pierre Schaeffer, que je tiens pour un prodige de cette intelligence du désordre malheureusement si nécessaire à la compréhension de notre aventure chez Gurdjieff comme de toute aventure spirituelle vécue aujourd'hui de ce côté-ci du monde.

De là l'extrême intérêt et les trois limites des confessions, analyses et jugements réunis dans cette troisième partie. Ils rejouent mon propre récit et ils échouent, comme ce récit, à cerner en secret très réel de l'ensemble de l'affaire Gurdjieff. Ils n'expriment que les aspects contradictoires de l'expérience que nous avons vécue en un moment où cette expérience ne pouvait qu'être fragmentaire et brouillée. Je me dis que leur lecture provoquera une certaine déception. Une déception exemplaire. Je pense, en effet, que l'expérience antérieure ne saurait, dans les conditions actuelles de notre civilisation, être poursuivie plus loin avec moins de confusion et de périls. Je ne veux pas dire que l'expérience intérieure est devenue aujourd'hui impossible. Tout au contraire, je pense que ses voies se rouvrent, mais, dans cette période critique, les membres de l'expédition ne vont pas très loin et payent très cher les moindres pas. En particulier, s'ils se trouvent sous la conduite d'un maître qui semble ajouter tout exprès aux difficultés de l'heure et fait valser les poteaux indicateurs.

Il ne s'agit donc, je le répète, que de faire comprendre ce que des gens d'aujourd'hui, avec telle formation morale ou intellectuelle, telle curiosité, telle faim, peuvent vivre, espérer ou souffrir dans cette affaire. Il ne s'agit pas de prétendre dévoiler les secrets, ni même de rendre sensibles les lois extra-humaines auxquelles un personnage comme Gurdjieff paraissait bien obéir.

Je ne cherche pas, ainsi, à soustraire Gurdjieff, dans l'esprit public, à la responsabilité des maux dont souffrirent, souffrent encore un certain nombre de ses élèves. Des milliers d'êtres, dans divers pays, sont aujourd'hui plongés dans cette affaire qui survit fort bien à la disparition du maître. Des milliers d'autres sont prêts à y plonger. Il y va de la santé physique et mentale d'une importante minorité de l'élite occidentale. Mais, aujourd'hui encore, la corde au cou, je refuserais de choisir entre les avantages évidents de la santé et les apprentissages secrets contenus dans les très graves malaises à quoi peut entraîner l'aventure Gurdjieff.

Sur ces malaises, dont quelques-uns seront décrits dans les pages suivantes, il convient 'ailleurs de s'entendre.

Les gens qui viennent à l'Enseignement appartiennent à une certaine famille d'esprits orientés vers les modes de connaissance mystiques. On peut s'orienter vers ces modes de connaissance à l'issue d'une analyse des méthodes de pensée modernes, d'une réflexion sur l'insuffisance de ces méthodes. Les événements actuels obligent les êtres un peu profonds à une telle analyse, à une telle réflexion. Comme l'écrivait M. Maurice Nadeau, critique littéraire du journal Combat, à propos du livre d'Ouspensky : « Au moment où nous n'avons plus rien à perdre, où, chez nous, sciences, religions et manières ordinaires de vivre ne dissimulent plus leur faillite, où personne n'ose assurer sans rire que progrès des connaissances et évolution de l'humanité marchent de pair, il est normal que les esprits inquiets, désorientés ou refusant d'être plus longtemps dupes, se tournent vers toutes sortes de nourritures. » En l'occurrence vers la nourriture Gurdjieff, la plus appétissante pour des hommes doués d'intelligence critique.

On peut être orienté vers les modes de connaissance mystique par une vocation réelle qui ne trouve pas à s'affirmer dans l'exercice des religions occidentales officielles, lesquelles ne semblent plus offrir « aucune méthode, aucune discipline concrètes pour atteindre cet état de Plénitude dont parlent leurs mystiques et leurs saints ».

On peut aussi venir à l'Enseignement par le chemin de l'angoisse. D'une angoisse d'origine physique ou bien relevant de la psychanalyse. Je sais bien qu'il ne faut pas se laisser aller à traduire toute angoisse de cet ordre dans le langage médical, lequel fait dire à l'un des plus grands biologistes français, le Dr Ménétrier : « Quand je lis les ouvrages de Simone Weil, je lis la description d'un cas clinique et j'établis une ordonnance dont l'exécution eût tout arrangé », ou à tel psychanalyste : « Un traitement chez moi, et René Daumal sortait de la tuberculose en même temps que du bouddhisme Zen. » Mais je crois utile de dire que les grands angoissés abordaient l'Enseignement avec leur angoisse. Je crois utile de faire remarquer que les malaises dont souffrirent certains disciples - dont je fus sans doute - sont imputables d'abord à leur manière angoissée d'aborder toute chose.

Il était sans doute indispensable de faire ces distinctions primaires avant d'introduire les témoins à charge.

Il est certain que l'expérience intérieure, passé le stade des simples nettoyages du début, des balayages devant la porte de l'être, ne peut être décrite, tout au moins dans l'état actuel des conventions du langage. Si nous avons vécu l'expérience, même très fugitive, même fragmentaire du Je, comme on disait dans l'Enseignement, du Soi des védantistes, de « l'homme intérieur » des mystiques chrétiens, du « Je transcendantal, achevé et statique » entrevu par Husserl, si nous avons vécu cette expérience à partir de quoi se fondait l'entreprise de Gurdjieff, nous ne pouvons en parler. Nous ne pouvons parler que de ce qui précédait une telle expérience. Et si nous avions poursuivi celle-ci - en admettant qu'il nous fût possible de la poursuivre sous la conduite de Gurdjieff - nous nous trouverions aujourd'hui dans un état qui nous interdirait toute parole descriptive. Nous ne pouvons parler du premier stade que dans la mesure où nous avons échoué à aborder solidement le second. Voilà la plus grave limite de nos témoignages.

Mais existe-t-il, aujourd'hui, des disciples de Gurdjieff qui ont réussi à pousser l'expérience intérieure jusqu'au totalement indicible ? Je ne sais pas. Je sais seulement que tous ceux qui ont vécu les débuts de l'expérience - pour aussi décevante que soit la description qu'ils peuvent en faire - considèrent que ce fut la grande affaire de leur vie et qu'ils en sont à jamais marqués dans leur cœur, dans leur corps et dans leur esprit.

Le récit de Paul SERANT

p247 - Pourquoi je suis venu à l'Enseignement ? Je répondrais volontiers à cette question comme jadis Fernand Divoire, à propos de l'occultisme : « Parce que j'étais mûr pour y venir. Il n'y a pas d'autres raisons » Mais peut-être puis-le fournir quelques explications.

Les choses se passent au lendemain de la guerre. La France est libérée. Je suis un jeune homme libre, j'ai passé l'âge des contraintes familiales et scolaires, je peux aller et venir comme bon me semble, choisir la « situation » qui me convient. Bref, les belles années. Et pourtant, je suis mal à l'aise, j'étouffe dans le monde qui m'est offert. Autour de moi, c'est un déluge de crimes et d'absurdités. Comment faire pour croire à l'avenir ? L'avenir, c'est la justice soviétique ou la bombe atomique - ou peut-être l'une après l'autre. Autour de moi, cependant, on s'"engage"  beaucoup : les formations ne manquent pas, à l'avant comme à l'arrière (surtout à l'arrière). Mais je suis irréductible : le sort atroce réservé aux « collabos » sincères que l'on massacre en série, alors que les trafiquants de l'occupation jouissent d'une prospérité accrue, suffit à m'ôter toute velléité de « service ». D'autre part, le cynisme n'est pas mon fort et la réussite dans les belles affaires de l'époque ne me tente absolument pas. Bref, le monde extérieur n'exerce plus sur moi la moindre séduction. Je me mets à chercher du côte de l'âme et de l'éternel.

Il y a la religion dans laquelle j'ai été élevé. Mais l'inquiétude, l'angoisse sont intervenues. Comme à tant d'autres, l'Eglise me paraît trop compromise dans les turpitudes du siècle pour répondre à mes exigences. La vérité est qu'il y avait eu, dans l'éducation religieuse de mon adolescence, trop de sentimentalisme pour ne pas provoquer certaines révoltes non moins sentimentales. Sans doute ces révoltes ont-elles été dominées par la suite, quand j'ai découvert les grandioses architectures mystiques et thomistes. Mais les satisfactions intellectuelles ne comblent pas l'être.

Dans ces conditions, comment n'aurais-je pas accueilli avec enthousiasme celui qui m'affirma qu'il existait une technique capable de donner à l'homme cette véritable liberté, cette liberté intérieure qui seule nous délivre du piège des illusions extérieures ? Je fus d'autant plus séduit que l'un de mes « griefs » contre la religion était qu'elle n'offrait aux laïcs aucune méthode, aucune discipline concrète pour atteindre ces états de plénitude dont parlent ses mystiques et ses saints. Sans être spécialiste de ces problèmes, j'étais persuadé qu'il existait certaines disciplines corporelles et psychiques ayant pour but de favoriser l'éclosion de la vie spirituelle, non seulement en Orient, mais en Occident ; ce que j'avais entendu dire de l'hésychiasme, notamment, m'avait passionné. Alors, M. Gurdjieff, pourquoi pas ?

Ce besoin de technique spirituelle paraît absurde à beaucoup de gens, qui se veulent spiritualistes. C'est sans doute qu'ils n'ont jamais éprouvé ce degré d'inquiétude qui porte l'être humain à juger parfaitement inacceptable sa vie présente. Quand cette inquiétude vous étreint et que malgré tout on refuse la mort, on cherche par tous les moyens à s'en dégager.

Je me mis donc à fréquenter régulièrement les groupes de l'Enseignement. Vous aimeriez savoir ce qu'on y faisait. Eh bien ! oui, il se passait là des choses assez surprenantes, mais j'ai quelque difficulté à les évoquer. Non par pudeur (et je signale immédiatement que je n'ai jamais rien vu de scandaleux dans les groupes), mais parce qu'il n'est pas facile de rendre compte des manifestations extérieures d'un travail intérieur.

Voici de quoi il s'agissait. Nous nous réunissions en petits groupes - cinq, dix ou vingt personnes - sous la direction d'un « maître », lui-même formé auparavant par G. Il nous était enseigné à devenir conscients. La première étape du travail consistait comprendre que nous avions vécu jusqu'alors dans la plus parfaite inconscience ; qu'à tous égards et dans tous les domaines - physique, affectif, intellectuel - nous n'avions jamais été libres, mais identifiés à nos impulsions, à nos humeurs, à nos associations d'images. On peut comparer cet aspect de l'Enseignement à la psychanalyse ou au marxisme. De même que la psychanalyse nous dit que tel noble sentiment n'est que la sublimation d'un refoulement sexuel, de même que le marxisme nous dit que la croyance religieuse n'est que le résultat des contraintes économiques, on nous disait à l'Enseignement que tout notre comportement normal - aussi bien spirituel qu'extérieur  - s'expliquait par le jeu de mécanismes sur lesquels nous n'avions aucun contrôle. Et c'était précisément ce contrôle - clef d'une véritable liberté - que l'Enseignement devait nous permettre d'obtenir.

Mais si l'on est totalement déterminé, comment en sortir ? L'Enseignement répondait : cessez de vous identifier. Au lieu de ne faire qu'un avec votre vie automatique, détachez-vous d'elle ; apprenez à la contrôler en vous regardant vivre. Vous marchez dans la rue ; essayez, ne fût-ce que cinq minutes, de ne pas vous laisser aborder par ce qui se passe autour de vous ni par vos associations d'idées, et concentrez toute votre attention sur vous-même. Vous êtes en compagnie de plusieurs personnes ; dégagez-vous à un moment donné du jeu de la conversation et observez les autres ; rendez-vous compte à quel point ils obéissent à l'enchaînement de leurs idées et voyez combien ces idées, loin d'être le fruit d'un libre choix de la conscience, ne sont que l'expression de mécanismes nés de l'éducation, de l'instinct ou de l'intérêt. On donnait dans l'Enseignement, à ces exercices d'attention le nom de rappel.

A un tel entraînement à la lucidité, il fallait une base pratique et concrète. Ici intervenaient les exercices de relaxation. Le contrôle de la vie organique était conçu comme le meilleur moyen d'obtenir le contrôle des sentiments et des idées. Mais la relaxation telle qu'on nous l'enseignait était autrement difficile que celle dont on se contente dans certains milieux sportifs. La relaxation mentale devait finalement coïncider ici avec la relaxation physique. A cet égard, le "travail" collectif constituait un précieux adjuvant. Les sollicitations extérieures ont vite fait de vous détourner d'une telle ascèse si on la pratique dans la solitude ; le fait de se retrouver régulièrement en groupe ranime la ferveur.

Oui, la ferveur ; le mot paraîtra étrange, car il doit être difficile de comprendre de l'extérieur ce qu'était pour nous la griserie d'un « engagement » qui nous laissait espérer, selon le mot admirable, la possession de la vérité dans une âme et dans un corps.
C'est un fait que nous avons été exaltés par cette aventure comme nous ne le serons peut-être plus jamais par aucune autre. Car, au bout de quelque temps, nous avons eu véritablement la certitude que tout avait changé, non seulement notre « vision du monde », mais notre propre vie intérieure ; et qu'il ne dépendait plus que de notre assiduité d'obtenir un jour la libération absolue,celle de l'homme qui, selon la tradition chinoise, « est à lui-même sa propre loi ».

Et pourtant je me suis séparé de l'Enseignement. Pour quelles raisons ?
Je dirai d'abord que certaines résistances psychiques m'ont peut-être empêché de recevoir l'enseignement comme il convenait.
La nature m'a doté d'une assez vive méfiance, d'un sens critique qui, devant tout engagement, surgit au point d'en être gênant.
Cette méfiance, ce sens critique me conduisent aisément à pratiquer l'"alternance" chère à Montherlant. Il m'était impossible de m'asseoir parmi les gens du groupe - je précise que nous passions ces séances assis par terre, dans une position dite « en lotus » propre à favoriser la relaxation - sans me dire à un moment donné : « Et, au fond, qu'est-ce que je f... ici ? Pourquoi ne suis-je pas plutôt en train d'écrire, ou au cinéma, ou au bord de la Seine avec une fille ? » Bien entendu, de telles tentations étaient prévues par nos maîtres qui leur donnaient le nom de sentiments négatifs. Seulement, ces sentiments, je n'arrivais pas à les désavouer entièrement. De plus, je ne pouvais croire qu'un véritable progrès spirituel fût possible en répudiant toutes les facultés critiques. Je n'avais aucune envie de perdre la tête. (Et j'en suis bien heureux, aujourd'hui, de n'avoir jamais perdu la tête !) Déjà, quand j'avais quinze ans, le célèbre "Abêtissez-vous" pascalien me laissait joliment perplexe. Dire à l'incroyant prenez de l'eau bénite, faites des génuflexions, assistez à la messe, et vous verrez ça viendra, me semblait quelque peu abusif ; je me disais que, pour que ça marche, il fallait avoir affaire à une bonne pâte d'incroyant, à un incroyant qui déjà ne l'était plus guère.

Cette allusion à Pascal risque de provoquer de beaux cris de rage parmi certaines gens qui oublient de se décontracter dès qu'on n'est plus de leur avis et qui vont hurler que je n'ai rien compris à rien, que l'Enseignement ne réclame aucune espèce de foi, qu'il demande, au contraire, de tout expérimenter et vérifier par soi-même. Bien sûr, bien sûr. N'empêche qu'on ne se consacre pas à une expérience de ce genre sans avoir, au départ, une certaine forme d'espoir qui ressemble bien à la foi. Et c'est précisément cette espèce de foi qui me faisait défaut lorsqu'on me demandait d'admettre que les plus grandes œuvres intellectuelles et artistiques n'étaient que le résultat d'"associations" dans le cerveau d'irresponsables et d'inconscients. Je flairais là quelque chose de suspect.

Mais là où ma défiance commença vraiment à s'éveiller, ce fut quand j'eus constaté l'étrange état d'esprit qui régnait parmi la majorité des gens qui appartenaient aux « groupes » depuis plus longtemps que moi. Je m'aperçus que l'effort de conscience avait créé chez ces gens un mélange assez suspect de prétention, d'égoïsme et d'orgueil (ou, plus exactement, de satisfaction de soi). Ces défauts sont évidemment le lot de tous les mortels, mais ce qui me semblait grave ici, c'est qu'ils étaient cultivés méthodiquement au nom de la non-identification, de la lucidité et de la conscience de soi. Il est bien évident que lorsqu'on tient pour acquis que tous les hommes sont des machines et qu'on commence soi-même à ne plus en être une, une dangereuse tentation risque de naître : si les autres sont des machines, pourquoi ne pas les utiliser comme tels ? La duplicité devient alors une forme très légitime de l'entraînement à une conscience de soi plus aiguë.

Et c'est là qu'une sorte d'inversion spirituelle intervient, infiniment plus périlleuse que l'immoralisme accepté comme tel. Quand Machiavel conseille aux hommes d'État le mensonge et la ruse, il le fait au nom du réalisme : il ne leur dit pas que le mensonge et la ruse sont des moyens de parvenir à la vie spirituelle ; il leur explique, au contraire, qu'il est bien regrettable que les hommes soient ce qu'ils sont, et qu'il faille employer de telles méthodes pour les gouverner. De même, quand Don Juan cherche à posséder toutes les femmes de la terre, il ne pense pas s'engager ainsi sur la voie de la sainteté ; il pense, au contraire, qu'il renonce à la sainteté pour la volupté. Dans l'un et l'autre cas, l'essence de la morale n'est pas atteinte, la hiérarchie des valeurs n'est pas mise en cause, la distinction des notions reste intacte. Le Mal s'appelle le Mal, le Bien s'appelle le Bien. Le véritable danger spirituel commence au moment où le Bien est appelé Mal, et le Mal Bien.

La perversion ainsi créée est presque irrémédiable. C'est elle qu'il faut, je crois, rendre responsable d'un certain nombre de drames, dont quelques-uns sont relatés dans ce livre.

Ces divers motifs de défiance ne m'empêchèrent pas de continuer à « travailler » (c'était le terme employé dans les groupes) pendant un certain temps. Cette pratique méthodique du vide qui me révoltait à certains moments, mon esprit en acceptait pourtant le principe. Toutes ces représentations qui défilent dans votre tête, qui se bousculent sans cesse sur l'écran de la mémoire, comme il est bon de leur donner congé ! Quiconque y parvient seulement l'espace d'une seconde éprouve une sensation qu'il serait vain de prétendre exprimer, et qu'on désignait dans l'Enseignement comme Ia sensation du Je (ou Soi véritable, par opposition au moi illusoire). Mais il n'est pas utile d'insister sur ce qui est au-delà du langage.

Après avoir donné la preuve de mes aptitudes au sein de mon groupe, je fus admis à suivre les "mouvements". Il s'agissait d'exercices physiques spécialement conçus pour développer cette relaxation dont j'ai déjà parlé. J'aimerais être capable de donner une analyse des "mouvements" en question ; j'avoue que la mémoire me fait défaut. Ces mouvements étaient exécutés sur une musique assez étrange, dont on attribuait la paternité à M. G., ainsi, bien entendu, que les mouvements eux-mêmes. Tout ce que je peux en dire aujourd'hui, c'est que ces exercices exigeaient un effort mental non moins pénible que l'effort physique ; là comme dans les exercices de relaxation, il s'agissait avant tout de constater "expérimentalement" les correspondances entre les divers plans de l'être. Je me souviens tout de même de la difficulté particulière de certains mouvements, pour lesquels il fallait « décontracter » au maximum certains muscles tout en contractant à l'extrême certains autres. La présence d'esprit indispensable à la réussite de ces exercices peut être comparée, me semble-t-il, à celle qu'exige le judo (dont bien des gens ignorent qu'il a été lui aussi conçu pour favoriser un développement harmonieux de l'être). Je me rappelle enfin qu'il y avait des mouvements que seuls quelques anciens du groupe étaient capables d'exécuter correctement : c'étaient ceux que M. G. avait, disait-on, empruntés aux derviches, et qui se déroulaient avec une extraordinaire rapidité.

Puis un beau jour vint pour moi la consécration suprême de l'Enseignement : le fus invité à dîner chez M. G. Curieux dîner, curieuse invitation ! La table de G. était beaucoup trop petite pour accueillir tous les convives : seuls quelques intimes purent y prendre place à ses côtés. Tous les autres invités, dont moi-même, devaient manger debout, le plus près possible du "maître" dont nous ne voulions pas perdre la moindre parole ni le moindre geste.

L'impression que G. ne pouvait manquer de causer à quelqu'un qui, comme moi, le voyait pour la première fois, était aussi déconcertante que possible. Sans ce regard véritablement prodigieux qui semblait soudain pénétrer jusqu'au plus intime de celui sur lequel il se posait brusquement, le visage et tout l'aspect physique de G. correspondait bien plus à l'idée qu'on peut se faire de Tarass Boulba - d'un Tarass Boulba un peu trop adipeux - qu'à celle qu'on prête d'instinct à un « maître spirituel ». J'ai été une fois chez Lanza Del Vasto ; là, pas de surprise, avant même qu'il eût dit un mot je voyais parfaitement à qui j'avais affaire.
Mais ce vieillard caucasien au crâne démesuré, portant d'innombrables toasts à toutes les catégories d'idiots de la création, ceci dans un sabir parfaitement incompréhensible, et partant d'un rire gigantesque auquel les plus endurcis de ses disciples osaient à peine faire écho, voilà qui était proprement stupéfiant !

Après le dîner - au cours duquel tout le monde avait bu beaucoup de vodka et apprécié toute une mosaïque de plats russes - eut lieu la lecture d'un chapitre de l'interminable livre de G. (déjà publié, je crois, en Amérique) : Conseils de Belzébuth à son petit-fils.

Nous formions cercle autour du lecteur, assis par terre dans la position la moins confortable qui soit ; G., affalé dans un vaste fauteuil et grillant cigarettes sur cigarettes (des Celtiques ; je me souviens l'avoir vu refuser les Gauloises que lui offrait un élève, les qualifiant de merde), éclatait de son fameux rire à tel ou tel passage de son œuvre. Celle-ci, se déroulant sans aucune espèce de lien logique, était écoutée dans un état d'hébétude totale par les élèves.

Je suis retourné chez G. deux ou trois autres fois pour y trouver la même ambiance. Je fus particulièrement frappé par l'absence complète de dialogue entre les élèves et lui. Les gens semblaient véritablement frappés de stupeur en sa présence. Une fois, je sollicitai un entretien particulier avec G., qu'il m'accorda sans difficulté. Je fus très impressionné par le mélange de ruse, de bienveillance et de circonspection avec lequel il répondit à mes questions.

Ce n'est pas à cause de l'aspect insolite de la personnalité de G. que J'ai fini par cesser de "travailler". Et pas davantage en raison de l'attitude désagréable de certaines personnes du groupe, ni à cause de mes rébellions intellectuelles. Si j'ai interrompu le "travail", c'est en raison de certaines constatations relatives à mon propre état.

J'ai déjà dit que j'étais venu à l'Enseignement avant tout pour trouver le moyen de me libérer de l'inquiétude qui m'étreignait.
Je ne vais donc pas accuser l'Enseignement d'avoir créé en moi ce qui existait déjà, à la manière de ces malades qui s'écrient au bout d'un an de traitement : «Si j'ai si mal au foie, c'est de la faute de ce sacré docteur X !», alors que c'est précisément parce que le docteur X était spécialiste du foie qu'ils sont allés le consulter.
Mais je dois dire que si l'Enseignement n'a pas créé en moi l'inquiétude, celle-ci a pris un nouvel aspect, plus pénible que le précédent. Sans doute étais-je moins atteint par le monde extérieur ; en revanche, l'attention exclusive envers moi-même finissait par créer en moi une insupportable sensation de dégoût.
J'avais aspiré à être libéré du monde ; j'aspirais maintenant à être libéré de moi-même. Au lieu de me sentir dégagé de mes chaînes "mécaniques", j'avais l'impression d'en forger de nouvelles, infiniment plus pesantes parce qu'elles abolissaient la spontanéité des instincts et des sentiments - cette spontanéité qui rend si légère, à certaines heures, la contrainte de n'être que machine! Peut-être n'étais-je plus machine, mais, de ne plus l'être, quelle affreuse nostalgie ! Cette conscience, dont j'attendais l'éclatement de mes limites, ne m'avait donc procuré que la tyrannie la plus terrible qui soit, celle dont on ne peut rendre responsable personne d'autre que soi-même !

Il est évident que l'écriture traduit bien mal les réalités de ce domaine, et que je n'éprouvais pas ces choses avec la même intensité selon les moments de la journée. Mais ce qui dominait l'ordre des sensations, c'était la question que je commençais à me poser pour qui tout cela ?

Et je n'arrivais plus à me répondre : pour le Soi véritable. Je me souvenais d'autres enseignements selon lesquels l'homme ne se sacrifie d'une manière féconde qu'à plus grand que lui. Ce plus grand que moi, l'Enseignement le situait en moi et l'appelait mon Je. Mais je ressentais avec une grande violence que l'objet de ma recherche devait être extérieur à moi-même. Plus je plongeais en moi, moins j'y découvrais le «plus grand que moi» ! Le moi que je cernais ne m'inspirait de plus en plus qu'une affreuse nausée.

Et pourtant, ce n'est pas sans mal que j'ai interrompu le "travail". On ne détruit que ce qu'on remplace, et malgré l'état dont j'attribuais la responsabilité à l'Enseignement, il m'a été longtemps pénible de ne plus me soumettre à cette discipline qui embrassait tout mon être. D'autant plus que l'état de dégoût persistait sans la compensation que créait, malgré tout, la pratique régulière du «travail».

 


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