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M O O R E |
James Moore
GurdjieffJames Moore est membre des groupes Gurdjieff depuis 1956. Cette biographie est donc forcément un peu partisane, néanmoins elle se révèle complète et bien faite. À la fin de l'ouvrage on trouve une chronologie, des notes indexées, les sources et un index très riche qui permet des recherches faciles.
Pour se faire une idée rapide des nombreuses péripéties de la vie de Gurdjieff la chronologie de Moore est tout indiquée de même que ses explications de quelques uns des grands principes de base du maître. Il déstabilisait constamment ses disciples qui se retrouvaient face à des choix cornéliens, comme lorsqu'au court d'un voyage en Amérique il scia une branche sûre et fidèle, Orage l'animateur du "groupe Orage".
Quelques explications
p54 - Le « Père Commun Illimité » cher à Gurdjieff ne demeure pas dans le Ciel.
(Gurdjieff considérait en fait le Ciel et l'Enfer comme deux inventions
pernicieuses du dualisme babylonien.) Mais son Dieu ne loge pas non plus dans un
plan psychique ou éthéré, quelque délicat monde parallèle, auquel certains
accéderaient par les drogues, les tables de oui-ja ou les hosties. En vérité, il
se tient au centre de notre vaste - mais en dernière analyse compréhensible -
univers matériel, sur « notre Très Saint Soleil Absolu ».
Au commencement, il n'y avait que ce Soleil Absolu, noyau physique concentré
dans l'espace sans fin, déjà chargé de la substance cosmique primordiale,
Etherokrilno. L'équilibre statique de cette nébuleuse Etherokrilno permettait au
super-Soleil d'exister. Existence maintenue par notre Père Universel, hors de
tout stimulus extérieur, au moyen de l'action interne de ses lois et de la règle
appelée Autoegocrate (« Je garde tout sous mon contrôle »). De cette façon,
notre Père eût pu vivre à jamais, accompagné du choeur délicieux de ses
Chérubins et Séraphins... aurait pu, certes - mais seulement pour l'Implacable
Héropas.
Héropas est le nom que Gurdjieff donne au temps - ombre ou alter ego de Dieu,
phénomène concomitant, et inéluctable, accompagnant l'existence : juste et
impitoyable, fusionnant subjectivement avec toutes les formes composites, et,
par cette fusion même, les anéantissant pour toujours. Nous retrouvons ici la
conception chère à Locke, « le temps est un perpétuel dépérissement », et à
Kipling, « le temps comme un flot toujours déferlant emporte tous ses enfants »
- mais dotée d'un fertile addenda gurdjiévien selon lequel ledit temps est une
entité sacrée, du même âge que Dieu.
Dès que notre Père Commun perçut l'implacable effet entropique du temps - la
diminution infiniment lente quoique irréversible du volume de sa demeure, le
Soleil Absolu -, il chercha sans délai un remède. Arquant toute sa volonté
divine, il fit naître de lui-même le « Mot-Dieu » Theomertmalogos, qui, en un
prodigieux coup dialectique (rappelant singulièrement le Big Bang cher à
l'astronomie contemporaine), déclencha une réaction générale avec l'Etherokrilno
pour créer notre Megalocosmos ou grand univers. Cette création vivante et sacrée
se trouva alors nourrie par un système ouvert de symbiose ou de conservation
reclprutluc, auquel Gurdjieff donna le nom de Trogoautoegocrate (« Me mangeant
moi-même, je me conserve ») alors, au sein d'un vaste écosystème holistique,
chaque catégorie d'êtres commença à engendrer les énergies ou les substances
mêmes capables de garantir la survie des autres groupes. Tel fut le schéma
modifié de Dieu quant aux choses - et le temps lui-même ne put s'élever contre
lui.
Aussi Dieu avait-il gagné... et perdu. Il avait gagné en assurant au Saint
Soleil Absolu - comme à lui-même - une perpétuelle immunité contre l'entropie;
il avait perdu en créant un univers avec lequel - notamment sur ses frontières
involutives - il ne pourrait jouir que du plus ténu des contacts. À partir de la
première syllabe de temps enregistré, l'omnipotence latente de l'être non
manifesté de Dieu avait été subtilement contredite; mais à présent - en
descendant monde après monde - sa puissance souffrait d'une dégradation
progressive. Il était semblable à l'Empereur dans l'allégorie obsédante de
Kafka, « La Grande Muraille de Chine », qui, enfermé au plus profond du palais
de la Cité Interdite, se montre fatalement incapable de projeter sa volonté
divine dans les provinces éloignées; semblable à un inventeur de jeux, qui, dès
lors qu'il aurait établi des règles, échouerait à prendre l'as d'atout avec le
deux de coeur; semblable au « propriétaire absent » des déistes.
Ainsi, et nécessairement, la création inférieure de Dieu n'était plus conservée
directement dans son nouvel équilibre dynamique, mais orientée par l'action
mécanique de deux lois sacrées primordiales Triamazikamno, la Loi de Trois, et
Heptaparaparshinokh, la Loi de Sept - la première gouvernant la causalité de
chaque phénomène isolé, la seconde régissant la trajectoire de chaque processus
ou série de phénomènes.
Comme on pouvait s'y attendre, la gurdjiévienne Loi de Trois stipule que chaque
phénomène, du plan cosmique au plan moléculaire, jaillit de l'interaction de
trois forces - ni plus ni moins: la première, ou Sainte Affirmation, étant
active ; la deuxième, ou Sainte Négation, passive; et la troisième, ou Sainte
Conciliation, neutralisante. Sa formulation - « ce qui est en haut s'unit à ce
qui est en bas afin de réaliser par cette union ce qui est médian » - est claire
et facile à exemplifier: le sperme se joint à l'ovule pour créer un embryon (ou
bien l'énergie sexuelle est inhibée, ce qui conduit à la « sublimation » ou au «
complexe ») ; le professeur établit un rapport avec l'élève, ce qui assure la
transmission; le Theomertmalogos anime l'Etherokrilno afin d'actualiser le
Megalocosmos ; etc.
Mais, quoique cette «dialectique sacrée » semble simple, la Loi de Trois dans sa
totalité ne saurait en aucune manière être décrite comme simpliste. Gurdjieff
n'eût pas été Gurdjieff s'il n'avait également suscité une autre version
parfaitement incompatible - ici, la troisième force n'est pas en elle-même la
résultante, mais l'arbitre, l'agent ou le catalyseur produisant cette
résultante. Ce modèle légèrement plus complexe engendre une famille spécifique
d'exemples : l'eau et la farine ne deviennent pain que lorsqu'ils sont liés par
le feu; le demandeur et le défendeur ne peuvent voir leur cas résolu que par
l'intermédiaire d'un juge; le noyau et les électrons ne constituent un atome que
par le truchement d'un champ électromagnétique. Dans cette variante, la
troisième force, la Conciliante, est à Gurdjieff ce qu'est le Saint-Esprit aux
chrétiens, le temps aux darwiniens et l'histoire aux marxistes; par elle, toute
chose devient possible.
Nul phénomène ne peut se tenir dans un splendide isolement - voilà ce que le
temps et la conservation réciproque garantissent: « [...] ce qui est en haut
s'unit à ce qui est en bas, afin de réaliser par cette union ce qui est médian,
lequel devient à la fois le supérieur pour l'inférieur suivant, et l'inférieur
pour le supérieur précédent. » Aussi chaque phénomène s'inclut-il sans délai
dans la trame d'un processus qui est lui-même soumis à une nouvelle contrainte -
la Loi de Sept.
La Loi de Sept est indubitablement difficile à saisir ou à résumer, et Gurdjieff
lui-même ne nous en a laissé aucune définition méthodique.
Apparemment, elle se formulerait ainsi
Chaque processus achevé doit comporter, sans exception, sept phases discontinues
: dans cette série ascendante ou descendante de sept notes ou tons, la fréquence
des vibrations doit se développer irrégulièrement, avec toutefois deux
déviations prévisibles (précisément là où les demi-tons manquent entre mi et fa
et si et do dans la gamme majeure moderne non tempérée - mi ré do si la sol fa
mi).
L'absence de lignes droites dans la nature; le relâchement coutumier de l'effort
humain; le détournement des entreprises au regard de leur objectif premier; la
transition obscène du Sermon sur la montagne à l'Inquisition - tous ces
phénomènes naissent des deux implacables déflexions inhérentes à la Loi de Sept.
Exceptionnellement, ajoute Gurdjieff, un processus ou une octave peut néanmoins
conserver sa direction originelle - mais uniquement lorsque (par accident ou à
dessein) des « chocs » divers et parfaitement appropriés remplissent les
intervalles mi fa et si-do.
L'exemple le plus remarquable et le plus controversé que donne Gurdjieff de la
Loi de Sept est le « Rayon de création ». Dans cette octave descendante
primordiale, do est Dieu ou l'Absolu, si l'univers, la notre propre
constellation, sol notre soleil, fa les planètes de notre système, mi la terre
et ré la lune. Quoique fascinant, l'apparent déchiffrage du solfège cosmique
mené par le maître (DOminus le Seigneur, Skiera les étoiles, LActea la Voie
lactée, le système SOLaire - et ainsi jusqu'au REgina Coelis, la lune ou reine
des cieux) relève peu ou prou de la récréation. Le Rayon de création, quant à
lui, semble autrement porteur comme modèle philosophique de l'univers - modèle
qui parvient, autant que faire se peut sur le plan humain, à réconcilier
l'irréconciliable : l'involution et l'évolution, le déterminisme et le libre
arbitre, l'entropie et la néguentropie, la souffrance humaine et la
bienveillance divine.
Mais comment le Rayon peut-il s'accommoder de la discontinuité des vibrations ?
Nous parvenons ici, sans même nous en douter, à une question essentielle pour
l'humanité!
L'intervalle entre do et si (le Megalocosmos) est magistralement comblé par le
Fiat!, la volonté de l'Absolu, et l'octave descend sans entraves jusqu'à fa,
notre système planétaire. À ce degré, toutefois, la puissance de Dieu est si
atténuée qu'une aide directe en vue d'atteindre le mi semble des plus
improbables: « [Afin de] combler l'intervalle, à cet endroit du Rayon de
création, un dispositif spécial a été créé pour la réception et la transmission
des influences venues des planètes. Ce dispositif est la vie organique sur
terre. »
Avec cette extraordinaire conception d'un transformateur ou d'un filtre
organique global des rayons cosmiques, Gurdjieff offre une solution - comme
remportée de haute lutte - à sa brûlante question relative à la « signification
précise du processus de la vie sur terre propre à toutes les formes extérieures
des créatures dotées de respiration ». Les géochimistes qui s'aventureraient
aujourd'hui à contester ce modèle de « biosphère » seraient bien peu nombreux,
mais la version audacieuse qu'en donna Gurdjieff à son époque était profondément
originale.
A l'instar d'un soudain et terrible changement climatique, sa vision anéantit
tous nos rêves humanistes. Le dispositif orgueilleux et superbe de la vie
organique n'a jamais existé de plein droit ou pour lui-même, mais au seul
service insoupçonné d'un système planétaire étranger.
Si l'humanisme se trouve repoussé dans le schéma gurdjiévien des choses, il en
va de même pour l' « esprit de clocher » terrestre. Notre Rayon de création
particulier n'est qu'un élément parmi le nombre infini des faisceaux lumineux
créateurs. Suivant en cela Nicolas de Cuse autant que Giordano Bruno, Gurdjieff
renouvelle l'assaut contre certaine « vérité » émotionnelle et obstinée - selon
laquelle, d'une façon ou d'une autre, et en dépit de tout, nous et notre petite
terre occuperions une place centrale et particulièrement importante. Bien qu'en
pratique il aimât et respectât notre planète, il ne mâchait jamais ses mots en
la décrivant comme « une "honte affligeante" » pour ce pauvre système solaire;
un insignifiant, dérisoire et singulier « monstre éclopé », situé dans la
Sibérie de l'univers, « presque hors de portée des émanations immédiates de
l'Omni Très Saint Soleil Absolu ».
Avec cette notion d'une terre « éclopée », nous touchons au mythe de la chute de
l'homme. Mille légendes anciennes commémorent quelque terrible tragédie qui
aurait englouti nos premiers ancêtres - conception déconcertante et douce-amère
qui a exposé Gurdjieff au ridicule bien plus que toute autre facette de son
enseignement. À ses yeux, toutefois, cette conception incarnait une vérité
essentielle - qu'elle fût littérale ou symbolique -, au service de laquelle il
était prêt à accepter les critiques les plus malveillantes.
Il était une fois (« par suite - comme il le marque avec une ironie désabusée -
des calculs erronés d'un certain Individuum sacré ») une grande comète vagabonde
appelée Kondour qui heurta violemment la terre alors inhabitée, créant une «
puanteur [...] abrutissante » et précipitant en une orbite elliptique et
géocentrique deux fragments détachés de notre globe - la lune et Anoulios. Cette
naissance prématurée de la lune par césarienne menaça naturellement l'ensemble
du système solaire, tant et si bien que le Grand Archange Sakaki fut envoyé
d'urgence par notre Père Commun pour pacifier la situation.
Selon les conclusions de Sakaki, la lune et Anoulios pouvaient certes être
stabilisés et évoluer à nouveau normalement, à condition qu'ils fussent
alimentés sans interruption par « la vibration sacrée Il askokinn" ». Puisque
cette précieuse vibration ou substance askokinn était libérée principalement à
la mort des êtres vivants, Sakaki fit naître des êtres mortels, de tailles et de
formes diverses, que nourrissaient sur terre les émanations du soleil. À la
surface du globe, ces petites créatures respiraient et s'alimentaient,
excrétaient et procréaient; lors de leur mort, leurs restes physiques étaient
digérés par la planète, mais leur askokinn sustentait la lune par le truchement
d'une sorte de cordon ombilical.
Et des éons passèrent. Apparut enfin parmi ces différentes espèces un vrai
tetartocosmos, un être triplement doté - pensée, sensation, sentiment; un être
dans lequel la Loi de Trois allait jouer son rôle intrinsèque... le premier
homme. Non seulement cette nouvelle graine promettait une contribution
insurpassable à l'économie de l'askokinn, mais elle possédait par surcroît la
capacité potentielle d'atteindre la « Raison Objective ». Comme les générations
succédaient aux générations, hommes et femmes approchaient naturellement d'une
compréhension objective de leur véritable situation - à savoir qu'ils étaient «
les esclaves de circonstances complètement étrangères ». Mais attendez! - si
jamais ces sous-fifres saisissaient un jour la futile absurdité de leur
souffrance et de leurs combats personnels, ne seraient-ils pas tentés par
quelque suicide collectif ? La chose inquiéta Sakaki. Pis, une telle attitude ne
provoquerait-elle pas une dangereuse dérivation du flux d'askokinn dirigé vers
la lune ? Et Sakaki de s'inquiéter plus encore... Cette sombre analyse, cette
volonté de maîtriser les contingences, fut à l'origine d'un fléau sans pareil,
l'« organe Kundabuffer ».
« Maléfique Kundabuffer », implanté intentionnellement à la base de la colonne
vertébrale, qui contraignit l'humanité à percevoir la réalité sens dessus
dessous et à faire l'expérience d'une gratification aveugle pour chaque stimulus
répété. La progression de l'homme vers la compréhension objective fut aussitôt
stoppée - comme s'il eût été la victime de quelque opium; il avança dans un
sommeil hypnotique, au milieu d'une veille devenue rêve; sa suggestibilité n'eut
plus de bornes; et son énergie s'égara fatalement dans le petit monde de
l'égoïsme, de l'amour de soi, de la vanité et de l'orgueil. Comme Sakaki l'avait
projeté, l'homme servait à présent la lune aveuglément - voué (ironie parfaite!)
à se prendre pour le monarque d'un univers qu'il croyait surveiller.
Nul atome de méchanceté ou de malveillance ne fut toutefois créé en cette
occasion - que ce fût dans le modèle général régissant l'exploitation de l'askokinn
ou dans la corruption échue à l'homme.
À l'échelle de l'impérieux besoin lunaire de « croître en conscience » et
d'accéder au ré du Rayon de création, la vie organique, homme inclus, était
simplement une source d'expansion. « Cette pâle traîtresse, la lune, cause de
tous nos malheurs » (selon les mots de John Cowper Powys), n'était qu'une
innocente cosmologique, aspirant la vitalité du vivant par pure nécessité
infantile. Sakaki lui-même ne manifestait aucune intention agressive; du reste,
dès que la crise lunaire s'apaisa et que l'organe Kundabuffer devint superflu,
il fut aussitôt supprimé.
Ici, Gurdjieff met justement l'accent sur l'épouvantable ironie propre à la
situation présente de l'homme. La compulsion organique forçantchacun à voir la
réalité sens dessus dessous avait disparu à jamais. Le don que représentait
l'extraordinaire potentialité humaine avait été rétabli dans toute sa plénitude;
l'homme était à nouveau une « simulchritude du tout » - un être qui par «
travail conscient et souffrance consentie » était à même de se percevoir sur le
plan de la Raison Objective et d'accéder à l'immortalité en réintégrant sa
source, le divin Soleil.
Las! Quoique cette folle compulsion eût été supprimée, ses conséquences
naturelles s'étaient cristallisées. L'illusion, la suggestibilité, l'incurie et
toutes les formes de sentiments dénaturés imprégnèrent la vie humaine,
s'insinuèrent dans les coutumes, le langage, les institutions sociales et le
cercle familial avec une énergie dévastatrice - tant et si bien que l'homme se
retrouva pratiquement sous la servitude du Kundabuffer. Telle était, et telle
est encore, l'«« Horreur de la situation ».
Notre tribu infortunée et la suite de son histoire se voient accorder une
importance certaine dans le chef-d'aeuvre inclassable et prodigieux de Gurdjieff,
Récits de Belzébuth à son petit-fils. « Tout dans Belzébuth est historique »,
affirme effrontément son auteur: provocation intellectuelle qui suscite notre
indulgence dès lors que nous songeons au Mahâbhârata, à l'augustinienne Civitas
Dei, à la Divine Comédie et aux deux Paradis chers à Milton - ces précédents
historico-métaphysiques démesurés où le drame temporel a pour fonction de peser
sur l'évolution spirituelle de l'homme.
Gurdjieff présente son « théâtre de l'histoire » en termes dualistes, comme une
immense bataille entre les forces personnifiées des ténèbres et celles de la
lumière; entre « les conséquences des propriétés de l'organe Kundabuffer » et
les influences conscientes incarnées par Moïse, Bouddha, Jésus, Mohammad et les
autres messagers de notre Père Commun. Où il apparaît tout d'abord que Gurdjieff,
tant par la pure humanité de son récit que par sa « distribution » turbulente de
personnages exemplaires ou maléfiques, se tient à des années-lumière de
l'anémique histoire sans noms * propre à Comte. Quelques idoles familières
(Pythagore, Alexandre le Grand, Léonard de Vinci, Franz Mesmer, Trotski, Lénine)
voisinent ici avec des personnages complètement inconnus. Quant à savoir si ces
derniers sont simplement les créatures de l'auteur ou de mystérieuses figures en
attente de quelque dévoilement, nul ne peut le dire. Quoi qu'il en soit,
Gurdjieff n'est pas un historien dans l'acception formelle du terme, mais un
ashokh d'aujourd'hui dont le récit émerge comme à regret du domaine des mythes
primordiaux et des allégories subtiles.
Mais donnons un exemple de cette veine allégorique. Bien que Gurdjieff soit sur
le plan géologique un « catastrophiste » digne de Cuvier, il établit toutefois
un audacieux corollaire selon lequel l'histoire psychique de l'humanité, voire
celle de chaque individu, récapitule point par point les affronts successifs
endurés par notre mère la terre. (Étrangement, Freud s'approcha de cette
conception dans certaine « fantaisie phylogénétique » propre à sa
métapsychologie.) Ainsi, dans une perspective strictement psychologique, la
comète folle Kondour représenterait la puberté, le premier « coup » organique
que chaque existence doit surmonter; la lune, l'inconscient sous son mode «
lunatique » ; Anoulios, l'infime consolation nous incitant à la raison; et
l'Atlantide, la voix de la conscience, engloutie tragiquement par la morale
conventionnelle et subjective.
En termes « historiques », Gurdjieff présente l'Atlantide comme une exception
glorieuse à la dégradation généralisée de l'homme, exception qui a fourni lors
de son bref âge d'or une réponse emblématique à l'« Horreur de la situation ».
Le savant atlantidéen Bel-Kultassi est le ferment du travail de groupe et de
l'observation de soi; son successeur, Makary Kronbernkzion, étudie la Loi de
Trois, ainsi qu'une technique spéciale permettant la libération de l'askokinn
avant la mort physique, par « travail conscient et souffrance consentie ». Et
d'immenses bénéfices s'ensuivent - pour ces innovateurs et leurs élèves, pour
l'humanité dans son ensemble, et pour la lune. Mais soudain, tout est plongé
dans le chaos, lorsque le déséquilibre inhérent à la terre se voit ex abrupto
corrigé par un tragique déplacement de son centre de gravité - et l'Atlantide
disparaît dans l'océan qui s'entrouvre.
Gurdjieff apparaît bien comme un archi-perturbateur. Après nous avoir fait
passer, en vue sans doute de nous apaiser, de cette scène apocalyptique à des
tableaux rassurants et plus familiers, le voilà qui nous appelle à réévaluer nos
valeurs, à nous questionner au plus profond et même à renverser nos préjugés
historiques. Les philosophes grecs classiques sont ainsi réduits à de « pauvres
pêcheurs dans l'ennui [jouant à] Parler pour ne rien dire » ; Alexandre le Grand
est défini comme un psychopathe « archi-vaniteux » ; Mesmer, hypnotiseur parfois
douteux, devient « un honnête savant bavarois [...] méticuleusement "déchiqueté"
» ; le roi Jean accède au statut de meilleur monarque anglais; et Judas
Iscariote se voit canonisé comme un saint pragmatique possédant l'esprit de
sacrifice - « le plus fidèle et le plus dévoué, parmi les adeptes les plus
proches de Jésus-Christ ».
Dès lors qu'on souscrit sérieusement à l'hypothèse de Gurdjieff sur l'askokinn,
on ne trouvera pas non plus la moindre consolation dans l'étrange perspective
causale qu'il dessine, sinistre réhabilitation de l'histoire sans noms chère à
Comte: pour ne prendre qu'un seul exemple, le carnage des tranchées lors de la
Première Guerre mondiale serait dû à l'arrêt des sacrifices animaux sur la
planète quelques siècles auparavant; ou au fait que la lune était affamée - et
qu'elle allait l'être à nouveau !
Heureusement, la vision du monde et le récit historique gurdjiéviens
n'interdisent pas l'espoir; au contraire, dès que les nuages s'obscurcissent,
notre Père Commun envoie ses émissaires de lumière. Et leur message résonne du
pouvoir ressuscitant des trompettes - le Kundabuffer en tant que tel est anéanti
à jamais. Bien que l'homme soit encore voué à servir la lune, lui seul parmi les
créatures terrestres peut également servir le Soleil et réaliser ainsi son
potentiel d'immortalité.
Entre toutes les incarnations venues d'en haut ponctuant la mythologie
gurdjiévienne, la plus lumineuse est assurément Ashyata Sheyimash. Mais qui
représente-t-elle ? Zoroastre ? Gurdjieff lui-même?
Quelque messie imminent? Ou s'agit-il (telle qu'elle nous est dépeinte) d'une
figure historique injustement oubliée, née près de Babylone vers 1210 av. J.-C.
? Ce fut cet homme-là, souligne Gurdjieff, qui perçut avec la plus grande clarté
- l'éprouvant au plus vif et l'affrontant directement - l'héritage empoisonné du
Kundabuffer, c'est-à-dire le dépérissement de l'amour en égoïsme, de l'espérance
en procrastination, de la foi en crédulité. Ce fut encore lui qui pressentit la
potentialité toute rédemptrice de la conscience, précieuse émanation du chagrin
de Dieu - toujours vierge, toujours ardente, car enfouie au plus profond du
subconscient. Lui, enfin, qui traduisit ses réflexions en une action spirituelle
- par quoi, durant une décennie sanctifiée, le nationalisme, les castes et
jusqu'à la guerre furent éradiqués à travers toute l'Asie. Une figure inouïe,
aimée de Dieu lui-même... et pourtant aucun de ces enseignements, sous quelque
forme que ce fût, ne passa même le stade de la troisième génération.
La faute en incombe à un certain Lentrohamsanine, contemporain tardif d'Ashyata
Sheyimash. Celui-là était le fils unique, « chéri à son papa et à sa maman »,
d'un riche marchand et d'une faiseuse d'anges - corrompus, privés de toute
conscience, gavés d'un savoir immérité et jamais digéré, débordant de morgue et
courant désespérément après les honneurs. Obsédé par le Royaume de ce Monde,
Lentrohamsanine est un rationaliste utopique qui évoque - symboliquement - les
révolutions française et russe: Len pour Lénine, Tro pour Trotski. Mieux, il est
l'archétype du subversif - révolté par la tradition, révolté par la méritocratie
spirituelle, révolté, avant toute chose, par la dimension contingente de son
humanité. Il revendique - pêle-mêle et inconditionnellement - l'indépendance,
l'oisiveté, le bonheur, la liberté, l'égalité, la fraternité. Et il les
revendique sur-le-champ, calligraphiant ses exigences avec bravoure sur un «
parchemin de cent peaux de buffles réunies »... Et, dans le déluge de psychoses
collectives et de guerres civiles que Lentrohamsanine engendra, le précieux
labeur d'Ashyata fut emporté.
En scrutant les sociétés à travers les continents et les âges, Gurdjieff repère
trois impulsions formatrices autonomes se déployant en continuelle interaction.
Parmi celles-ci, l'influence « C », ainsi qu'il la nomme, apparaît comme la plus
rare, la plus élevée et la plus opérante.
Adopta-t-il cette désignation neutre afin de contrecarrer à l'avance toute
réaction sceptique? Assurément, Gurdjieff nous communique ici quelque chose
d'extraordinaire (et que d'aucuns contesteront sans doute) : la quintessence des
esprits véritablement conscients, des messagers de notre Père Commun et des
écoles initiatiques - autrement dit, la « moelle » des pouvoirs que transmet
directement un maître éclairé à ses disciples. L'influence « A », qui s'oppose à
ces pouvoirs et les recouvre partiellement, gouverne les grandes forces sociales
mécaniques, centrées sur les obsessions pérennes « de belle-mère, de digestion,
de petit caporal et de fric ». Enfin, l'influence « B » oscille entre les deux
premières - consciente de son origine mais chue dans le vortex de la vie et
contrainte d'une façon plus ou moins mécanique à transiter par la religion, la
science, la philosophie et les arts.
Étiqueter Gurdjieff comme « traditionaliste », « pacifiste », «
internationaliste », « patriarcal », « proto-écologiste », etc., voilà ce que ne
manquent jamais de faire - non sans quelque justification, du reste - les
adeptes des vérités toutes faites. En outre, il semble tout aussi loisible - et
non moins légitime - d'affirmer que les idées du maître furent souvent en avance
sur leur temps. Toutefois, oublier ici le fond équivaudrait à manquer
l'essentiel. En effet, quoique Gurdjieff eût dévoilé ce qu'il découvrit lui-même
et qu'il eût tiré directement ses observations d'un engagement quasi rabelaisien
jusque dans le suc même de l'existence - la pleine et entière dimension de sa
critique, fondée certes sur la vaste palette de son expérience personnelle,
s'appuie aussi sur l'axe vertical de lois transcendantes.
L'indignation, la pitié et la bienveillance qu'il éprouvait sans nul doute
possible en tant qu'être humain ne pouvaient en aucune manière tempérer la
sévérité d'une analyse menée sub specie aeternitatis : les masses hypnotisées,
conduites par des chefs également hypnotisés sous la bannière de slogans
grotesques, tomberaient encore et toujours au fond du fossé; les sangsues du «
pouvoir » continueraient, sous les prétextes les plus divers, à sucer le sang de
millions d'asservis; la « question palpitante du jour » changerait sans doute au
gré des humeurs, mais non l'instabilité de la raison humaine ou les accents
propres aux « insultes rageuses ». Toute réforme, dans une stricte perspective
gurdjiévienne, se révélait aussi vaine que futile : « [...] il n'y a aucun
progrès, d'aucune sorte. [...] La forme extérieure change. L'essence ne change
pas. [...] La civilisation moderne est fondée sur la violence, l'esclavage et
les belles phrases. » En vérité, soit les conséquences du Kundabuffer seront
éradiquées par une action spirituelle, soit elles perdureront.
Quelques photographies de Gurdjieff prises dans son vieil âge transmettent - les
yeux, tout particulièrement - comme un fond de tristesse. Que peut donc faire un
pacifiste dès lors qu'il a perçu le caractère inéluctable de la guerre ? A ses
yeux, la « destruction réciproque » était l'abomination des abominations, « le
plus terrible des fléaux qui puisse exister dans l'univers entier ». Mais, à
défaut d'une radicale régénération spirituelle, rien n'était et ne serait
possible. Utopies, Société des Nations, promesses de paix, conférences sur le
désarmement, traités, alliances et équilibres des pouvoirs - autant de «
solutions »politiques sur le plan horizontal - resteraient d'ironiques
fioritures dissimulant l'implacable besoin lunaire d'askokinn.
Ce point de vue cosmique rendit Gurdjieff et ses disciples radicalement
apolitiques. À l'évidence, ils ne manquèrent jamais de rendre à César ce qui
était à César et à Dieu ce qui était à Dieu. Dans leur acquiescement calculé à
un monde empli d'absurdités criardes et douloureuses, ils cultivèrent le sens de
l'humour et le détachement intérieur. Ils secoururent leur prochain; ils
prêtèrent assistance à chacun; ils vécurent dans une subtilité sereine. Et,
quand le simple instinct de survie leur commanda de hurler avec les loups au
vent nocturne de la psychose dominante, ils luttèrent simultanément pour une
secrète équanimité : « Cela ne nous concerne pas. Guerre ou pas guerre, c'est la
même chose pour nous. Nous en tirons toujours un profit. » Assurément, leur
désir d'indépendance évolutive fut porté jusqu'à l'absolu.
Un ultime coup d'oeil confirme amplement la singularité de la vision sociale
gurdjiévienne. Plus que tout autre, peut-être, il doit être considéré comme le
père philosophique des mouvements écologique et holistique contemporains 7. (A
tout le moins, il rejoint au panthéon Haeckel, J. C. Smuts et Schweitzer.) Mais
combien l'approche de Gurdjieff est différente. Il ne se fait nullement le
chantre d'une politique prônant l'ouverture aux autres formes de vie sur un plan
moral, esthétique, religieux ou même utilitaire, mais il proclame l'existence -
que cela nous plaise ou non - d'un principe universel et inexorable de
conservation réciproque. À ses yeux, le cœur de la question n'est autre que le
choix unique de chaque être humain au sein de la grande écologie. Si un homme
vit continûment dans la passivité, seule sa mort - son anéantissement final -
fournira de l'askokinn à la lune; en revanche, s'il oeuvre obstinément pour la
conscience (en suivant de fécondes orientations), il peut créer et libérer cette
vibration sacrée durant son existence même, ainsi que deux substances
complémentaires capables de constituer en lui une âme qui puisse survivre au
trépas. Le choix ne saurait être plus clair: manger ou être mangé.
Il en va de même pour la vision gurdjiévienne du monde: emplie d'un espoir
objectif pour le cosmos dans son ensemble, mais indéniablement sombre à
l'échelle paroissiale de l'humanité. En nous tournant vers le « tout-homme » de
Gurdjieff, son modèle d'être humain individuel, nous rencontrons encore la même
ambivalence poignante, le même sentiment de potentialité trahie.
L'enfant naît en espérance et en « essence ». L'essence ou, précisément, ce qui
est essentiel. Le soi: non point le petit corps dans le berceau, mais l'être
dans sa réalité innée; sa fatale, inexpugnable et véritable particularité.
Celle-ci est mystérieusement prédéterminée, peut-être par les étoiles et les
planètes à la naissance de l'enfant ou lorsqu'il n'est encore qu'un embryon;
cette particularité est alors censée croître et mûrir, nourrie par des
expériences réelles.
Las! L'essence est rapidement submergée et circonscrite par la personnalité -
enveloppée et étouffée comme Laocoon par les serpents grouillants. La «
personnalité » est ce que nous affichons: le masque (la persona latine) ou le
vernis social. Elle est la cristallisation en nous des influences « A » et « B »
qui prédominent partout où sévit aveuglément l'« éducation ». Nous copions
aveuglément « notre » personnalité sur celle de nos parents et de quelques
idoles de pacotille - avant de l'imposer plus tard à nos enfants. La
personnalité est certes indispensable; saisie sous son meilleur jour, elle
comprend une part précieuse de l'héritage culturel et linguistique de l'homme.
Mais, le plus souvent, elle n'est qu'un fatras de préjugés, de rêves,
d'inflexions de voix, d'habitudes corporelles, de névroses pitoyables et de
stratagèmes manipulateurs alignés arbitrairement sur l'essence. La personnalité
n'est plus alors que la matière d'autrui devenant chair en nous.
Mais le pire reste à venir. En effet, si l'essence est unique, la personnalité
est « légion ». L'idée d'une personnalité multiple hystérique a été popularisée
récemment par le biais d'un cas dûment attesté, dont ont rendu compte Thipgen et
Cleckley dans The Three Faces of Eve.
La théorie de Gurdjieff, conçue en 1916, énonce une dissociation légèrement
moindre dans le champ de la personnalité, mais elle délaisse l'étrangeté
clinique pour pointer le malaise universel - ce qui ne va pas sans aggraver la
situation. Hommes et femmes, nous avertit le maître, jouent à être les hôtes de
dizaines, voire de centaines d'identités parasitaires, toutes dotées d'un
répertoire comportemental « à oeillères ». Une rebuffade, une lettre flatteuse,
un écriteau indiquant « défense de fumer », une file d'attente trop longue, un
regard aguichant - et nous voilà le jouet de singulières métamorphoses. Nous
adoptons une personnalité devant nos subordonnés, une autre devant nos
supérieurs, une autre devant notre père, une autre devant le percepteur. Et
chacune de ces personnalités occupe la place du calife pendant une heure, semant
à la volée des billets à ordre que les autres devront rembourser : «
Certainement. Je vous verrai tout à l'heure.
Vraiment enchanté. » Une personnalité désespérée et dépourvue d'humour peut même
sauter d'une falaise ou faire une overdose - anéantissant ainsi d'une manière
insensée l'habitat de toutes les autres. En somme, notre citadelle
d'individualité déclarée est aussi fréquentée qu'un fauteuil de coiffeur. Peu
d'hommes se révèlent assez forts pour affronter un tel fait sur le plan
émotionnel et travailler dans les limites de ses terribles implications.
Pour ajouter à la confusion, toutes ces personnalités partagent des « normes »
de comportement que Gurdjieff (dans une mise en accusation qui n'est pas sans
évoquer les Sept Péchés capitaux de Hieronymus Bosch) présente comme
tragiquement anormales. Ici, ses paroles trahissent plus le chagrin que la
colère; et l'on peut presque éprouver le poids de sa souffrance lorsqu'il
affirme que cette lugubre description est « un instantané photographique,
rigoureusement exact. D'après nature
Pour Gurdjieff, avant tout, il importe de blâmer l'irresponsabilité de l'homme
envers sa faculté divine d'attentions : il ne la respecte pas, il ne la
rassemble pas, il ne la gouverne pas. Pis, le peu qu'il découvre, il le jette
aussitôt aux orties. Naturellement, cette attention vacillante, privée
d'autonomie réelle, est toujours prisonnière, engluée ou victime de telle ou
telle « identification » : ici, par exemple, elle se sclérose dans les
configurations rigides de l'apitoiement sur soi, de l'irritabilité, de
l'anxiété, du ressentiment, de l'envie, de la vanité, de la haine et de toutes
les formes d'« émotion négative » ; là, elle s'épanche en traîtresses fantaisies
internes, en « imagination », en rêveries et en systèmes illusoires; ici, elle
porte un jugement hautain sur ces pauvres diables d'humains, tout en craignant
paradoxalement - et jusqu'au supplice! - leur verdict; là, elle orne son
ignorance afin de la faire passer pour un savoir... et, invariablement, elle
alimente en énergie notre bavardage intérieur et extérieur - toutes les
associations despotiques qui sans cesse vont et viennent à travers notre cerveau
épuisé.
Toute cette pantomime, toute cette affectation, ne peut (selon Gurdjieff)
masquer le fait que l'homme est essentiellement une machine impersonnelle: une
mécanique merveilleusement complexe de stimulus et de réponses qui « avale des
impressions et excrète du comportement » ; un dispositif dépourvu par nature de
connaissance de soi et d'initiative indépendante - pour tout dire, un simple
transformateur cosmique dont use la « Grande Nature » pour séparer le fin d'avec
le grossier et les restituer chacun dans leur propre sphère.
L'exactitude détaillée du schéma gurdjiévien est à la fois stupéfiante et
monstrueuse. Sa « machine » humaine brûle tout ensemble trois combustibles au
raffinement croissant: la nourriture, l'air et les impressions sensorielles. Le
mélange de ces combustibles alimente cinq cerveaux ou « centres » indépendants:
le centre intellectuel contrôle notre pensée; le centre émotionnel, nos
sentiments; le centre moteur, les mouvements acquis du corps dans l'espace; le
centre instinctif, le fonctionnement inné (respiratoire, digestif,
cardio-vasculaire, etc.) de l'organisme; et le centre du sexe, les
manifestations sexuelles authentiques.
La structure générale de cette machine humaine, ou « usine alimentaire »,
apparaît certes admirable - mais en pratique rien ne fonctionne correctement.
Les cinq centres - incontrôlés autant qu'expansifs - s'accordent au plus mal,
s'agressant et se harcelant. Certains éléments subalternes semblent rouillés,
d'autres en surchauffe ou inexplicablement maintenus en réserve. Les pannes sont
fréquentes et les pièces de rechange difficiles, voire impossibles à trouver.
Bref, ce « bidule déglingué » n'est ni efficace ni rentable; au bout d'un temps
très court, il est inéluctablement envoyé à la casse, et tous ses composants
dotés de quelque valeur sont recyclés dans le processus ininterrompu des
fabrications en série.
La situation est-elle donc sans espoir? Comme le cercle fermé des Yézides ?
Comme quelque implacable geôle mécanique? Oui - tristement, et sans le moindre
recours - pour la grande masse stupide etentêtée de ceux qui s'imaginent être
libres. Mais pas pour tous, heureusement; pas pour les membres d'une certaine
minorité, assurément insignifiante sur le plan statistique, mais dont la franche
et douloureuse confrontation avec les apories de l'esclavage intérieur est la
marque d'une lutte réaliste pour l'émancipation. Dans son analyse finale - que
les psychologues en prennent note -, Gurdjieff n'opte point pour le déterminisme
cuirassé d'un Pavlov ou d'un Watson, mais pour un néobéhaviorisme permettant de
sauvegarder, non sans générosité, la conscience et le libre arbitre. Dans le
schéma gurdjiévien, l'homme est en effet une machine des plus particulières, la
seule sur terre capable de se connaître pleinement et de s'éprouver elle-même en
tant que chose vivante. L'existence d'êtres tels que Bouddha, Pythagore, Jésus,
Léonard de Vinci - auxquels nous ajouterons peut-être quelques modernes - en
fournit du reste une preuve éclatante.
Ainsi, nous faisons nos premiers pas comme des machines inconscientes... mais,
de même que les bulldozers, les orgues de théâtre et les ordinateurs sont des
machines différentes, les hommes apparaissent comme des créatures aux
tempéraments divers et classifiables. Selon la conception rigoureuse de
Gurdjieff, l'un ou l'autre des trois centres principaux prédomine chez un
individu donné, de sorte qu'il constitue son type : chez l'« homme n° 1 », c'est
le centre moteur; chez l'« homme n° 2 », le centre émotionnel; et chez l'« homme
n° 3 », le centre intellectuel. Quoiqu'elle puisse les masquer, la personnalité
ne peut jamais supprimer entièrement les relations vitales avec la main, le
cceur et la tête dévolues respectivement à ces trois catégories. Songeons à
Shakespeare - Falstaff, Othello et Hamlet ; à Dostoïevski - Dimitri, Aliocha et
Ivan Karamazov. Au vrai, toutes les cultures humaines, toutes les formes
artistiques, toutes les religions et tous les systèmes philosophiques peuvent
être classifiés et éclairés à la lumière de cette approche triadique.
Telle est donc (en un résumé quasi claustrophobe)-la typologie fondamentale de
Gurdjieff - laquelle a suscité, d'une façon étonnante, l'écho de plusieurs
psychologues empiriques (Kretschmer en 1925, Sheldon en 1940, et, plus récemment
- non sans soulever quelques réserves, du reste -, Eysenck). Mais attention! La
ressemblance est ici superficielle. En premier lieu, Gurdjieff ne propose aucune
« somatotypologie constitutionnelle » - pour reprendre le style pompeux des
psychologues; en langage clair, il n'associe pas, comme ils le font, la forme et
la taille du corps au caractère. Mais la distinction philosophique se révèle
plus importante encore. Si les nombreuses typologies
« constitutionnelles » assignent toutes à l'homme un type définitif, Gurdjieff
affirme, lui, que ce type peut évoluer; autrement dit, quand toutes les
psychologies profanes nous jettent dans un cul-de-sac, Gurdjieff nous fait
avancer un pas après l'autre sur une voie authentiquement spirituelle - fût-elle
ardue.
Ici comme ailleurs, le maître adopte une position des plus traditionnelles.
L'espoir de se parfaire, d'échapper au marécage douloureux de l'existence
mondaine, de cheminer en pèlerin vers l'immortalité - voilà qui a toujours
constitué l'idéal, sinon le parcours, des êtres les plus élevés. Bien que
Gurdjieff élabore son panthéon avec brio et clarté (I'« homme n° 4 » ou
l'équilibré, l' « homme n° 5 » ou l' unifié, l'« homme n° 6 » ou le conscient,
l'« homme n° 7 » ou le parachevé), il ne nous offre toutefois aucune alternative
pour ce qui est de notre modeste point de départ.
Depuis des temps immémoriaux, cette longue quête évolutive a suscité
l'engagement de petites minorités fort diverses. Il semble, toutefois, que trois
« voies » religieuses distinctes aient été progressivement défrichées en vue de
satisfaire les besoins respectifs des hommes n° 1, n° 2 et n° 3 :
1) la voie du fakir;
2) la voie du moine;
3) la voie du yogi.
Le « fakir » atteint son objectif en soumettant son corps, le « moine » affine
et sanctifie ses émotions; le « yogi » cultive ses pouvoirs intellectuels.
(Notons au passage que Gurdjieff se tient strictement à ces critères, et non à
des définitions culturelles; ainsi, et pour paradoxal que cela soit, un yogi de
la bhakti suit la « voie du moine » et un moine zen la « voie du yogi ».)
Bien entendu, ces trois voies religieuses classiques ne seraient que songes
creux - comme l'influence « A » le marque cruellement, et non sans quelque
brutalité - sans le truchement d'une double bénédiction la gouverne
compatissante de ceux qui ont déjà atteint les plus hautes stations du chemin;
et les deux mystérieux « réservoirs de grâce » déjà présents en chaque homme (le
« centre émotionnel supérieur » et le « centre intellectuel supérieur », ainsi
que Gurdjieff les nomme abruptement). En conséquence, ces trois chemins
institutionnels consacrés demeurent des voies d'inspiration précieuses autant
que légitimes.
Chacune, néanmoins, exige un acompte exorbitant - acceptation d'un moule
comportemental, célibat, renoncement à la vie ordinaire -, tout en n'offrant,
malgré les pouvoirs par elle délivrés, qu'un progrès foncièrement désaxé. Dans
le même ordre d'idées, Gurdjieff lance un avertissement clair: celui qui accède
au stade de l'homme n° 5 sans être passé par celui de l'homme n° 4 ne fait que
cristalliser son déséquilibre.
Le maître situe son propre enseignement au sein d'une mystérieuse tradition: la
Quatrième Voie (ou « voie de l'homme rusé »), laquelle ne demande pas de «
mourir au monde » et évite rigoureusement tout déséquilibre par le développement
simultané et harmonieux du corps, des émotions et de l'intellect. L'homme de la
Quatrième Voie ne renonce pas « aux occupations ordinaires, aux conditions de
vie habituelles » ; il accepte sa situation quotidienne, bonne ou mauvaise; il
perçoit ses réactions successives envers l'argent et le sexe comme autant
d'indices temporaires relatifs au développement de son « être » - et comme un
espace de lutte. Toutefois, dans ce long voyage évolutif, la vie n'est plus
simplement un champ de bataille; elle devient un véritable guide. Ce que Peter
Brook montre d'une façon saisissante.
Est-il saint l'homme qui se retire loin de la misère et de la cohue régnant sur
la place du monde, qui anéantit, non sans arbitraire, les aspects prétendument
indésirables de l'expérience humaine pour se vouer à sa seule dimension sacrée?
Tout l'enseignement, toute la vie de Gurdjieff affirment le contraire... Dans sa
propre recherche spirituelle, celui-ci resta toujours en éveil, guidant les
autres vers une vie plus riche et plus intense.
Nous devons pourtant admettre ici que cette authentique Quatrième Voie - sans
même évoquer ses mille parodies modernes, si affligeantes - s'est révélée « bien
trop enfouie dans les profondeurs et par trop insaisissable en surface » pour
être prise au piège et disséquée comme il se doit par les historiens des
religions. Sa lignée demeure on ne peut plus obscure. Les divers groupes
archétypaux que nomme précisément Gurdjieff - les sociétés Akhaldan, Heechtvori,
Olbogmek, etc. - n'ont pas la moindre signification au regard des critères chers
à l'histoire.
Les anciens, pourtant, n'étaient pas moins hommes que nous. Que certains êtres
du passé aient suivi une voie d'équilibre, « dans le monde, mais pas au monde »
; qu'ils aient reçu, incarné et transmis une initiation spécifique - voilà qui
n'aurait rien d'extravagant. Bien des historiens amateurs se sont du reste
avancés plus loin, qui ont d'ores et déjà retrouvé la trace des colonnes
errantes de la Quatrième Voie parmi les bâtisseurs du Mont-Saint-Michel, les
clunisiens, les templiers, les alchimistes, les premiers quakers, les
francs-maçons russes, voire les membres de quelques écoles secrètes dédiées au
théâtre, à la musique et à la peinture - mais ceux-là doivent assumer seuls la
responsabilité de leurs intuitions. Néanmoins, chaque fois qu'une qualité
particulière d'attention et de questionnement contribue à faire changer les
choses, on peut assurément soupçonner l'influence de la Quatrième Voie.
Quoique Gurdjieff eût façonné sa vie selon les voeux qu'il s'était imposés, il
n'exigeait rien de ses élèves. Leur seule obligation - toutefois sérieuse -
consistait à demeurer, à chaque étape de la « route de Philadelphie »,
volontaire, fluide et ouvert à toutes les expériences. Il insistait toujours
pour qu'ils cultivent leur esprit critique - condamnant la foi aveugle et
recommandant à sa place la « compréhension ».
Mais le verbe « recommander » n'est sans doute pas assez fort. Pour Gurdjieff,
la compréhension se révélait vitale; cette indispensable légitimation intérieure
transcendait en effet le simple savoir, loin d'encourager quelque
autosatisfaction intellectuelle, elle donnait souvent le sentiment - combien
impressionnant! - d' « embrasser » une entité infiniment plus grande que
soi-même.
Le gurdjiévien d'aujourd'hui, à travers toutes les épreuves de son existence,
intérieure comme extérieure, s'attache avant tout à comprendre: à l'instar du
jeune prince Siddharta (quittant son palais doré pour faire l'expérience de la
douleur liée à la maladie, à la vieillesse et à la mort), il désire ardemment
pénétrer sa propre nature et l'énigme qui s'offre à lui. N'est-il pas inepte de
considérer toute chose pour certaine ? Tant de questions immenses restent à
explorer: grandes lois de la création et de la conservation du monde, mystère du
temps, géologie et préhistoire observées au regard de leur signification
profonde mais oubliée. Songeons encore au cortège des civilisations, aux subtils
indices laissés par les contes de fées, les mythes et les légendes, sans oublier
les courants d'influence manifestes ou secrets à l'œuvre dans notre monde
contemporain...
Le défi est vaste. Il ne s'agit pas ici - rappelons-le - de se transformer en
baudruche brassant du vent, ou en quelque personnage bouffi éructant des
ouï-dire, mais de devenir un « être d'excellence ».
Pour ce faire, nous devons sculpter notre type humain, notre singularité
dominante et notre place dans le schéma des choses avec le seul burin de la
compréhension.
« Être » - que signifie au juste ce mot, manifestement si crucial pour Gurdjieff
? Ici encore, nous devons faire appel à notre intuition la plus aiguë: être,
c'est quelque chose comme une « qualité d'êtreté » ; le grain même de l'homme,
sa masse totale, son poids atomique; ce qu'il est réellement. Et, comme
Gurdjieff le souligne d'une façon radicale, « deux hommes peuvent différer dans
leur être plus encore qu'un animal et un minéral ». Au regard de l'essence,
l'être se révèle plus souple, plus dynamique - fonction d'un effort conscient;
il est le quotient d'unité et de présence rassemblée propre à un homme, son
degré d'« être-là ». Présence rassemblée, être-là - nous approchons à tâtons du
modèle gurdjiévien de la conscience et du noyau existentiel pratique de son
enseignement.
Que la conscience soit la racine pivotante de notre expérience, qu'elle soit le
soubassement de tout savoir et l'assise de la connaissance de soi - voilà des
truismes que nous devons naturellement à la philosophie, sans pour autant (et
d'une façon quelque peu étrange) nous en sentir les débiteurs. D'un strict point
de vue humain, la singulière ingénuité dévolue à la plupart des commentaires
occidentaux offre sans doute un plus grand intérêt. De Leucippe jusqu'à Clifford,
Huxley ou Hodson, chacun peut repérer l'opiniâtre - et si lugubre - hérésie
matérialiste selon laquelle la conscience n'est qu'un « épiphénomène », un
sous-produit aussi instable qu'accidentel propre à l'activité neurale du
cerveau. Quant aux degrés de ladite conscience, Ladd résume - avec un regard
fixe que ne désavouerait point un hibou - la position de l'intelligentsia en en
réfutant tout simplement l'existence.
« Quoi que nous soyons lorsque nous sommes éveillés, comparés à ce que nous
sommes lorsque nous plongeons dans un sommeil profond et sans rêves, la
conscience est cela même. » Bravo! Entre cette naïveté binaire et le désert de
Gobi dévolu à la phénoménologie de Husserl, notre choix semble des plus larges.
Le modèle gurdjiévien de la conscience, ou Zoostat comme il l'appelle, comprend
six degrés, répartis selon deux plans. L'esprit inconscient (peu ou prou
synonyme du centre instinctif) régit d'une façon quasi miraculeuse les grands
systèmes autonomes du corps - cardiovasculaire, respiratoire, endocrinien,
digestif, nerveux, etc. À cette couche constitutive, et complétant le plan
inférieur, se superpose le mystérieux subconscient - vaste sujet en soi - que
Gurdjieff exalte à maintes reprises comme étant la citadelle de la Conscience
Objective.
Le plan supérieur du Zoostat comprend, quant à lui, quatre degrés :
1) conscience objective;
2) conscience de soi;
3) conscience de veille;
4) sommeil.
Nous ne nous attarderons pas ici - pour des raisons opposées - sur les premier
et quatrième degrés; le sommeil n'a nul besoin en effet d'une définition
élaborée, et la « conscience objective » outrepasse à l'évidence toute
description (quoique nous puissions légitimement présumer qu'elle entretient un
lien avec l'influence « C »).
A présent, redoublons d'attention! Car la différence qualitative entre les deux
catégories intermédiaires (2 et 3) nous fournit la clé même de la psychologie
évolutive chère à Gurdjieff. Commençons par la deuxième catégorie. L'impartiale
critique gurdjiévienne de notre prétendue « conscience de veille » repère les
dysfonctionnements suivants : notre attention est soit piégée soit dispersée,
notre suggestibilité élevée, notre conscience d'être marginale, nos réactions
mécaniques - tant et si bien qu'un tel état, d'un strict point de vue
scientifique, devrait être classé comme un semi-coma hypnotique. Nous sommes
tous endormis. Ce n'est pas une métaphore, mais un fait. Sur le plan social,
pareille perception se révèle autrement subversive et révolutionnaire que les
visées diablement imprécises de tous les Trotski et autres Kropotkine de
l'histoire, au vrai, il s'agit d'une idée qui, à l'instar du soleil ou de la
mort, ne saurait être regardée longtemps en face - un monde sous hypnose!
Comment émerger de cette transe ? Telle est, naturellement, la question. À tout
le moins, Gurdjieff définit clairement l'objectif immédiat, à savoir le
troisième niveau de conscience (qu'il préférait en fait nommer le « rappel de
soi »). Tant que cette dimension ne prédomine pas dans la vie d'un homme, ses
plus sincères aspirations au changement ne sont que vains fantasmes. Une telle
expérience, heureusement, ne nous est pas complètement étrangère. Ce rappel de
soi, nous l'avons tous éprouvé spontanément lors de situations imprévisibles :
danger, surprise, émotion intense, dilemme ou stress aigu - lesquelles apportent
cette impression inimitable, indubitable même, de présence absolue et déposent
leurs sédiments particuliers dans la mémoire. Soudain nous sommes éveillés!
Gurdjieff - c'est là son exigence - entend que nous nous acclimations, pas à
pas, à vivre à cette altitude. « L'homme peut naître, mais pour naître il lui
faut d'abord mourir, et pour mourir il doit d'abord s'éveiller. »
Au commencement, le processus psychophysique de l'éveil semble entièrement
cohésif : Osiris retrouve ses membres dispersés. Au nom d'une unité plus haute,
les trois centres inférieurs de l'homme - intellectuel, émotionnel et moteur -
sacrifient sur-le-champ leur autonomie chaotique. Songeons à l'énigmatique
promesse de Christ: « Car, là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je
suis au milieu d'eux » (Matthieu 18,20). Cohésion, donc. Pourtant, et
paradoxalement, dans l'acte même du rappel de soi, la séparation (Djartklom,
ainsi que l'appelle Gurdjieff) apparaît implicite. Le moi fragilement unifié ou
« individué » se détache brusquement de ses identifications et de ses rêves
habituels. Comme si, tout soudain, une flèche d'attention à double pointe se
trouvait lancée à la fois vers l'extérieur - la vie fonctionnelle - et vers
l'intérieur - la force inconnue gouvernant ces fonctions.
Eh bien... ne partageons-nous point déjà, en cet instant, le désespoir
de Gurdjieff à l'endroit des mots ?
Si le Sinaï gurdjiévien nous a livré des tables de la loi, celles-ci indiquent à
l'évidence les « cinq tendances êtriques obligoluées » - règles auxquelles ne
sauraient échapper les hommes qui souhaitent évoluer.
La première: avoir, au cours de son existence êtrique ordinaire, tout ce qui est
réellement indispensable et satisfaisant pour son corps planétaire.
La seconde: avoir constamment en soi un besoin instinctif inextinguible, dans le
sens de l'Être.
La troisième: s'efforcer consciemment de connaître toujours plus à fond les lois
de la création du monde et de l'existence du monde.
La quatrième: payer dès le commencement et au plus vite pour sa venue au monde
et pour son individualité afin d'être libre, par la suite, d'alléger dans toute
la mesure du possible 1 affliction de notre Père Commun.
Et la cinquième : toujours seconder ses semblables, ainsi que les êtres d'autres
formes, en vue de leur perfectionnement accéléré jusqu'au degré de « Martfotaï »
sacré, c'est-à-dire jusqu'au degré d'auto individualité.
Sous l'égide de ces cinq lois, la rédemption d'un homme exige une lutte sans
réserve ni répit contre « les conséquences des propriétés de l'organe
Kundabuffer » : c'est-à-dire contre l'égoïsme, l'habitude, le mensonge, le
bavardage, les fantasmes, les émotions négatives et le sommeil hypnotique. Et
une lutte complémentaire destinée à porter au plus haut l'attention, la
présence, l'unité, l'être et la compréhension.
Il s'agit là - et nous pouvons le reconnaître sans le moindre soupçon de
sarcasme - d'excellentes résolutions. Toutefois, l'orientation donnée à la
trajectoire spirituelle - le simple projet d'aller « vers le haut et non vers le
nord » - ne garantit rien en soi. Celle-ci peut en effet se transformer - avec
quelle facilité! - en quelque lévitation imaginaire ou en un désespoir
romantique des plus confortables. En vérité, le Kundabuffer se révèle tenace; et
au ceeur même de toute volonté de changement profond se dissimule un insidieux
paradoxe. Un seul exemple devrait ici suffire. L'être et la compréhension - deux
pierres d'angle aussi vitales l'une que l'autre - se disputent l'antériorité
comme l'œuf et la poule; l'être d'un homme gouverne entièrement sa capacité à
comprendre; néanmoins, « seule la compréhension peut mener à l'être. Le savoir,
par lui-même, n'a qu'une présence passagère ». Comment procéder?
C'est précisément cette impasse psychologique - et une douzaine d'autres tout
aussi cruelles - qui rend la présence d'un maître indispensable. Sans le choc
bienfaisant de son intervention, l'octave évolutive de l'élève ne saurait
croître; encore et toujours, la Loi de Trois doit être rappelée - pour que
l'indéfinissable « grandeur » du maître fusionne avec la « petitesse » du
disciple dans une authentique voie du milieu. Il n'existe, bien sûr, aucun salut
par procuration. Le chemin reste long et ardu. « Heureux celui qui a une âme,
dit Gurdjieff. Heureux celui qui n'en a pas. Malheur et souffrance à celui qui
n'en a que le germe. » Seul l'élève peut oeuvrer à sa métamorphose intérieure,
mais seul le maître est à même de créer et de préserver un environnement
favorable à cette transformation. Comme Gurdjieff le note, avec un sourire sans
doute désabusé : « J'ai un très bon cuir à vendre pour ceux qui veulent faire
leurs chaussures eux-mêmes. »
Ainsi les idées du maître se métamorphosent-elles imperceptiblement en méthode;
la théorie devient pratique. Dans l'« environnement favorable » qu'il crée - et
c'est quasiment la marque de son enseignement -, vient, en premier lieu, le «
groupe »
Un homme seul ne peut rien faire, rien atteindre. Un groupe réellement dirigé
peut faire beaucoup. [...] Vous ne vous rendez pas compte de votre propre
situation. Vous êtes en prison. Tout ce que vous pouvez désirer, si vous êtes
sensé, c'est de vous évader. Mais comment s'évade-t-on? Il faut percer les
murailles, creuser un tunnel. Un homme seul ne peut rien faire. Mais supposez
qu'ils soient dix ou vingt, et qu'ils travaillent à tour de rôle : en
s'assistant les uns les autres, ils peuvent achever le tunnel et s'évader.
L'être, l'unité, la présence, l'éveil - autant d'idéaux spécieux et mystifiants,
s'ils ne sont pas incarnés et confirmés par l'expérience directe. Par ses
échanges multiples et ses exercices intérieurs, le groupe offrait un climat au
sein duquel se desséchait le narcissisme et fleurissait le monde réel. De même,
les Mouvements ou les Danses permettaient d'établir un lien entre la quête
propre à l'élève et son sentiment de servir le sacré. Qui pourrait bien mentir,
ou devenir mensonge, devant le Maître de danse?
La boucle semble bouclée. Un tel homme ne peut être compris sans son
enseignement - et vice versa. Gurdjieff et sa révélation ne sauraient être
séparés - fût-ce par l'épaisseur d'un cheveu
Gurdjieff était un maître [...]. Selon les conceptions traditionnelles, la
fonction du maître ne se limite pas à l'enseignement des doctrines, mais
signifie une véritable incarnation de la connaissance, grâce à laquelle le
maître peut provoquer un éveil et par sa présence même aider l'élève dans sa
recherche.
Ainsi apparaît notre gibier: un grand-père provocateur aux fiers et
bouillonnants pronunciamentos ; un être accompli; un faux charlatan, un poète
des situations; un saint avec des couilles.
p272
-
De toute évidence, il préférait vivre d'une façon radicalement surréaliste -
comme son quatrième voyage en Amérique en témoigne sans la moindre équivoque.
Alfred Richard Orage - jugé et condamné par contumace - passait des vacances
prolongées en Angleterre lorsque, le 13 novembre 1930, Gurdjieff débarqua à
nouveau aux États-Unis. Les membres du groupe de New York au grand complet se
réunirent ce soir-là au studio 61 de Carnegie Hall pour entendre la secrétaire
de Gurdjieff lire quelques extraits de Belzébuth, mais leur sentiment - bien
pardonnable - d'excitation, voire d'autosatisfaction (puisqu'ils avaient
l'impression de jouir d'un privilège), fut abruptement miné par les
interventions personnelles du maître.
[...] assis dans un coin, j'observais par ennui l'expression de vos visages,
lorsqu'il me sembla voir sur le front de chacun de vous, tantôt de l'un, tantôt
de l'autre, se détacher clairement l'inscription : « candidat pour maison de
fous ».
Et, si les disciples américains de Gurdjieff étaient effectivement devenus des «
candidats pour maison de fous » ; si leur superficialité provoquait « un
tremblement prolongé pareil à celui qui s'empare des personnes sujettes à ce que
l'on appelle la "fièvre jaune de Kushka" » ; si la technique d'« observation de
soi » s'était transformée chez eux en désastreuse idée fixe; s'ils ne
comprenaient strictement rien aux Danses sacrées; s'ils s'étaient égarés dans
une profonde réflexion labyrinthique relative à la « carte locale », au « bateau
», à la « grande carte » et à la « destination » (concepts inconnus au Prieuré)
- tout cela était dû sans l'ombre d'un doute à l'amateurisme coupable de M.
Orage.
Le pire, toutefois, était à venir. Lors de la conférence fatidique du 1er
décembre, Gurdjieff pulvérisa littéralement à la grenade l'entourage déjà
démoralisé d'Orage. Avec un fort accent allemand, Louise Goepfert lut la
tristement célèbre « prestation de serment », que chacun devait signer dans les
trente-six heures sous peine d'être expulsé du groupe :
Je, soussigné, après mûre et profonde réflexion, sans subir l'influence de qui
que ce soit, mais de par ma propre volonté, jure sous serment de n'avoir, sauf
instructions de M. Gurdjieff ou d'une personne qui le représente officiellement,
aucune espèce de relations, parlées ou écrites, avec aucun des membres de
l'ancien groupe des adeptes des idées de M. Gurdjieff ayant existé jusqu'à
présent sous le nom de "Groupe Orage", et de n'avoir aucune relation, sauf
permission spéciale de M. Gurdjieff ou de son délégué, avec M. Orage lui-même.
Partagés entre leurs espoirs et leur loyauté, les New-Yorkais sans défense
étaient pris dans un dilemme; certains signèrent, d'autres refusèrent, d'autres
encore usèrent de faux-fuyants. Une nuée de télégrammes frénétiques fondit sur
Orage, qui logeait dans sa vieille ferme de pierre, près de Rye. Sans autre
délai, il s'embarqua pour New York sur le Washington. Dès le 10 décembre, jour
de son arrivée, il demanda à être reçu instamment par son maître. Gurdjieff
accepta volontiers... - « à la seule condition que vous aussi, monsieur Orage,
signiez l'engagement proposé à tous les membres du groupe ».
Si Gurdjieff avait compté sur le refus de son super-idiot, il avait mal jugé son
homme; empoignant le stylo qui avait servi si magnifiquement à son maître,
Orage, sans la moindre hésitation, fit le serment de mettre Orage en
quarantaine. Les nouvelles de ce coup de théâtre parvinrent à Gurdjieff dans
l'appartement « Q » du 204, 59e Rue ouest, alors qu'il préparait son dîner... et
elles eurent un effet immédiat :
Soudain [...], je versai de la main gauche dans la casserole, au lieu d'une
pincée de gingembre, toute ma réserve de poivre de Cayenne, [...] puis je me
précipitai dans ma chambre, tombai sur le sofa, et, enfouissant ma tête dans les
coussins - qui, soit dit en passant, étaient à moitié mangés de mites -, me mis
à sangloter en pleurant à chaudes larmes.
Gurdjieff pleurait-il à cause de la magnanimité d'Orage? Ou parce qu'il avait
perdu son disciple ? Ou, au contraire, échoué à le chasser ?
Nul ne peut le dire. La cruelle succession des blessures qu'il s'était infligées
aurait pu excuser des sanglots plus universels.
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