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Véronique Skawinska

Rendez-vous sorcier avec Carlos Castaneda

En 1985 Véronique Skawinska est chargée par Aimel Helle (Dominique Aubier) de rencontrer Carlos Castaneda et de lui délivrer un message. Aimel Helle est une personne très convaincante, elle explique le rôle de la Catalina et laisse entendre que c'est elle. Elle interprète le vol de la voiture de Véronique à sa façon. De manière générale elle interprète les évènements comme autant de signes permettant de prendre des décisions. Elle assure à Véronique qu'elle est la Carol du Feu du dedans. A Los Angeles elle doit trouver Carlos. Finalement la rencontre a lieu, elle peut remplir sa mission et transmettre le document d'Aimel Helle. Une seconde rencontre devait avoir lieu mais le rendez vous fut annulé. Au retour Aimel lui explique son rôle de tenon.

 

La catalina

p37 à 42 - Mme Helle (je me souvenais d'elle avec rage, comme d'une cartomancienne) faisait souvent référence aux récits de Carlos Castaneda. Une femme de son âge, s'intéresser à des littératures qui volaient au ras des années hippies! J'avais exprimé ma surprise, un soir que nous dînions ensemble. Elle avait posé sa fourchette et m'avait jeté un regard féroce

- Vous me faites rire! Ces livres sont d'une importance capitale. Ils jalonnent une situation d'exception pour le monde entier. Croyez-vous que don Juan ait parlé pour ne rien dire, pour ne rien faire? Pour le plaisir, peut-être, de vous amuser?

Puis, avec une impatience sévère, elle se mit à raconter des choses extraordinaires concernant l'initiative que don Juan aurait prise, en acceptant de confier sa sagesse à un scientifique. Pour elle, cela ne faisait aucun doute : don Juan était un initié de très grande envergure, une sorte de prophète international que l'invisible aurait choisi pour sa haute compétence en matière de Connaissance. Elle avait repéré dans les enseignements de l'Indien la grille qu'elle-même utilisait. Pour elle, c'était une évidence. Don Juan maîtrisait la doctrine initiatique. Cela se voyait clairement. Il suffisait de l'écouter pour assister à une véritable expression de la pensée typique d'un initié. En ce sens, les comptes rendus de Castaneda constituaient des documents exceptionnels. On y voyait un être de Connaissance montrer ses façons de penser.

- Il y a des gens qui disent que c'est du roman.

A ses yeux, l'hypothèse de la fiction ne tenait pas la route. Pour inventer don Juan, Castaneda aurait dû être lui-même un "homme de Connaissance". Sa démarche prouvait qu'il ne l'était pas.

- Seul un initié peut reconnaître des manières de penser d'un autre initié. Roman pour ceux dont les idées ne font jamais le tour complet de la tête.

Il me fallait l'admettre: quelque chose d'inusité fascinait dans les dires du sorcier. Et c'était bien une manière de raisonner différente de celle de tout le monde.

L'assurance d'Aimel Helle était impressionnante lorsqu'elle parlait de don Juan. On aurait dit qu'elle était sa complice. Il m'était impossible d'échapper à l'envoûtement qui s'en dégageait. Je subissais son ascendant mais ne pouvais pas la juger. Je ne savais pas si ce qu'elle disait était vrai ou faux. J'aimais la façon de voir le réel qui émanait de ses discours. La vie se métamorphosait et prenait une sorte de prestige magique. C'était séduisant. Elle voyait en don Juan un homme extraordinaire qui avait pris une décision énorme, afin de projeter la Connaissance sur l'humanité. Ce vieil Indien inconnu aurait été choisi par l'invisible pour amorcer le retour de la Sagesse sur le monde. J'étais fascinée à l'idée qu'un simple Indien en poncho et sandales ait été mandaté pour mener à bien une œuvre qu'un académicien en grand habit ne pouvait pas imaginer. Derrière la vie sociale dont j'avais l'habitude se dressait une autre Vie faite de transparences monumentales que personne ne soupçonnait. Cette femme les voyait - et me les montrait. Et j'étais heureuse d'y croire. Ces révélations qui promettaient l'arrivée de la Connaissance correspondaient à mes espoirs personnels. Moi aussi, j'étais de ceux qui attendaient, comme l'avait pressenti André Malraux, qu'il devienne enfin spirituel, ce xx° siècle. Comment n'aurais-je pas été charmée par quelqu'un qui me démontrait, arguments rationnels au poing, que cet espoir n'était pas utopique, que la révolution spirituelle était en marche, là, ici, aujourd'hui, maintenant. Ces opinions m'étaient confortables. Je les recueillais docilement. Cependant, pour la forme, parce qu'il convient d'ainsi se comporter en Occident, j'eus un jour le souci de vérifier. J'ai tout de même prié mon professeur de yoga d'examiner pour moi la compétence de cette femme.

Cette équipée! Je me revois traversant les rues villageoises de Montmartre auprès de mon grand Hollandais embéguiné de blanc. Pour rendre visite à la suspecte, Hans avait laissé sa barbe descendre de tout son long, alors qu'il la roule ordinairement en une sorte de chignon sous le menton. II était tout à fait disposé à lui faire subir un examen de règle. Et il était bien capable, lui, de donner une note. Cet homme a trouvé dans le tantrisme blanc une ligne de conduite si adéquate à ses aspirations qu'il en a adopté le turban. Les sikhs, auxquels il s'est rallié, constituent en Inde une caste de guerriers. Pour se former à l'action, ils utilisent un yoga inhabituel par sa dynamique. Les adeptes occidentaux de cette discipline religieuse tiennent à rester normalement insérés dans la société, en dépit des attributs symboliques dont ils usent : barbe, peigne d'argent dans les cheveux, bracelet au poignet, poignard-bijou porté en pendentif, turban roulé sur au moins un demi-mètre, cheveux jusqu'à la taille, vêtements de coton immaculé. Ils enseignent le yoga en marge de leur activité professionnelle. Guru Hans Singh - appellation sous laquelle il a été consacré - exerce, sous son vrai nom, le métier d'architecte. C'est un homme extrêmement sérieux, qui possède une large culture orientale. II me semblait de taille à tenir tête à Mme Helle.

J'avais très envie de les voir s'affronter. Je me préparais à assister à un véritable combat de coqs. Très souvent, les chefs se contestent l'un l'autre, chacun voulant garder sa suprématie. J'avais demandé à Aimel si elle accepterait de commenter un passage de la Bhagavad Gîtâ. Ce choix convenait à Guru Hans qui connaissait fort bien ce texte. Elle n'y avait vu aucun inconvénient mais à peine la conversation prit-elle le chemin de l'exégèse qu'au lieu de donner dans la bibliothèque orientale, sans demander si cela nous plaisait ou non, elle se mit à décortiquer un passage extrait de L'herbe du diable et la petite fumée. Il s'agissait de l'épisode où Carlos Castaneda luttait contre une terrible sorcière nommée Catalina. Don Juan la lui avait présentée comme son ennemie mortelle.

Aimel s'était assise au centre de la banquette moquettée de violet, nous invitant à prendre place à ses côtés, dans les coussins de soie. Le grand turban blanc de Guru Hans surplombait la pièce de toute son auréole de spiritualité vécue. Mais au dessous de cette couronne liturgique, son visage témoignait du plus grand ahurissement. Du diable s'il s'attendait qu'on lui fasse la lecture! Et surtout, cette lecture-là. Avec une autorité ou une désinvolture qui tenait de la provocation, en dépit de l'extrême naturel avec lequel elle s'y était prise, notre hôtesse avait ouvert son livre et, d'un geste ostentatoire, nous en avait montré la pagination: page 239. Puis elle s'était mise à lire à haute voix, détachant les syllabes et les mots comme un orateur du midi. Son index suivait le texte ligne à ligne et s'arrêta soudain sur une phrase stabilée de vert. Je ne sais comment elle s'y prit. Je ne saurais reproduire ses paroles. Mais je puis bien dire qu'en quelques commentaires rapides, elle fit disparaître l'imagerie d'épouvante qui forme la trame du récit et surgir des mêmes mots la preuve que don Juan utilisait là une implacable technique de divination.

Je ne m'en étais jamais aperçue. Mon ami non plus. Mais il se montrait si attentif, si véritablement intéressé que je me mis moi-même à écouter avec attention.

Ce qui se passait était de l'ordre de l'alchimie. II y avait le passage écrit par Castaneda. Puis le commentaire. En quelques mots, les faits se dépliaient sous l'effet d'une totale mutation. Surprenante façon d'assumer le texte.

Don Juan aurait tramé toute une affaire symbolique autour du thème de la Catalina. Il en aurait développé le sens en plusieurs épisodes. Il fallait aller logiquement de l'un à l'autre pour suivre la pensée du sorcier. Carlos Castaneda subissait chaque fois une leçon précise dont il ne percevait pas le sens. Mais cette signification était simple, aisément perceptible pour quelqu'un qui avait l'habitude des modalités de pensée initiatiques. Rien de plus facile que de l'extirper. Et c'est d'ailleurs ce que fit Aimel Helle. Avec une audace tranquille, elle transperça le texte et derrière le récit littéral fit apparaître l'intention de don Juan. Pour le sorcier, le problème à résoudre était le suivant: savoir qui reprendrait son œuvre, une femme ou un homme. D'après Mme Helle, c'était là une question cruciale. Si c'était un homme, l'affaire de la révélation n'irait pas loin. La Connaissance devrait patienter encore avant d'être larguée. Si c'était une femme, alors il fallait prendre les choses au grand sérieux. Le temps était vraiment venu de mettre les points sur les i de la réalité au moyen de la Connaissance. Et voilà que Castaneda lui-même, sans se douter qu'il servait de radiographie pour l'œil de son maître, avait vu qu'une femme imiterait le sorcier. Cette femme, don Juan n'avait eu de cesse de la décrire à Castaneda. Il voulait que son disciple soit capable de la reconnaître quand elle se présenterait à lui. En vue de quoi il avait monté tout un cycle d'opérations initiatiques afin d'imprégner la sensibilité de Castaneda des images qui, plus tard, lui permettraient de juger de la réalité. Car elle existait, cette femme susceptible de continuer l'oeuvre qu'avait amorcée don Juan. Elle en était sûre. C'était elle.

Je m'attendais qu'elle dise : "C'est moi." Mais le livre s'était refermé d'un claquement sec, pareil à celui qui éclatait entre les mains de la nonne à la fin des oraisons, dans la chapelle du couvent où je fus élevée. Au lieu de cet aveu

- Que diriez-vous d'une tasse de thé? demanda-t-elle avec une douceur huilée digne d'une lady anglaise.

Je me levai pour aller mettre l'eau à chauffer. Hans était lyrique. La leçon l'avait d'autant plus impressionné qu'il connaissait Castaneda. Il raconta qu'il avait passé trois jours en sa compagnie quelques années auparavant. La confrérie des sikhs est très implantée à Los Angeles où elle a ouvert un centre de yoga réputé, le Kundalini Yoga Institute. Au dire de Hans, l'anthropologue américain était venu chercher auprès des guerriers de l'Inde un complément d'informations pour tenter de comprendre les enseignements de son maître mexicain. Que ne les demandait-il à Mme Helle !

Mon ami sikh était en pleine effervescence. La logique de l'explication de texte avait déclenché sous son crâne un séisme qui faisait vaciller son turban. Deux heures avaient suffi à bouleverser l'arsenal de symboles auxquels il s'accrochait depuis des années. Il voulait en savoir davantage. Il fallait décrypter le yoga, les rites tantriques, les livres sacrés. Il demanda à Aimel s'il pourrait la revoir. Elle consentit à lui donner son numéro de téléphone. Il le nota ostensiblement dans son carnet à la lettre C.

- Tu te trompes de lettre, dis-je. Helle, ça commence par un H.

- Oui, mais Catalina commence par un C.

- Catalina?

Guru Hans eut un sourire moqueur. Je demeurai un instant suspendu à son regard. Catalina ? La sorcière ennemie de Castaneda?

- Et alors? s'exclama mon ami. Pourquoi pas?

Ai-je été crédule, mon Dieu! Elle avait réussi à nous convaincre qu'elle était cette femme-là.

 

Vol de la voiture

p54 à 58 - Un long aparté me fut accordé que je dus mettre à profit pour prendre connaissance du texte dactylographié racontant le procédé par lequel une certaine Catalina identifiait le disciple qu'elle attendait dans la personne d'un anthropologue appelé Florès.

- Clin d'œil aux lecteurs de Castaneda?

- Si vous voulez. Mais l'essentiel n'est pas là. Qu'arrive-t-il, là, tout de suite? Florès est passé par le Louvre et il a rencontré Catalina. Quoi? Vous ne l'avez pas remarqué? Quand il retourne au parking prendre sa Peugeot, sa voiture n'est plus là. Volatilisée.

- Et alors?

- Lui aussi, comme vous, avait laissé les clés au tableau. Il venait également de faire son marché.

- Quel rapport?

- Un rapport très clair de coïncidence. En cela réside l'événement. Il devrait vous être évident. Et puisque vous aimez tellement la psychanalyse, regardez le symbole. Que représente la voiture? C'est un véhicule. Une automobile, c'est mobile. Le char, c'est toujours le symbole de l'évolution. Non pas de la structure évolutive mais du mouvement qui s'opère en elle.

- Comme le char des tarots?

- Exactement. La disparition d'un véhicule correspond symboliquement à l'effacement d'un mouvement évolutif.

- Mais je venais tout juste d'en changer. J'ai vendu ma Renault 5 il n'y a pas trois mois.

- D'où venait-elle, cette Renault?

- Je l'ai reçue en partage au moment de la séparation d'avec mon Grec.

- Donc, elle n'était à vous qu'à moitié. Et l'autre, la Samba?

- Je me la suis payée toute seule. Avec mes bons deniers.

- Donc, le message vous concerne bien.

Cette interférence des sous sur le symbole me parut indécente. Je n'aimais guère, en outre, la perspective qu'ouvrait dans ma vie privée son interprétation des choses. Qu'avais-je besoin de changement? Agacée, je fis valoir qu'il me fallait vivre et travailler. Comment me débrouiller sans voiture? Allais-je devoir courir les rendez-vous en métro, avec mon fardeau de livres, de papiers et de magnétos? Elle m'écouta sans broncher puis d'un ton implacable

- L'invisible a décidé que vous deviez changer d'orientation. Mieux vaut, pour vous, l'écouter. Et si vous me permettez de vous parler en son nom, laissez-moi vous dire que ce n'est pas du tout une coïncidence gratuite qui vient de se produire. Le vol de votre Samba et le vol de la Peugeot de Florès, cela fait un certain bruit de cymbales à mon oreille. J'y vois le signe que vous êtes bien la personne dont j'ai besoin.

Elle se leva et s'en fut à la bibliothèque voisine, revint avec l'ouvrage de Castaneda intitulé Histoires de pouvoir et debout derrière ma chaise, lut, envoyant les mots sur ma nuque comme pour les y implanter

- Je puis dire de vous exactement ce que don Juan disait à Carlos Castaneda : La décision de te choisir était un dessein du pouvoir; les desseins du pouvoir sont insondables. Mais maintenant que tu as été choisi, tu ne peux plus rien faire pour arrêter l'accomplissement de ce dessein. Je vous le dis avec les mots de don Juan pour deux raisons. La première c'est qu'il est facile d'accepter une idée initiatique quand elle vient d'un Peau-Rouge. La seconde, c'est que les phénomènes de la Connaissance sont les mêmes pour tous les êtres de Connaissance. Votre histoire, par rapport à moi, en ce moment, est assez proche de celle qu'a vécue Castaneda quand il a rencontré don Juan. Lui se trouvait dans la situation de découvrir son disciple. S'il n'y parvenait pas, il restait un initié incomplet. Moi, je me vois dans l'obligation d'identifier la personne qui doit tenir auprès de moi un certain rôle. Si je n'y réussis pas, je serais recalée. Recalée au concours de Polytechnique, ajouta-t-elle avec humour. Ainsi le veut la jurisprudence technique des gants qu'il faut savoir se mettre pour avoir les doigts de velours si l'on doit caresser l'invisible...

Elle riait, d'un rire semi-sardonique, debout maintenant en face de moi, très digne en même temps dans sa longue robe de grosse bure beige, les pieds écrasés dans de vieux chaussons fourrés beaucoup trop grands. Sa main brune tapota le manuscrit que j'avais refermé sur la table

- Ce texte était prémonitoire. Il a posé une question. Vous y avez répondu. La fiction a questionné. La réalité est venue.

Je compris soudain qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie. Je n'étais pas étonnée car ce qu'elle disait correspondait à ma perception intime de la situation. Elle disait exactement ce que mon intuition susurrait. Elle ne me laissa pas le temps d'y penser davantage.

- Votre arrivée dans ma vie signifie que j'entre dans la période active. Plus tard, quand vous connaîtrez toutes les unités de signification de la doctrine initiatique, vous comprendrez ce que je veux dire. Il va falloir que vous fassiez des choses. Des choses dont vous n'avez pas encore l'idée mais qui, un jour, quand vous aurez assimilé la doctrine, vous apparaîtront parfaitement justes et normales. Malheureusement pour vous, dans le système de la Connaissance, il faut souvent faire avant de comprendre. Et faire bien!

Elle se tut.

Je me laissai tomber la tête en arrière sur le dossier de la chaise et lâchai un long soupir. Je fermai les yeux. Le silence se fit. Je me sentais à la fois accablée et soulagée. Faire quelque chose? Je savais bien quoi. J'estimais nécessaire de donner à ses enseignements une présentation plus simple que celle qui effrayait le profane. Indispensable, me semblait-il, d'adapter son savoir à l'ignorance doublée de la bonne volonté d'apprendre et de comprendre qui est celle de tant de gens à notre époque. J'avais craint qu'elle ne supportât pas l'idée de vulgariser sa doctrine.

- Que dois-je faire? demandai-je avec appréhension. Expliquer aux gens ce que vous pensez?

- Peut-être. Le vol, c'est l'envol. Vous avez déjà l'un, vous aurez l'autre. Il va falloir m'assister.

En quelques phrases rapides, elle me mit au courant de ses projets. Plusieurs thèmes lui tenaient à cœur qu'il s'agissait d'éclairer à la lumière de la Connaissance. Elle me laissa entendre que je pouvais l'aider à les faire passer dans le bon peuple. Mon sens médiatique des choses pouvait trouver là son emploi. D'une voix très douce, elle m'expliqua qu'il y avait urgence, en particulier, à traiter de la crise. Seule la doctrine initiatique était capable de résoudre l'énigme de la récession et du drame économique et social dont souffrait notre pays. L'idée de travailler avec elle à des sujets si nobles et si importants ne pouvait que me séduire. Mais ce qui m'émut au point de me sentir harponnée jusqu'à en avoir des larmes fut le parallèle qu'elle établit entre le rôle qu'elle m'attribuait et celui que Carlos Castaneda avait trouvé auprès de don Juan. J'avais été choisie. La décision venait de l'invisible. L'exemple de Carlos Castaneda me servit-il de référence? Ai-je senti vraiment la main du pouvoir peser sur moi? Ou était-ce le fruit de l'affection qui se tissait entre nous? Une émotion du même ordre que la mienne lui avait tiré des larmes qu'elle essuya d'un geste brusque. Puis elle posa sur moi un regard si maternel que j'en fus bouleversée.

Ç'avait tout de même été un moment inoubliable. Je n'avais pas rêvé. Cela ne s'invente pas, un dialogue comme celui-là. Il me suffit d'y repenser pour retrouver cette émotion qui devait s'enraciner quelque part au plus profond de moi-même. On ne peut pas toujours justifier par des raisons extérieures les coups de cœur qui nous traversent. J'avais été frappée dans ce qui, en moi, tenait lieu de cible, en ce cercle étroit et blanc où le destin en nous lance ses meilleures flèches.

- Ma voiture est à votre disposition, dit-elle essuyant vigoureusement ses lunettes. Prenez-la. Cela vous obligera à me servir de chauffeur. J'aurais ainsi le plaisir de vous voir souvent. C'est d'ailleurs très conforme au plan structural. Le disciple commence par être embarqué sur le chemin évolutif du maître avant de pouvoir voler de ses propres ailes. Tenez. Je fais un pari. Vous serez remboursée. Toutefois, gardez-vous d'acheter une autre voiture avant que l'invisible vous donne le feu vert. Au moment venu, votre nouvelle voiture viendra vers vous. Celle-là sera le bon cheval.

Mme Helle gagna son pari. Quelques semaines plus tard, je recevais un chèque de la MAAF qui payait le prix "à neuf" de ma Talbot argentée. J'étais extrêmement contente. L'opération "changement d'évolution" ne m'avait rien coûté!

 

Les signes

p 92 à 99 - Alors, dit Peter, assis à ma gauche. Maintenant que nous sommes à table, dites-nous ça. Qu'est-ce qui vous fait donc courir?

Son regard noir braquait sur moi une agaçante curiosité virile et sûre d'elle. Par provocation, j'eus envie d'y répondre par un exposé, pour lui déconcertant, de la vraie vérité. Et non sans feindre de rire de moi, laissant entendre que peut-être aussi, je me riais de lui, je commençai à parler d'Aimel Helle, de la Connaissance, des signes qu'il fallait savoir lire, de la technique initiatique ayant été à l'origine de mon voyage. Et comment les signes avaient indiqué à Aimel que je devais me rendre à Los Angeles pour y rencontrer Carlos Castaneda. Que c'était une sorte de dialogue à distance entre initiés. Qu'il fallait tout déterminer par le même système de lecture des signes. Et que selon les prévisions de la personne qui m'envoyait, je ne pouvais que réussir, à la condition d'être à Los Angeles au bon moment. C'est-à-dire au moment où Carlos Castaneda y serait lui-même. C'était une question d'horloge.

- Où voyez-vous une horloge? demanda Peter, balayant la salle d'un œil malin, son élégante main aux ongles manucurés allongée en visière au niveau de ses sourcils.

Il s'amusait. Moi aussi. Aimel Helle prenait toujours le parti de se moquer d'elle-même et des procédures initiatiques lorsqu'elle devait les raconter à quelqu'un qui n'y croyait pas. Je crus bien faire de l'imiter. Ah! Ce timing! Je m'efforçais d'en faire la description sur le mode burlesque. Et je raconte comment, dès le mois de mai, cette femme que je considère comme un maître m'a invitée à prendre mes quartiers d'été en sa compagnie. Je lui demande à quelle date elle prévoit de partir. Elle n'en sait rien. L'invisible ne le lui a pas encore dit. Moi, j'avais besoin d'être fixée. Ma mère tenait à ce que je passe trois semaines auprès d'elle. Il me fallait programmer certaines prestations rentables. Mes arguments agacent Mme Helle. Je n'ai qu'à attendre.

- Quel égoïsme, dit Fiona reposant violemment sa fourchette sur son assiette. (Le choc résonna dans toute la salle.) Et vous appelez cela une initiée? On est en droit de s'attendre à un minimum de bonté et de respect humain de la part d'une personne qui professe la sagesse.

- Sur le coup, j'ai réagi comme vous. Qu'avais-je à faire des impératifs qui lui étaient adressés? Exiger que je soumette mes décisions à son invisible! je me demandais bien comment il allait s'y prendre, cet invisible, pour fixer des dates de départ.

- Sans tenir compte de personne, reprit Fiona, d'un ton courroucé.

- Racontez toujours comment il s'y est pris, lança Peter Riva prêt à tant rire aux dépens de l'invisible qu'aux miens.

Je n'avais plus du tout envie de raconter. Une crevette géante, dans mon assiette, attendait d'être dépecée. On ne peut pas confier ces choses. Effectivement, cela ne se traduit pas en normes intelligibles pour celui qui n'est pas concerné. Aimel m'avait souvent grondée, lorsqu'elle m'entendait lancer au tout venant le récit des miracles signalétiques dont je me sentais l'objet depuis qu'elle m'avait appris à sonder. J'eus l'impression qu'à travers les yeux pédonculés de la crevette, elle me faisait les gros yeux.

Mais ç'avait été tellement extraordinaire à vivre dans la simplicité des faits. J'ai une amie, Maria, une brillante psychanalyste à qui j'avais parlé de l'horloge initiatique dont se servait Mme Helle. Je n'avais pas su lui expliquer le système par lequel les aiguilles finissaient par se rejoindre sur l'heure recommandée. Elle devait repartir en Grèce, dans sa famille, et n'arrivait pas à décider du jour de son départ. Des considérations contradictoires la faisaient hésiter entre le 18 et le 24 juin. La psychanalyse, qu'elle pratique pourtant avec un talent éminemment efficace, s'avérait d'une totale incapacité en tant qu'organisateur de voyages. Pourquoi ne pas demander audience à mon démêloir?

J'étais heureuse qu'elle accepte. Cela me semblait une victoire pour Aimel Helle, qu'une personne tellement raisonnable, consciencieuse, respectée dans les hôpitaux où elle travaille, qui enseigne à l'université, qui publie des communications scientifiques en collaboration avec les plus grandes autorités médicales, n'éprouve intellectuellement aucune répugnance à consulter une ésotériste. Rendez-vous fut pris pour le dimanche 26 mai à dix-sept heures.

Maria vint me chercher. Elle avait apporté un soin très délicat au choix de ses vêtements. Sur une grande jupe bleu nuit plissée à la manière de celle que portent les samouraïs retombait une courte tunique en tissu damassé dont les camaïeux verts et violets faisaient ressortir le cuivre de sa crinière. A si bien se préparer, elle avait pris une heure de retard. J'étais ennuyée. Aimel Helle est d'une ponctualité redoutable.

Mon silence avait cédé la parole à Fiona. C'était elle qui, maintenant, parlait des signes. Moctezuma interrogeait les oracles à tout propos, disait-elle, intéressant la compagnie puisqu'il s'agissait de l'empereur des Aztèques. Elle pouvait en parler, elle qui enseignait les traditions.

J'avais sur la langue une insolence toute prête pour souligner l'incongruité de considérer la valeur des signes dans des cas culturels et pas dans la vie. Mais je me tus.

- A force de lire les signes, il ne pouvait plus prendre une décision. Tantôt un corbeau lui indiquait de combattre les Espagnols. Tantôt un nuage lui conseillait de négocier. C'est à Cortés que sa lecture des signes a profité.

A Paris, les signes recherchés par Maria avaient aussi profité à Aimel Helle. Cela m'avait frappée. Nous n'étions pas à l'heure. Nous aurions aussi bien pu arriver plus tard encore. Nous avions garé la voiture loin de ses fenêtres. Et quand nous sonnâmes à sa porte, le thé était prêt. Elle montra le plateau en guise de réponse lorsque je voulus justifier notre retard

- Dès que vous aurez vidé votre tasse, nous sortirons. La sagesse parle dans la rue.

Maria avait fait enlever le siège avant, à la droite du chauffeur, dans sa voiture. Cet aménagement original n'avait eu qu'une utilité. M'obliger à m'asseoir à l'arrière. On ne pouvait pas demander à la forte Mme Helle, gênée par son infirmité, de se plier en quatre pour entrer dans une si petite voiture. Il fallait donc emprunter sa propre voiture.

Cela m'ennuyait et je me perdis dans une longue explication pour justifier cette contrainte.

- En avez-vous tiré le parti convenable? me demanda Aimel en riant.

- De quoi?

- Mais du fait que vous n'avez pas pu prendre la place que l'on dit être toujours celle du mort.

J'étais fière. J'y avais pensé. Je l'avais même dit à Maria en lui demandant si cette interprétation la choquait. N'était-ce pas un des symptômes caractéristiques de la paranoïa qu'extirper en permanence des significations bizarres à partir des choses à l'entour? En fine psychanalyse qu'elle est, Maria m'avait répondu que les comportements anormaux ne sont que des fixations obsessionnelles utilisant mal des possibilités réellement offertes par la vie mentale. Si la lecture des signes devait être un trait paranoïaque, rien ne le serait davantage que la psychanalyse elle-même, qui pratique systématiquement le décryptage habile des signaux symboliques.

La Ford dorée d'Aimel Helle était garée dans la rue voisine. Avertie de ne devoir perdre aucun détail parmi les choses qui lui sauteraient aux yeux, Maria sortit de son sac une paire de larges lunettes endiamantées et les posa sur son nez. Aimel lui ouvrit galamment la portière. Maria s'installa à la droite du chauffeur.

- Ça y est, dit-elle avec sa voix feutrée où la pensée semble un cri. Je partirai le 24 !

- Pourquoi? demanda gravement Aimel.

- Votre voiture stationnait devant le 4 de la rue Ravignan.

- Et pour vous un 4 fait un 24?

En réalité, elle voulait partir à cette date. Je crus qu'Aimel allait critiquer cette façon de calculer. Elle n'en fit rien. Elle laissa Maria s'illuminer chaque fois que, dans la rue, elle apercevait un 24 qui la confirmait dans sa volonté. Mais le soir, quand je fus seule avec elle, elle m'expliqua qu'elle n'avait pas voulu intervenir sur une décision dont elle ne connaissait pas les coordonnées.

- En revanche, comme je connais les miennes, je puis vous dire que la date du 4 juin sera excellente pour nous. C'était ma voiture qui était garée devant ce numéro de la rue Ravignan. Ravie!

- Elle les voit où, les signes, votre initiée? demanda Fiona qui songeait toujours aux corbeaux et aux nuages de son empereur vaincu.

- Dans toutes choses, répondis-je.

- Exemple?

Je racontais brièvement celui que j'avais en tête.

- Et alors? demanda Péter Riva avec sa gouaille.

- Alors, nous avons réellement pris le train le 4 juin.

- Vous auriez aussi bien pu le prendre une semaine plus tard.

- Maria n'a eu que des ennuis, liés à la date du 24 juin. Nous n'en avons eu aucun. C'est déjà quelque chose.

- Que voulez-vous dire? Que vous n'avez pas crevé sur la route? Des tas de gens font des milliers de kilomètres sans avoir le moindre accident.

- C'est vrai. Mais il y a autre chose. Mme Helle dit qu'en partant le jour prescrit, on s'installe dans la vie à la bonne place. Cela revient à se mettre en face de la vie, dans une position de droiture. Ce sont les mots qu'elle emploie.

- Bah, coupa Roland. Tous les hommes d'affaires savent que l'astuce pour réussir consiste à faire la chose juste au bon endroit et au bon moment.

Gunilla le toisa d'un regard contrarié

- Donc, la technique des initiés n'est pas fausse. Puisque tu l'utilises, toi. Mais en t'appuyant sur quoi?

- Sur mon flair essentiellement.

- Mme Helle dit qu'avec la Connaissance il lui est venu un nez comme Pinocchio.

- Ça, c'est intéressant! reprit Roland.

- Et en quoi elle a eu du pif, quand vous êtes partie le 4 juin et pas le 5 ? demanda Gunilla que sa victoire sur les réticences de son mari enchantait.

Le souvenir de ces détails s'était incrusté dans ma mémoire avec une telle force que j'en étais gênée. Je ne pouvais pas évoquer notre départ sans retrouver l'enfilade complète des menus faits qui s'étaient enchaînés depuis le chargement de la voiture jusqu'à son dépôt en gare d'Austerlitz. C'était comme si chaque geste avait demandé à mon corps de l'enregistrer sur sa meilleure, sa plus fidèle bande magnétique. Il se passait bien quelque chose pour que ma sensibilité soit ainsi en alerte alors que je manipulais tout simplement les cartons contenant le matériel électronique dont j'estimais avoir besoin pour terminer mon bouquin. L'ordinateur et ses différents programmes, le magnétophone, les disquettes, les cassettes, le matériel photo, le papier informatique, les boîtes de rangement, les Stabilo fluorescents, les livres nécessaires, sans oublier le Magimix ni Piggy, ma chatte siamoise qui venait de mettre bas, ses trois petits, sa litière et deux caisses de champagne pour honorer les amis. Toutes choses qui me sont passées par les mains en réclamant l'attention supérieure de l'esprit. Comme si l'acte de monter enfin le soir dans le Talgo avait une importance telle qu'il fallait en suivre à la loupe les moindres variations. Mais c'est bien ce que faisait Aimel Helle et, tout compte fait, je l'enviais de savoir ainsi déployer son train de vie.

Au matin, après une nuit perturbée par les piaillements de nos jeunes compagnons, nous avons repris possession de notre voiture de romanichels. Aimel prit le volant, promettant de me le confier dès qu'elle serait fatiguée. J'étais très excitée à l'idée de passer plusieurs semaines à me frotter à son monumental cerveau. J'évoquais à haute voix les souvenirs que réveillait en moi l'Espagne. Lorsque j'avais douze ans, ma grand-mère m'y avait emmenée pour un grand voyage, le premier de ma vie. Nous avions pris le Talgo jusqu'à Madrid puis l'avion pour Grenade; c'était mon baptême de l'air. Au fil des évocations, des associations s'articulaient : l'Espagne, Grenade, les rois catholiques, la conquête du Mexique... Castaneda. la conversation trouvait toujours là son pôle magnétique. Chaque fois que je reconduisais le dialogue sur Carlos Castaneda, Aimel Helle s'animait avec une énergie supplémentaire qui ramenait en moi l'idée qu'il me revenait de m'entremettre entre ces deux personnes. Il me fallait vraiment aller au Mexique ou ailleurs parler à cet homme.

- Où est-ce que je vais bien pouvoir le dénicher?

A la seconde où la question passe mes lèvres, une inscription rouge sur un mur me jette la réponse, directement dans mon œil droit: Los Angeles.

- Los Angeles, m'écriai-je. Aimel ! Le mur a dit Los Angeles. C'était écrit en grosses lettres rouges.

J'étais stupéfaite, émue, éblouie. Mon excitation n'était pas très communicative.

- Logique.

Mais ce qui m'enthousiasmait n'était pas que, selon toutes probabilités, un habitant de Los Angeles pût être rencontré dans cette ville. C'était la coïncidence, le choc de l'image sur mes mots, la cohérence flagrante entre l'inscription en grandes lettres rouges disant Los Angeles et la question que je venais de poser. Ç'avait été l'affaire d'un instant, avec une précision de chronomètre. Aimel se mit à rire.

- Le Mexique semblerait pourtant plus logique, remarquai-je. Je n'ai pas l'impression qu'il soit beaucoup à Los Angeles. Los Angeles! Encore!

La même inscription venait de s'inscrire à la même peinture rouge à droite sur un mur identique au premier.

- Redoublement qui vaut confirmation. C'est à Los Angeles que vous trouverez Castaneda. Et triplet pour spécifier la situation, dit ma conductrice pointant de l'index l'inscription que portait au front le camion jaune qui nous croisait, Victoria. Victoire. La victoire sera au rendez-vous de Los Angeles. Partez tranquille. Vous réussirez.

- Où est le miracle? demanda Peter Riva. La même chose aurait pu se produire le lendemain.

- Le lendemain, j'aurais eu peut-être une tout autre idée en tête. Et peut-être ne serions-nous pas passées par cette rue-là. Et quelqu'un aurait pu aussi bien passer du blanc sur les inscriptions, de sorte que je ne les aurais pas vues. Ce qui compte, c'est que je les ai vues à point nommé.

- Eh bien, partez. Nous ne demandons qu'à voir. Partez et revenez nous raconter comment des publicités sur les murs de Madrid vous auront arrangé un rendez-vous sorcier à Los Angeles.

 

Carol ?

p110 à 115

- Castaneda vous a " vue ".

- Qui? Moi?

- Oui.

- Je ne l'ai jamais rencontré. Vous le savez bien.

- Il vous a tout de même vue. Je ne suis pas certaine qu'il s'en soit aperçu. Mais je suis bien sûre que don Juan a tout fait pour vous montrer à lui.

- Don Juan?

Mon incrédulité l'amusait visiblement.

- Oui, don Juan, don Juan en personne.

J'étais trop abasourdie pour répliquer quoi que ce soit. Pour moi, c'était d'un hermétisme total. Comment don Juan aurait-il pu me montrer du doigt à son disciple s'il ne m'avait jamais rencontrée et ne savait certainement rien de mon existence? M'entendit-elle penser?

- Je ne veux pas dire qu'il vous ait rencontrée en chair et en os dans un salon ou sous la forme d'une statue de cire bonne pour le musée Grévin. Je ne dis pas, non plus, qu'il vous ait vue en photographie dans un quelconque magazine. Les initiés ne voient pas les êtres de cette façon-là. Moins encore, le genre de prototype que vous êtes pour lui.

- Moi? Un prototype ?

- Nous sommes tous le prototype de la situation cyclique qui est celle de notre existence, dans le cadre du modèle absolu. Mais laissons tranquille ce thème trop compliqué. Don Juan vous a vue par des moyens initiatiques et il vous a formellement désignée à l'attention de Carlos Castaneda. C'est une information dont vous ne pouvez pas vous passer. Voilà pourquoi j'entends vous la donner ce soir. Écoutez.

Elle avait ouvert son exemplaire du Feu du dedans et le tenait à bout de bras, lunettes surbaissées, afin que la lumière du spot tombât sur la page. J'étais toutes voiles dehors, en guise de curiosité. L'idée que don Juan se soit intéressé à moi m'avait électrisée. Aime! s'était mise à lire d'une voix scandée, appelant l'attention sur chaque mot: Une jeune femme se tenait debout près du canapé, comme si elle venait de se lever à mon entrée. Elle était grande et mince, délicieusement vêtue d'un ensemble vert. Elle avait des cheveux brun foncé, des yeux marron, ardents, qui semblaient sourire, un nez pointu, finement ciselé. Elle avait le teint clair, mais auquel le bronzage avait donné une superbe couleur brune.

Elle me lorgna par-dessus ses verres

- C'est vous. A la couleur près des yeux. Vous n'avez pas les yeux marron. Mais ne chinoisons pas. Don Juan a mis son disciple dans un état de conscience accrue et le contraint à avoir une vision. Il s'agit, bien sûr, d'une vision dirigée. Don Juan la provoque en un moment précis de ses rapports avec Castaneda. Très important, pour le sorcier, le moment. C'est la qualité même du moment cyclique qui a été utilisée. Ce moment a été aisément identifié par le sorcier. Carlos Castaneda venait de subir l'influence de don Genaro. Il était dans un état de " conscience accrue ", comme il dit. Dans son cerveau, le point d'assemblage s'était déplacé. Don Juan en profite pour diriger sa perception vers un lieu précis de sa structure mentale. A quoi bon cette opération? Il en attend un résultat concret. Que le point d'assemblage aille allumer un certain site cérébral. Je ne peux pas vous expliquer lequel maintenant. Il suffit que vous compreniez en quoi consiste la technique de don Juan. Il utilise sa science du cerveau pour obliger son disciple à animer, en lui, une zone corticale qui va livrer son information. Castaneda a alors une vision. Vision qui émane de son propre corps. Qui est suscitée en lui par ses propres cellules. Une vision n'est pas un rapport de police. Il vous a flanqué des yeux marron et une chevelure sombre. Il vous aura vue en négatif. Ce n'est pas grave. Don Juan veut qu'en dépit des incertitudes liées à la perception visionnaire, Castaneda recueille suffisamment d'éléments concrets concernant cette personne qu'il appelle Carol pour qu'il puisse la reconnaître, plus tard, lorsqu'elle se présenterait réellement à lui.

- Ce serait moi Carol?

- Encore une fois, Véronique, don Juan cherche à allumer dans les neurones du cerveau de son disciple des images prémonitoires. En l'occurrence, il a visé une image précise. Quand vous aurez une représentation claire du modèle absolu, vous pourrez repérer l'endroit précis où cette image s'enracine. Don Juan était fort capable de la susciter. Mais ne me demandez plus comment. Attachez-vous plutôt à suivre la vision et à distinguer ce qui vous concerne là-dedans.

Elle se remit à lire.

Elle me fit un signe de la tête, en souriant, et tendit les mains, les paumes vers le bas, comme pour m'aider à me lever. Je saisis ses mains, en un mouvement extrêmement maladroit. Je pris peur et tentai de reculer, mais elle me tenait avec fermeté, et avec beaucoup de douceur en même temps. Elle me pria de me détendre, de ressentir le contact de ses mains, de concentrer mon attention sur son visage et de suivre le mouvement de sa bouche. C'est l'image symbolique de ce que vous allez faire avec lui. Vous lui parlerez. Vous l'obligerez à vous écouter. Il sera extrêmement maladroit pour saisir le message que vous allez lui apporter. Il aura peur. Il reculera. Vous voyez, comme c'est commode. Vous savez d'avance ce qui va se passer. C'est par des mots que vous le toucherez. Il sera intéressé. Il suivra les mouvements de votre bouche.

Et replongeant de nouveau dans sa lecture

- Puis j'entendis la voix de don Juan à mon oreille... J'étais assis à côté de lui sur le banc du parc. Mais j'entendais aussi la voix de la jeune femme. Elle disait: Venez vous asseoir à côté de moi. C'est ce que je fis, et une invraisemblable permutation de perspectives commença alors. Je me trouvais alternativement avec don Juan et avec cette jeune femme. Vous lui parlerez de don Juan, parfois avec les mots de don Juan. Sa mémoire, sa conscience, iront de l'un à l'autre. En effet, le message que vous lui apporterez concerne don Juan, son rôle et le mien par rapport au sien. C'est cela que don Juan a prévu. Que quelqu'un, o-bli-ga-toi-re-ment, viendrait établir la liaison. Il le savait, parbleu. Cela fait partie du code initiatique. C'est une règle. C'est exactement la règle que j'applique en vous demandant d'aller à Los Angeles. Don Juan la connaissait. Il savait qu'une femme, la Catalina - vous vous rappelez? - prendrait sa suite, dans l'opération d'actualisation de la Connaissance. Il se doutait bien que cette femme n'ignorerait pas la règle en question. Donc, elle lancerait quelqu'un aux trousses de Castaneda. Et c'était si sûr et certain que les chromosomes de Carlos le savaient aussi.

Je l'écoutais, j'avais l'impression que la nuit rêvait le monde, un monde totalement étranger à la réalité. Et même à présent, alors que je me rappelle cette aventure, je n'arrive pas à croire qu'elle ait pu être bâtie de cette manière incroyable, par deux êtres, don Juan et Aimel Helle, se fiant uniquement à des principes initiatiques. Cela me semblait une impossibilité, une sorte de calcul imaginaire, un jeu de fous auquel j'avais une folle envie de participer. Mais aujourd'hui, force m'est d'admettre que les calculs de don Juan et ceux d'Aimel Helle sont tombés juste. La règle qu'ils ont appliquée, l'un en suscitant la vision de ce que ferait l'autre, cette règle dont j'ai été le pion ne mentait pas. Et c'est certainement ce qu'il y a de plus extraordinaire à constater.

- Don Juan me demanda si elle me plaisait, si je la trouvais attirante et apaisante. Je ne pouvais pas parler mais je lui fis savoir, d'une certaine façon, que j'aimais infiniment cette femme. Je pensais, sans raison apparente, qu'elle était un parangon de bonté, qu'elle était indispensable à ce que don Juan faisait de moi. Vous voyez, continuait Aimel, la vision n'est pas trompeuse. Elle est indispensable, est-il dit. Mais oui. La règle est formelle. Une personne en sera forcément l'écrou vaillant. Et c'est cela votre mission, Véronique. Honorer la règle qui exige que le deuxième initié se raccorde au premier.

Ce raccord est nécessaire. S'il ne se faisait pas, le deuxième initié ne pourrait rien faire. J'aurais le bec ficelé, ma pauvre. Par votre faute. Voyez quelle est votre responsabilité. Don Juan en serait malade, dans son éternité. Il s'attaquerait à vous, la nuit. Vous en feriez des cauchemars. Jusque dans la tombe!

J'avais toujours su qu'il y allait de ma vie. Ce bref rappel me trouva stoïque, prête à me sauver par ce moyen bizarre dont je ne comprenais certainement pas le bien-fondé. Mais la peur sert souvent de savoir. Émue d'avoir fait allusion au danger qui me menaçait encore, Aimel était retournée au texte qu'elle lisait maintenant d'une voix mouillée.

- Après un instant de panique animale, je me rendis compte que, d'une certaine façon, je n'étais pas entier. Ça, c'est important, reprit-elle, en reniflant. Le message que vous délivrerez lui donnera à comprendre qu'il a agi dans une partie seulement du cycle d'actualisation. Don Juan a été le capitaine de la première moitié. Mais il y aura la seconde. La jeune femme m'aida à me lever et m'emmena dans une salle de bains dont la baignoire était pleine d'eau. Je m'aperçus alors que j'étais nu comme un ver. Je me sentais faible et fragile. Il y aura de quoi..., ajouta-t-elle avec son étonnante conviction. Mais nous l'aiderons. Nous veillerons à justifier magnifiquement sa position et son intercession. Tout est si cohérent. J'espère vraiment que nous aurons l'occasion de le plonger dans un bon bain de doctrine initiatique rationalisée. Il verra alors à quel point en effet il était nu, avec sa participation symbolique à la Connaissance. Et vraiment démuni. Écoutez. Écoutez. Voilà ce qu'il fera. Vous voilà prévenue, Véronique. Il foutra le camp. C'est là, c'est dit en toutes lettres. Attendez-vous à le voir prendre la poudre d'escampette. Et pas content, en plus! J'étais sorti bruyamment de la maison, en fureur.

Aimel s'excitait, se moquant de Castaneda comme si elle croyait vraiment qu'il se déroberait. Je lui demandai si c'était obligatoire que Castaneda ait cette réaction.

- Il l'aura. Don Juan lui-même en a été certain. Bien avant moi. Il avait observé que j'étais redevenu moi-même, un moi stupide et vilain, que mon embarras m'avait restitué mon identité, ce qui lui avait prouvé que ma suffisance n'avait toujours pas pris fin.

- Mais moi, moi, dans cette histoire?

- Vous? Vous êtes là, quelques lignes plus bas. Don Juan sait que l'événement se produira. Tel quel. Exactement comme la vision a permis de l'augurer: Tu te trouves maintenant dans un état de conscience accrue. Rien de ce que tu peux faire dans un tel état ne relève d'une illusion; c'est aussi réel que le monde que tu affronteras demain dans ta vie quotidienne.

Aimel se tut. Les cigales s'étaient endormies. Au fond du silence, on entendait les bruits du désert répercutés par la mer. L'incessant battement des vagues continuait de rythmer inlassablement l'écoulement du temps.

- Il vous faudra un ensemble vert.

La voix posée résonna comme un écho dans la nuit.

- Pourquoi?

- Parce qu'il le dit à la page 261.

- Mais c'est de la triche!

- Ne soyez pas sotte. Vous êtes toujours en vert.

Le vert, en effet, a toujours été ma couleur préférée. J'avais souffert d'avoir à y renoncer, douze ans auparavant, l'homme qui avait la haute main sur ma vie ne supportant pas cette couleur par ailleurs honnie dans les maisons de couture. La séparation m'avait rendu la liberté de la redécouvrir. Les deux saisons précédentes, j'avais décliné le vert sur tous les tons. Garde robe, sac, chaussures, j'avais même poussé l'obsession jusqu'à teindre en vert draps, serviettes et torchons.

- Où est-ce dit, que je serais en vert?

- Page 261. Elle était grande mince, délicieusement vêtue d'un ensemble vert.

Je retrouvai la phrase dans The Fire from Within'.

- En anglais, Castaneda dit a tailored green suit, un tailleur vert bien coupé. Ça ne va pas. La seule chose que je n'ai pas en vert, c'est un tailleur.

- Trouvez-en un.

 

Trouver Carlos

p129 à 136 - Le courrier m'apporta l'exemplaire du mois de juin de la revue NewAge. L'article était intitulé " A la recherche de Carlos Castaneda. On pouvait y lire en sous-titre la phrase suivante: " Où notre correspondant se lance à la poursuite de l'impénétrable (du fuyant) auteur des livres de don Juan et détermine une fois pour toutes où finit la réalité et où commence le mythe. " L'article s'étalait sur huit pages. Rick Fields y racontait son enquête en tous ses détails. Il rapportait même les descriptions de Castaneda que lui avaient faites ses différents informateurs. Il n'hésitait pas à reconnaître son échec. Il le faisait en des termes énigmatiques, citant, pour des raisons qui m'échappaient, une longue leçon du sorcier: " Je me suis alors souvenu d'une chose que don Juan avait dite à Castaneda : Je te préviens, avait dit don Juan. Considère chaque chemin en toute liberté et avec une grande attention. Essaie-le autant de fois que tu le jugeras nécessaire. Puis pose-toi, et à toi seul, une question... Ce chemin a-t-il du cœur? Pour moi, on ne peut voyager que sur des chemins qui ont du cœur, sur n'importe quel chemin qui ait du cœur. Alors, je voyage, et le seul défi qui importe est de le suivre jusqu'au bout. Et là, je voyage et je regarde, je regarde, sans reprendre souffle. Etait-ce une manière de dire que Castaneda n'avait pas de cœur? Qu'il n'ouvrait aucun chemin sympathique à personne? Qu'en cela, peut-être, il trahissait son maître? Quoi qu'il en fût l'échec de Fields n'était pas réconfortant pour moi. Néanmoins, je m'obstinai à continuer dans ma voie. Après tout, c'était celle qu'avait ouverte devant moi un être de Connaissance. Peut-être étais-je mieux placée que Rick Fields pour trouver le chemin conduisant à Castaneda. Peut-être me suffirait-il de " regarder, regarder, sans reprendre souffle ". Tel avait bien été le conseil d'Aimel Helle. Suivre le chemin qui a du cœur.

A midi, comme convenu, je composai le numéro de Rona Barrett. Il sonna une fois puis plus rien. Je raccrochai, décrochai à nouveau le récepteur. Silence. Pas de ligne. Je titillai le contact, secouai l'appareil. Rien à faire. La ligne était morte. C'était bien ma chance! Le jour où j'avais le plus besoin du téléphone! Et Hedy qui avait gardé la voiture! J'étais coincée. J'attendis quelques minutes. Toujours rien. Je courus au centre commercial à la recherche d'une cabine d'où appeler Hedy. Après avoir signalé le dérangement au centre, elle m'informa que la ligne serait rétablie dès que possible. Si j'avais besoin de téléphoner, il y avait un téléphone public dans l'enceinte du lotissement. Elle m'expliqua comment m'y rendre. En rentrant, je décrochai l'appareil. Au bout de la ligne, silence toujours aussi profond. J'en devins nerveuse. Que faire si la ligne ne revenait pas? On ne peut pas travailler depuis une cabine. Où les gens que je devais contacter me rappelleraient-ils? De quoi aurais-je l'air si je leur disais que je n'avais pas de numéro valide? Impatiente, anxieuse, pressée de faire quelque chose, ne sachant qu'entreprendre, je jetai agenda et porte-monnaie dans mon sac et sortis de l'appartement. Autant me servir du téléphone public. Dans ce but, je pris l'allée que m'avait indiquée Hedy. Là, au détour du premier coin à gauche, un énorme camion stationnait. Il occupait toute la largeur de l'allée. Je ressentis comme un coup de poing au creux de l'estomac. Un flash m'éblouit intérieurement. Sur les portes arrière de la remorque d'immenses lettres bleues sur fond blanc annonçaient le mot TROC. Sur les garde-boue, je lus MÉTRO. Ce même mot brillait aussi de l'autre côté, sur le caoutchouc protégeant les roues. MÉTRO. J'inspectai le monstre sur toutes ses faces. Le mot TROC était inscrit cinq fois encore. Alors, dans ce qui était vraiment de l'ordre de l'illumination, très vite, me souvenant de la technique enseignée par Aimel Helle, j'essayai de décrypter le télégramme.

TROC: C.TRO : C'EST TROP.

MÉTRO: METS TROP

TROC: TRO : TAIS ROC.

C'est trop. Tu mets trop. Tais-toi. Signé, Rosch.

C'était simple. L'invisible n'avait pas envie que j'insiste.

C'était trop, j'en mettais trop, j'en faisais trop. Rosch me demandait de me taire.

Rosch, le premier mot hébreu qu'Aimel Helle m'ait appris. Le seul que je connaisse. Rosch, c'est la tête, la structure d'absolu, le système. Rosch, en français donne roche ou roc. Chaque fois que je voyais apparaître les mots roche, rock ou roc, j'en déduisais que la structure manifestait sa présence.

Elle m'ordonnait de me taire.

BARRETT. La personne que j'appelais à l'instant où la ligne avait été coupée s'appelait RONA BARRETT.

RONA BARRETT : ON BAR ARRÊT.

On barre. Arrête.

Un camion me barrait la route. C'était le signal d'arrêt. Le Stop.

Si j'en étais au Stop, c'était parfait.

Je rentrai à l'appartement et, ayant constaté que la ligne était toujours muette, je m'allongeai sur le canapé. J'étais calmée. Le Stop, je savais ce qu'il signifiait. C'est une position cyclique. Aimel Helle m'en avait révélé l'existence et l'importance au mois d'août. A cette époque-là, elle s'évertuait à écrire à mon intention un livre sur la crise. J'étais supposée être la personne qui interroge. Je dis supposée car je n'étais pas même capable de poser une question juste. Aimel était obligée de tenir mon rôle. Mais c'était étonnamment instructif. Pendant un mois entier, jour après jour, matin et après-midi, à un rythme battu par les repas et les bains de mer, elle m'avait démontré en quoi, selon les critères initiatiques, la crise est une constante cyclique. Lié à un site structural précis survient un phénomène qu'elle appelle le Stop.

Après m'en avoir enseigné les raisons d'être, elle exigeait que je récite ma leçon. J'y étais allée d'une récapitulation qui m'avait paru fidèle.

- Le modèle initiatique, en accord avec l'évolution de l'animalité, révèle qu'un cycle, une histoire, peut être représenté par un Y. En fin de cycle, l'énergie évolutive qui a travaillé sur les deux branches doit traverser le pont qui les relie à l'endroit de leur plus grand écartement afin de ressortir du côté où se trouve la solution. D'un côté, l'énergie est arrêtée, de l'autre, elle va s'accélérer. Ce stop, c'est le lieu de la crise.

- Ah! Que vous dites mal les choses! Enfin, disons que vous avez compris l'essentiel. Dans une structure évolutive, l'une des deux branches n'évolue pas au-delà d'une certaine phase. Cette étape terminale se reconnaît à ce qu'elle est frappée d'un ralentissement inventif. L'évolution cesse alors de travailler cette branche. L'énergie se transporte sur celle d'en face. Il y a Stop d'un côté et surévolution de l'autre. Voilà ce que vous devez retenir. Arrêt ici, fulgurance là.

J'en étais ici.

Dans le cycle où se développait ma recherche, l'action que j'avais menée débouchait sur le Stop. L'invisible venait de l'indiquer. Ou le modèle absolu était exact et après l'arrêt viendrait la fulgurance. Ou il était faux et j'allais bien le voir. Aimel Helle disait que toutes les choses de la vie, même les plus quotidiennes, sont toujours tributaires de la mise en forme cyclique. Dès lors, il n'y avait aucune raison de croire que celles qui m'occupaient en ce moment échappaient à cette détermination. Et si elles en subissaient le moulage, alors, nul doute qu'après le Stop viendrait le prodige.

Depuis la veille, je remuais ciel et terre pour tenter d'obtenir une connexion. Et voici qu'en pleine effervescence, j'étais stoppée net par un événement indépendant de ma volonté. Une coupure de téléphone. Et l'invisible prenait la peine de m'indiquer en son langage que le cycle de la quête Castaneda en était à son Stop. Dans ce cas, l'unique solution consistait à attendre.

A quatre heures moins dix, je décrochai le récepteur du téléphone. Silence. Je devais, à seize heures, appeler Roberto Cantu à son école. Ce rendez-vous, pas question de le manquer. Je sortis et traversai la route pour faire provision de pièces de monnaie au supermarché. A quatre heures précises, debout dans la cabine publique de la résidence, je composai le numéro. Une voix d'homme répondit.

- Hello.

- Allô. Pourrais-je parler à Roberto Cantu?

- Lui-même.

- Le quotidien espagnol de Los Angeles m'a conseillé de vous appeler. Je suis un écrivain venu de France pour rencontrer Carlos Castaneda. On m'a dit que vous saviez où le joindre.

- En effet. Margarita Nieto sait toujours où il se trouve.

Et il me donna un numéro que je m'empressai d'inscrire sur mon agenda.

- Le connaissez-vous? hasardai-je.

- Excusez-moi. Je ne peux pas vous parler plus longtemps. Mes élèves m'attendent en salle de cours.

Il raccrocha.

Je composai aussitôt le numéro que je venais de noter. Une voix de femme enregistrée sur répondeur demandait de laisser un message. J'égrenai ma rengaine - un écrivain venu de France pour remettre un message de la plus haute importance à Carlos Castaneda, etc., que je fis suivre du téléphone d'Hedy. D'un pas rapide, je franchis les quelques centaines de mètres qui me séparaient de l'appartement. Tous ces obstacles et ces difficultés amoncelés depuis que je m'étais mise en chasse et voilà qu'en un clin d'œil tout venait de changer. Cette conversation n'avait pas duré deux minutes. Un magicien claque des doigts pour faire surgir la colombe. II avait suffi d'une phrase pour que me soit donné le numéro de la personne qui savait toujours où se trouvait Castaneda. J'ouvris la porte et me précipitai sur le téléphone. La ligne était rétablie. A ma montre, il était seize heures cinq. Qui avait décidé qu'à l'heure où j'en aurais besoin, le téléphone se mettrait à mon service? J'appelai Hedy. La nouvelle que le contact avait été établi l'excita au plus haut point. Elle me promit d'arriver rapidement. A seize heures trente, elle ouvrait la porte. Tandis que Trinity, libérée ce jour-là plus tôt que de coutume, jetait son cartable sur le canapé, Hedy déposait sur le comptoir de la cuisine son saladier à moitié plein. Aussitôt, le téléphone sonna. Je décrochai.

- Hello, dit une voix de femme. Veronica...

L'accent chantait en espagnol.

- Elle-même.

- Ici Margarita Nieto. Je viens de prendre votre message. - Merci de répondre aussi rapidement. Je suis venue spécialement de Paris pour remettre à Carlos Castaneda un message important de la part d'un être de Connaissance qui vit en Europe. Roberto Cantu m'a dit que vous saviez où il se trouvait. Malheureusement, je ne passe à Los Angeles qu'un temps très court.

- Qui est cette personne?

- Une femme qui a consacré sa vie à la Connaissance. Elle est mon maître (teacher). Le pouvoir lui a ordonné de m'envoyer à la rencontre de Carlos Castaneda afin de mettre au jour une opération concernant la Connaissance. J'ai suivi les signes (omens) et me voici.

- Bien. Je vous rappelle dans quelques minutes.

Je raccrochai et attendis, perchée sur un haut tabouret à côté du bar où était posé le téléphone. Des bruits d'eau venus de la salle de bains où Hedy et Trinity se rafraîchissaient emplissaient de loin le silence. J'avais employé à dessein le jargon castanédien - teacher, power, woman of knowledge, omen. Je tenais à me faire comprendre rapidement, à situer sans équivoque le niveau où se situaient les enjeux. De nouveau, le cri du téléphone lacéra l'espace. Je ne lui laissai pas le temps de sonner deux fois.

- Yes.

- C'est Margarita, reprit la même voix. Carlos est d'accord pour vous rencontrer aujourd'hui à dix-neuf heures. Il vient d'arriver à Los Angeles et repart demain. Voulez-vous venir nous retrouver dans un restaurant?

- Ce serait avec plaisir, mais j'ai un léger problème. Je ne connais pas la ville et l'amie chez qui j'habite devra me conduire. Elle a une petite fille de cinq ans que nous ne pouvons pas laisser seule dans (appartement.

- Je comprends. Ne bougez pas. J'en parle à Carlos et je vous rappelle.

- Alors ?

La voix d'Hedy jaillit très haut, émergée de la douche.

Je me retournai. Mon cœur tapait avec une violence inusitée.

- Tout va bien, hurlai-je pour me faire entendre. Elle rappelle.

Devant moi, un bouddha lévitait un mètre au-dessus de la moquette. L'étonnante blondeur des cheveux de Trinity ajoutait son rayonnement à l'image sacrée contre le dossier sombre du grand fauteuil. Elle lisait.

Hedy entra, la tête enveloppée dans une serviette blanche, buste emmailloté dans une autre.

- Ça marche?

- J'attends qu'il fixe l'endroit du rendez-vous. C'est pour ce soir.

J'étais survoltée. Je tressaillis. Le téléphone sonnait encore.

- Véronique? Margarita. Carlos pense qu'il vaut mieux que nous venions vous voir. Pouvez-vous me donner votre adresse?

Je lui passai Hedy qui lui expliqua les détails de l'itinéraire, jusqu'au terre-plein sur lequel il leur faudrait garer la voiture. J'avais pris l'écouteur.

- A dix-neuf heures, nous vous attendrons sur le parking, ditelle avant de raccrocher.

- Nous serons un homme et une femme, bruns et pas très grands tous les deux. A tout à l'heure, donc.

Il était dix-sept heures.

Magique. Miraculeux. Fabuleux. Incroyable et pourtant vrai. Je ne rêvais pas. Carlos Castaneda, l'impossible, l'invisible, l'insaisissable, Carlos Castaneda star et sorcier, Carlos Castaneda à qui personne n'arrachait un rendez-vous, le grand Castaneda lui-même serait ici dans deux heures. Il venait me rencontrer. Il répondait à ma demande. C'était lui qui se déplaçait.

Si j'avais voulu une preuve que le système de la Connaissance fonctionnait, je l'avais.

 


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