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Paul Gregor

Journal d'un sorcier

 

PREMIERE PARTIE            Deuxième partie              Troisième partie

 

CHAPITRE 6

  

Où, dans tout ceci, commence le surnaturel, où finit le domaine des énergies naturelles, encore que mal connu est. Rien ne m'est plus difficile que de discerner des catégories logiques derrière les rites baroques de la magie brésilienne. Elles avaient été pendant de longues années mon élément vital. Mes cheveux se dressent lorsque je pense à certains moments de cette époque.

Par exemple, aux moment de certaines tensions, sous lesquelles le cœur le plus solide risque de flancher. Aux moments où je travaillais avec le diaphragme.

Comment décrire ce travail ? J'essaierai plus loin, lentement, minutieusement. Mais comment en donner une image rapide ?

Est-ce un spasme ? Sont-ce des phares infra rouges qui s'allument dans l'œil, teignant le monde de couleurs inconnues, interdites à la vue des mortels ? S'agit-il de remous rugissant d'un cyclotron qui fait tournoyer les atomes de notre corps à la vitesse de la lumière ? Sont-ce des étincelles qui jaillissent de nos tissus ?

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'à ces instants le sorcier est secoué par un courant alternant qui ébranle en même temps l'élément qui l'entoure, ainsi que le ferait une hélice invisible.

Certains animaux le sentent très intensément.

 


Une fois, j'avais vu un indigène encerclé par des murs argentés, scintillants. C'étaient les piranhas, les petits poissons carnivores, assassins.

L'eau où cet Indien avait plongé pour gagner son pari était rouge du sang d'un mouton qu'il avait fait jeter au même endroit de la rivière. Parmi les nuages pourpres que balançaient les vagues naguère limpides, on distinguait le squelette complètement nettoyé de la bête. Il oscillait lentement sur le fond boueux, rappelant un de ces animaux en matière plastique qu'on peut tordre dans tous les sens, pour leur donner des formes fantaisistes.

Les pieds du Peau Rouge touchaient le fond. Il pataugeait autour du squelette. Les piranhas l'entouraient de tous les côtés. C'était comme s'il se baignait dans un puits large de deux mètres au parois argentées, mortelles.

Les piranhas n'attaquent que lorsqu'ils sentent le goût du sang. La moindre écorchure, à moitié cicatrisée, suffit pour les attirer.

Avec un sourire pensif, le sorcier barbotait dans l'eau brandissant vers la voie lactée des poissons meurtriers, un gros morceau de viande rouge.

Deux, trois, quatre minutes s'écoulèrent : de temps à autre des tentacules se détachaient des murs scintillants, s'élançant vers le magicien. Une patrouille d'une douzaine de petits monstres se précipita vers lui pour reculer aussitôt comme si elle s'était heurtée à un barrage infranchissable. Au bout de cinq minutes, le sauvage se dirigea vers la rive. Le mur des piranhas se rompit à son passage, exactement comme la Mer Rouge devant la baguette de Moïse.

Lorsqu'il sortit de l'eau il chancelait comme s'il était ivre. Je regardais attentivement les mouvements spasmodiques de son corps. De certains groupes de muscles. Ce n'est pas encore le moment de les désigner. Il faut que j'écarte d'abord toute possibilité de malentendu, d'interprétation précipitée.

 


Je revois le petit nègre ratatiné à la barbe blanche qu'était Epaminondas, mon guide dans les forêts d'Amazonie. Je me rappelle du dégoût que j'éprouvais un jour à le voir se débattre avec le bracelet vivant qui venait de lui tomber du toit en feuilles de palmiers de notre campement sur le bras. C'était une mince courroie grise qui se tordait rageusement. Le fameux «serpent quinze minutes». Pas plus gros qu'un ver de terre et à peine plus long. Avant qu'Epaminondas eut réussi à libérer son poignet et à écraser le reptile, celui-ci avait trois fois enterré ses minuscules dents dans la chair du vieux nègre.

Ma bande de bûcherons observait avec curiosité la victime de l'accident. Personne ne bougeait. Tous savaient pertinemment qu'il n'y avait rien à faire. Les quinze minutes du serpent pouvaient exceptionnellement se prolonger jusqu'à vingt, vingt-cinq minutes, mais c'était le maximum des concessions qu'il ait jamais faites.

Je ne savais pas qu'un nègre pouvait rougir. Le parchemin noir du visage qu'encadrait la barbe blanche brûlait. Des flammes cuivrées semblaient le dévorer, tout en l'éclairant. Mais pas une seconde le vieux ne perdit sa contenance. Ses terribles yeux couverts d'un filet de veines bleuâtres s'arrêtèrent sur Inès, sur l'une des deux jeunes mulâtresses qui exerçaient dans ma bande la fonction de cuisinières et de bonnes à tout faire. Il la prit par le bras et l'entraîna derrière un buisson.

Quand une grande demi-heure plus tard, le singulier couple revint de la broussaille, il fallait se rendre à l'évidence. Le digne vieillard était bien vivant et semblait fermement décidé à le rester. Son visage avait retrouvé son habituelle noirceur éclatante de santé. « Je m'en vais pêcher », déclara-t-il, à l'ahurissement général,d'un ton naturel, avec sa mine éternellement renfrognée.

C'était plutôt Ines dont l'aspect inspirait des inquiétudes. Elle était d'une pâleur mortelle, ce qui, chez une mulâtresse, correspond à des nuances verdâtres. Mais à part ces effets coloristiques, tout son corps tremblait, et elle était complètement hébétée, incapable de répondre aux questions dont on la bombardait, et elle fut secouée par une forte fièvre pendant deux jours et deux nuits.

Rétablie, elle persista dans son silence. On n'en pouvait tirer que des phrases plus ou moins incohérentes comme: Ò Il connaît des plantes Ò ou Ò le plus clair du venin s'est coagulé dans une boule de sang... il l'a vomi Ò ou Ò après... ce qui lui restait encore de venin dans son corps,c'est moi qui ai fini par l'avaler Ò.

 


Revenant aux réactions de mon entourage parisien, j'entends aussi des exclamations qui me font franchement plaisir. Je commence à avoir l'âge où on est ravi qu'on vous dévisage avec un certain ahurissement ainsi exprimé :

- C'est incroyable I Ton regard pétille, tes mouvements sont souples, rapides... ils font penser à l'élan d'un jaguar en pleine forme... qu'est-ce que tu as donc fait là-bas? C'est fou ce que tu as rajeuni ! » Je me tais alors, tout en éprouvant un certain malaise. En effet, l'âge ne semblait pas exister pour plusieurs sorciers que j'avais connus.

 


Le Brésil est, entre autres, le pays des improvisations. On y change souvent de métier.

Il y a six ou sept ans, j'étais camionneur. Seul à bord de mon vieux tacot je faisais des voyages de deux à trois mille kilomètres à travers la savane, et longeant labrousse.

A un certain moment je dus, pendant trois semaines, réparer mon camion dans un village, au centre d'une région dont l'économie était plus ou moins ruinée, depuis la fin du XIXème siècle, plus exactement : depuis l'abolition de l'esclavage.

L'hospitalité va de soi là-bas. L'amphitryon qui m'avait accueilli dans une espèce de manoir du XIXème, à moitié abandonné, était le roi du patelin. Ce personnage excentrique contrôlait les restes du petit commerce local autrefois florissant.

Au surplus, il construisait. Pour son plaisir. Il se disait architecte. Il bâtit des maisons infectes pour les autochtones mais aussi d'imposantes, de majestueuses étables pour ses cochons et une fois même un pont à un endroit où personne n'en avait besoin.

C'était un Portugais d'une soixantaine d'année, trapu, au visage rond et rouge des vignerons de Madère, débordant de vitalité, démontrée entre autres par une ribambelle de gosses illégitimes.

Il avait parfois de curieux tics autour de la bouche. Un type qui parlait peu mais dans l'ensemble plutôt jovial.

Je ne comprenais pas pourquoi les gens semblaient avoir peur de lui. Une fois au bistrot, j'ai posé une question au sujet de son âge. Des vieillards embarrassés me chuchotèrent alors à l'oreille qu'on l'ignorait et qu'il avait très peu changé depuis son arrivée au bourg quarante ans plus tôt.

De temps à autre, me disait-on, il disparaissait. Pendant des périodes plus ou moins longues personne ne savait où le trouver.

Une nuit, réveillé par un bruit des rats, j'aperçus de la fenêtre mon Portugais qui traversait un champ désert, se dirigeant vers l'ancien cimetière des esclaves.

Je le suivis subrepticement, poussé par une curiosité légèrement amusée. Etait-il somnambule, amoureux ou simplement ivre ? Sa démarche titubante semblait confirmer cette dernière hypothèse.

 


Il y avait du vent. Des nuages déchiquetés galopaient autour de la lune. Me faufilant parmi les bosquets et les croix pourrissantes, j'aperçus vaguement mon bonhomme. Courbé, il cherchait quelque chose.

Soudain il n'y était plus. Il n'était plus nulle part. A l'affût derrière un gros tronc, j'épiai la danse macabre des ombres que le jeu de cache-cache lunaire faisait valser sur les tombes.

Alors tout à coup la respiration me manqua. Une ombre se détacha du chœur noir et s'achemina vers ma cachette. Il avançait vers moi, lentement, rythmiquement. L'effroi me serra la gorge, fit tourbillonner dans mon cerveau les mots : inexorable, irrésistible, mortel.

Une branche craqua. Il y eut une éclaircie et je faillis pousser un hurlement.

Le Portugais se tenait devant moi à deux pas, paraissant m'observer. Mais je n'avais jamais vu un visage comme celui-là.

Complètement défiguré par une hideuse grimace, sa bouche était devenue un trou quadrangulaire, noir. La peau pendait sur ses joues autrefois rondes, une bave jaunâtre coulait sur son menton, et une plaie béante ouverte sans doute par un coup de hache, divisait son front en deux, tel un sillon barbouillé de sang mais qui ne saignait pas. Me voyait-il ?

Au bout de quelques secondes pleines d'épouvante, il se détourna de moi. Un instant plus tard, il s'était perdu une fois de plus parmi les tombes.

Le lendemain l'une de ses nombreuses mulâtresses me communiqua qu'il était parti en voyage et que je pouvais rester dans sa maison aussi longtemps que je voulais.

Jusqu'à ce point de l'histoire je peux l'expliquer comme une illusion optique ou autre. Mais ma stupéfaction s'accrut lorsque, de retour à Rio, et sans avoir revu ce personnage déroutant, je finis par découvrir sa trace dans les archives de l'école d'architecture, parmi les diplômés de l'année scolaire 1881.

Nous étions en 1955. Même s'il avait reçu son brevet à l'âge de 21 ans le Portugais eut dû avoir 95 ans, ce qui était manifestement absurde. D'autre part, je ne voyais pas la moindre possibilité d'une erreur.

Son certificat de naissance n'y était pas, mais le registre le décrivait comme un Portugais originaire de Madère, île minuscule, et qui fournit peu d'émigrants et encore moins d'architectes. Son nom, assez insolite, ne revenait ni avant ni après dans l'histoire de la faculté.

Au surplus, le lauréat en question avait été décoré en 1881, obtenant les « Palmes de Dom Pedro», une assez haute distinction académique. Or, au cours de nos occasionnelles libations, je l'avais un peu sceptiquement écouté se vanter d'avoir décroché ce prix, à la fin de ses brillantes études.

 


Je sentis un petit vertige en imaginant que je poursuivais son ombre au travers des temps jusqu'à l'île de Madère pour y déterrer son certificat de naissance. Me réserverait-il de nouvelles surprises ? Serait-il daté de 1800 ? Ou de 1700 ?

 


Depuis, j'ai acquis la certitude que la magie, ou si on veut, une certaine discipline ésotérique peut augmenter la vitalité et éloigner le spectre de la mort à des distances étonnantes. Il y a une réalité derrière les légendes sur le juif errant et sur les divers Comtes de Saint-Germain.

Mon malaise, lorsqu'on parle de ce rajeunissement magique, vient du fait que j'ai connu des thérapies secrètes qui ont un caractère franchement criminel.

Les légendes moyenâgeuses sur le vampirisme ne sont pas tout à fait gratuites. J'en ai des preuves.

Je n'aime pas anticiper mais c'est, en l'occurrence, mon seul moyen de rester clair. Ma rupture avec la «macumba» est le point final de ce récit.

Cette crise m'a obligé d'affronter des personnages en chair et en os qui cependant rappelaient les vampires des films d'horreur connus sous les noms de Dracula ou de Frankenstein.

Il n'y a qu'une petite différence. Mes Draculas ont des fiches anthropométriques, des photos de face et de profil avec des numéros. Aussi des empreintes digitales dans les archives des polices judiciaires de Rio et de Sao Paulo. Ceci dit, ils ne semblent pas connaître le vieillissement et jusqu'à ce jour, tout en sachant qu'ils finiront par mourir, cet être irrationnel qui m'habite (ainsi que tout le monde) ne parvient pas à y croire tout à fait.

Mais, bien que je les appelle « vampires », je n'affirme pas qu'ils sucent le sang des vierges pour garder leur éternelle jeunesse. Cependant leurs procédés sont tout aussi odieux.

 


Pour le moment je me contenterai d'une allusion.

Nous connaissons tous des femmes subjuguées, véritables esclaves qui mènent une existence d'ombre à côté de leurs tyrans.

Cette domination peut avoir l'envoûtement comme origine. Dans ces cas, le seigneur, un sorcier de la pire espèce, se nourrit, non pas du sang, mais de toute la substance, de toute la vitalité d'une victime qui se transforme peu à peu en une espèce de cadavre ambulant.

Dans tous le sens du mot. Ce livre dissèque le problème des « zombis ». Ce sont des mortes vivantes. On les a plongées dans un état de léthargie prolongée complet. Presque rien ne permet de le distinguer de l'arrêt définitif des fonctions vitales.

Je viens de mentionner les comtes de Saint-Germain, des juifs errants indigènes, en apparence immortels. Tout indique qu'ils trouvent les hormones et les glandes nécessaires à leurs répugnantes cures dans l'enceinte d'anciens et déserts cimetières. Et cependant, en dépit de ces circonstances fantastiques, il ne s'agit pas de phénomènes vraiment surnaturels.

J'ai trouvé une explication rationnelle et, me semble-t-il, assez plausible de ces lugubres traitements rajeunissants.

 


Et pourtant, j'ai reçu le plus redoutable choc psychologique de ma vie et qui a coupé, au moins provisoirement, les ponts entre moi et la sorcellerie, dans un ancien cimetière de suppliciés, en face d'une tombe couverte de mauvaises herbes et de son habitante exsangue, au visage indiciblement torturé.

 


Je viens de parler de films de vampire. C'en est un, en effet. Il n'y a qu'un trait qui le distingue des autres, tournés par Mumau ou Fritz Lang. Les Parisiens peuvent retrouver des douzaines de modèles de mon scénario sans quitter leur ville. Ils n'ont qu'à aller avenue Montaigne. A l'agence de la Panair do Brasil ils trouveront des piles de journaux de là-bas. Le portugais se comprend facilement. Puis il y a les illustrés. Des titres comme : «Que signifient les inscriptions à l'intérieur des six crânes humains, saisis lors de l'arrestation du sorcier Pinto ?» ou «Le Député X dans l'incapacité de prendre l'avion, par suite de la malédiction du sorcier Furumba». Des centaines de film d'horreur sont projetés tous les jours, sur l'écran des faits divers brésiliens.

Voici donc mon générique. D'abord une photo du décor. Ensuite, en surimpression, mes trois personnages. Un homme d'Etat. Il a fallu une bonne dose de ce surréalisme qui caractérise la réalité brésilienne pour le mêler à cette histoire. Puis : Tiberio, sobriquet: le Satan. Une sale gueule, en tout cas. Le diable sait qui il est en réalité et où il a disparu. Un voleur de vaches amazoniennes, sans doute. Mais aussi : maître du plus bouleversant pouvoir psychique que j'ai pu observer chez un homme. S'il en était un. Enfin il y a Consuelo, appelée modestement la Reine Noire. Mais celle-là mérite un sous-titre spécial.

 


Il y a des labyrinthes de catacombes, des grottes, sous la jungle inexplorée du Brésil équatorial. Rien que dans la «région pratiquement impénétrable» (à en croire la carte géographique du «Musée de l'Homme»), où, pendant un an, j'exploitais des bois précieux, j'avais déniché quatre de ces « bouches du métro des enfers » comme je les appelais en plaisantant avec moi-même, rêvassant dans la solitude de l'océan vert.

Quelques-uns de ces corridors débouchent sur des salles, galeries et colonnades, pleins de vestiges d'une vieille civilisation. S'agit-il des constructions précolombiennes ? Archéologues, explorateurs disparus comme le colonel Fawcette, Mauffray et bien d'autres poursuivaient jusqu'à leur mort le fantôme d'un ancien et légendaire Empire brésilien.

D'après ce que je sais, ils auraient mieux fait de le chercher en profondeur, dans le ventre de l'Amazonie plutôt que sur les hauts plateaux interminables et vides du Matto Grosso, où tant d'entre eux reposent pour toujours.

 


N'étant pas archéologue, j'ignore si les idoles aux têtes bestiales, généralement en pierre, quelquefois en céramique que j'avais, au cours de mes descentes nocturnes, contemplées de temps en temps, d'un regard abasourdi, pendant quelques minutes à la lumière de ma torche électrique, sont d'origine précolombienne ou antérieure.

D'après ce que les indigènes m'en disent, ces statues qui auraient été sculptées par des artistes divins ou sataniques (c'est pareil pour eux), en tout cas,immortels, venus de loin de l'Est, se réfugier dans ces parages, après un effroyable cataclysme, ce qui fait penser au mythe du continent des Atlantides.

A les entendre, mon inquiétant copain Tiberio qui est un des personnages clef de ce récit, serait de leur nombre.

Pour des raisons obscures, ils auraient érigé ces redoutables autels, creusé ces galeries par lesquelles ils seraient descendus vers le noyau, vers le « vagin du monde» d'où naît tout le feu et toute l'eau de la planète, d'où jaillissent les courants de lave de tous les volcans de même que les sources inconnues de l'«Amazonas». Là-bas, parmi les fondations ténébreuses de tout l'Univers se serait établi finalement le gros du peuples des mystérieux constructeurs,des « Satans de l'Est » laissant rôder dans les labyrinthes périphériques et autour des entrées, qu'un petit nombre de sentinelles, mon ami Tiberio par exemple.

Y a-t-il sous ces grottes, comme les Chavantes affirment, des trésors cachés, des tiares, spectres, gemmes et lourdes pièces d'or avec l'effigie de monstres astraux pareils à ceux qui apparaissent dans mes délires souterrains ?Je l'ignore.

Je viens de rentrer de la région et j'y retournerai dans un an.

Si je m'abstiens de fournir des précisions topographiques permettant l'invasion de ces lieux par une armée de touristes munis de Kodaks et de Leicas, ce n'est pas parce que j'ai peur qu'ils me chiperont ces trésors problématiques. Je ne crois goutte à leur existence.

Ma discrétion à ce sujet a d'autres motifs graves, et de nature psychologique ou magique, si on veut. En me lisant on devinera facilement leur caractère. Il y a des représailles à distance, contre lesquelles aucune police, aucune clinique, aucune Eglise ne pourraient me protéger.

 


Je ne suis pas certain d'avoir aperçu dans ces couloirs des êtres monstrueux, rappelant une faune extraterrestre. Si je suis ici, en train de raconter mes aventures, c'est parce que j'ai su conserver mon équilibre mental et distinguer les vampires chimériques de ceux qui existent vraiment.

Dès que le film de ma mémoire accuse des passages flous, je m'abstiens de toute affirmation.

Toujours est-il qu'il y a au Brésil une forêt noire, grande comme huit fois la France et dont trois quarts restent inconnues.

J'entends la voix d'un biologiste allemand qui m'avait dit à Bélem, à l'embouchure de l'Amazone, du «Père des Fleuves» :

«Tout est possible ici. Il peut y avoir n'importe quoi dans cette mer végétale. Des races d'animaux préhistoriques qui auraient survécu dans cette terre cosmique ? Et pourquoi pas ? Nous ne savons absolument pas ce qu'il y a là-dedans».

Que sait-on du peuple de guerrières des Amazones à un seul sein, qui faisaient la guerre contre (et ensuite l'amour avec) les Espagnols cuirassés du conquérant Pizarro, qui laissèrent leur nom au fleuve et au pays pour disparaître sans traces vers la fin du XVIème siècle ? Que sait-on de la Ville de l'Emeraude Lunaire dont les parchemins de la bibliothèque royale de Bahia conservent pourtant les plans détaillés ?

Allez donc chercher des empreintes de pas d'antan effacés par une brousse qui couvre quatre cent millions d'hectares et dont la végétation engloutit en quinze jours un chantier abandonné !

 


C'était là que j'avais croisé le chemin de l'inénarrable «Reine Noire». Très belle fille. Grande, plutôt du genre athlétique. Mulâtresse «sarara», c'est-à-dire aux cheveux naturellement blonds.

La police la cherchait en vain dans les grandes villes du Sud. Voici sa fiche : Consuelo da Costa Lima dite la Reine Noire. Age : vingt-huit ans. Parents : inconnus. Elevée : (mal) à l'Assistencia Publica. Couleur de la peau : brun clair. Couleur des yeux : verts. Marques : cicatrice de 12 cm au-dessus du sein gauche. Domicile antérieur : Pénitentiaire de Caruara, scène de sa première acrobatie (c'est-à-dire elle en a sauté le mur). Empoisonneuse de son état. Nous formions un trio étroitement lié : elle, le Satan Tiberio et moi. Nous avons cité beaucoup d'esprits.

 


Entre autres : les esprits de «zombis» de filles mortes vivantes. Celles qu'on racole dans les cimetières pour les réexpédier ensuite vers des établissements plus divertissants.

Non, non, il ne faut pas sauter à des conclusions hâtives.

Je ne suis pas le satan de cette histoire. Ma noirceur personnelle est moins épaisse, elle reste à plusieurs nuances en deçà de la teinte vraiment diabolique. J'ai fait beaucoup de choses mais pas le commerce de « zombis ».

C'est cette histoire, en elle-même, qui atteint parfois une épaisse terreur. Il y a deux cents ans on l'aurait sans hésitation cataloguée comme « infernale ».

En tout cas je n'en suis rétabli que maintenant. Désenvoûté plus exactement. Pendant des années j'ai traîné mon fardeau, errant comme un lourd et inquiet animal à travers les nuits parisiennes. La faune de la rive gauche flairait mon secret sans arriver à le situer. D'une oreille distraite j'entendais derrière mon dos des commentaires intrigués, parfois grotesques.

«... Il est bizarre... il a un regard d'assassin... des mains d'étrangleur... il est Brésilien... non, il n'est pas Brésilien, il a seulement publié cinq bouquins sur le Brésil chez Julliard.. il a trouvé un trésor en Amazonie... non il est fauché... Penses-tu ! Il a été garde du corps d'un dictateur et il a épousé sa fille.. mais si, je l'ai vu à la Télé ! Ha-ha-ha il me fait penser aux films de Dracula... oui... à Boris Karloff. Il y a un malaise autour de lui...»

Le malaise était en moi. Le film à la Frankenstein se déroulait dans ma mémoire. Une séance sans entr'acte, pendant des années. Superproduction magique. Ambiance : le sous-sol des Atlantides, ensuite les hautes sphères de Rio de Janeiro et leur «dolce-vita». Principale héroïne : Consuelo, vagabonde, reprise de justice, Reine Noire, fabricante de robots érotiques.

Et voici un dépliant avec le résumé de l'action, à l'usage de l'unique spectateur qui a assisté à la projection du début à la finet qui sort de la salle un peu étourdi. Etourdi c'est le mot juste. Voici la découverte que j'avais faite quand les lumières se sont rallumées dans la salle.

J'avais vécu une partie de ces événements sous hypnose, moi aussi. Hé oui. Sous l'effet d'un envoûtement amoureux ou sexuel. Lisons plutôt le dépliant.

 


Les cadavres volés dans les cimetières n'étaient que des faux. Les décès de ces filles avaient été truqués. C'est faisable. Des fakirs restent bien enterrés pendant des semaines. Cela ne les empêche pas de revivre et de se porter comme un charme par la suite. Les «zombis» sont tout simplement hypnotisées et droguées avant leur enterrement officiel. Pourquoi ? Parce que c'est commode. Personne ne s'inquiète plus au sujet d'une sœur ou d'une épouse qui repose en terre bénite.

Quelqu'un a rencontré la défunte à mille kilomètres du caveau familial ? Il est sans doute malade. Qu'il consulte un psychiatre.

 


Je me servais de médiums. Là-bas, j'ai eu recours à la télépathie pour dépister des cèdres centenaires et pour apprendre lequel de mes ouvriers ou concurrents avait l'intention de me «liquider», quand, où et comment. Je ne suis pas un enfant de chœur. Ayant appris la technique d'une fascination très efficace, je l'ai utilisée quelquefois pour me défendre. Mais je n'ai jamais songé à mettre les forces les plus secrètes de l'esprit au service de la traite des blanches. Il a fallu une femme pour trouver cela.

Je savais que l'occultisme est un nouveau monde qui reste à découvrir, un océan inconnu. J'avais des dons pour y naviguer, je m'y précipitai. Les cadavres ambulants, les automates vivantes représentaient pour moi une nouvelle expérience à tenter. C'était pour pénétrer plus loin dans le monde du subconscient, pour aboutir à des guérisons miraculeuses, à des richesses fabuleuses, à la création d'embryons artificiels, à des pouvoirs presque divins. Et qu'est-ce que cela a donné en fin de compte ? Malgré toute ma force magnétique, je n'étais pendant la plupart du temps qu'un instrument docile entre les mains criminelles d'une belle salope. Elle a jonglé avec Tiberio et avec moi. Anges et diables, esprits et forces surnaturelles : tout cela ne lui servait qu'à des fins alimentaires.

 


Quant à cela, il faut bien avouer qu'elle a réussi. Pendant un certain temps, Consuelo menait une existence de Begum avec Cadillacs, bijoux, haute couture, piscine privée et tout le reste.

Trente jours après avoir quitté les catacombes amazoniennes elle loua un appartement dans le Copacabana Palace, au milieu de la plus belle plage de l'Amérique du Sud. La sorcellerie lui apprit entre autres de changer de visage et de se rendre presque méconnaissable. Ce n'était pas tellement nécessaire ni sorcier du reste. Elle avait assez d'argent pour soudoyer tous les flics brésiliens. Et qui aurait reconnu l'ex bagnarde sous sa cape de vison, devant son cocktail, accoudée au bar ou dans un coin du grill-room ?

Je l'y ai rejoint, peu de temps après avoir liquidé mes cèdres amazoniens. Pendant six mois j'ai partagé son existence mouvementée et ses multiples activités. Ce n'est qu'à Paris, après l'avoir quittée que je me suis rendu vraiment compte (comme quelqu'un qui se réveille avec une terrible gueule de bois et se souvient des événements de la veille), du rôle qu'elle m'avait fait jouer.

J'avais exécuté un numéro inédit! J'étais un sorcier ensorcelé. J'avais hypnotisé de nombreux médiums, n'ayant été moi-même qu'un jouet de son incroyable magnétisme charnel.

Pas d'erreur, ce souvenir me donne vraiment la sensation d'avoir assisté à un film de vampires. Il faut que je lise et relise la feuille d'un journal brésilien dont je ne me sépare plus depuis trois mois, pour retrouver mon chemin parmi es spectateurs qui se bousculent à la sortie, pour me convaincre que tout cela est désormais derrière moi. Rien qu'un passé qui pâlira comme la photo de ma Reine Noire dans ce journal de province, de Bahia pour être précis.

 


C'est dans un faubourg éloigné de cette pittoresque ville que j'ai revu ma belle, exactement dans les circonstances dont j'avais rêvé pendant les longues années de mon exil solitaire.

Elle se balançait au bout d'une corde. Son visage était tuméfié, et son corps exquis, enduit de miel, à moitié bouffé par les habitantes de la termitière sur laquelle on l'avait attachée pendant une demi-heure avant de la pendre.

C'est un traitement spécial, réservé là-bas aux assassins de proches parents.

Les familles de quelques « zombis » ont fini par dénicher ma Reine Noire. Pas tout à fait sans un coup de pouce de ma part.

 


Vraiment, quand j'y repense tous les Ò Draculas Ò et Ò Frankensteins Ò me paraissent rassurants. D'autant plus qu'il ne possèdent pas de fiches anthropométriques.

Ici finit le résumé du dépliant. Et voici la première séquence.

Non. Encore un entr'acte.

 


Tous les élixirs de vigueur et de santé ne sont pas d'aussi hideuse origine. Ils proviennent en partie d'un espèce d'alchimie végétale. La forêt brésilienne est pleine de poisons et de contrepoisons. La pharmacologie en ignore la plupart.

Par ailleurs, j'ai constaté un autre fait pendant les dix mois passés dans mon « Cloître Vert », dans les casemates sombres de l'épaisse jungle amazonienne où j'exploitais des bois précieux en compagnie de cinquante indigènes. La végétation, vierge depuis la création du monde, dégage à certains endroits des courants probablement radioactifs, en tout cas, très vivifiants.

Ces effluves agissent comme un bain électrisant et ils ont l'effet d'un aphrodisiaque.

Souvent en me faufilant parmi les rideaux de lianes pendant qu'une délicieuse et tiède pluie baignait mon torse nu, je tombai, comme foudroyé, en proie à une attaque pareille à une crise épileptique. Or, je ne souffre aucunement du mal sacré. Les médecins sont unanimes quant à cela.

Les Indiens que j'avais maintes fois vus saisis par ces mêmes convulsions douloureuses, connaissent les lieux, situés généralement aux bords de ruisseaux et de sources, mais au fond de grottes cachées où se condensent les vibrations de cette électrothérapie naturelle.

Ils personnifient ce phénomène et l'appellent «Le Puraquê (poisson électrique) qui nage dans le Vent», ou aussi « le Poisson de la Foudre ». Selon eux, ces crises fatiguent le cœur. Ils permettent en tout cas de se dépenser après pendant des semaines, démesurément, sans se lasser, intensément, comme jamais avant.

Rien n'est plus réel que ces ondes inconnues de la nature vierge. Quelquefois elles deviennent visibles. La nuit personne ne saurait confondre leur lueur orange avec d'autres phosphorescences.

Je me demande pourquoi la science n'en fait pas état ? Est-ce à cause d'un de ces partis pris matérialistes qui refuse d'admettre les expériences parapsychologiques et télépathiques de nos jours, pourtant utilisés par l'armée américaine pour établir des communication avec des sous-marins atomiques au moment où l'emploi de la radio les trahirait ?

 


Quant au rôle des drogues revigorantes, revitalisantes, il est inutile d'insister. Elles sont, pour ainsi dire, dans le domaine public. A Rio, à Sao Paulo, tout le monde connaît des hommes et surtout des femmes que les années et leurs ravages effleurent à peine.

Ils ont des relations, disons spéciales. Tous les deux trois mois un messager vient les voir de très loin. D'une distance de trois ou quatre mille kilomètres. Car nous sommes dans un pays dont la superficie couvrirait la mappemonde de Londres au Caire, de Lisbonne à Moscou.

Les domestiques ont peur du messager. Ils font en cachette de grands signes de croix derrière le dos de l'Indien.

C'en est généralement un. En guenilles, au visage de Tartare bronzé et immobile, aux paupières baissées au point qu'on voit rarement ses yeux. Quand il les ouvre pour de bon, les servantes se détournent. L'une ou l'autre des boniches a une crise de tremblement ou de larmes.

«Ces mulâtresses sont tout à fait hystériques et absurdement superstitieuses», déclare la maîtresse de maison.

Elle, bien entendu, n'est pas superstitieuse pour un sou. Pendant une demi-heure, elle restera enfermée avec le demi sauvage, qui baragouine péniblement le portugais et qui disparaîtra par la suite aussi silencieusement qu'il était arrivé.

Une racine dure, brune, dont la forme presque humaine rappelle la« mandragore » des sorciers européens, se cachera désormais, soigneusement enfermée à clef au fond d'un tiroir, parmi d'autres plantes et fleurs desséchées, parmi des pollens et des grains multicolores.

La démoniaque petite poupée, végétale et grimaçante ne verra le jour que les matins. Pour être limée.

Oui, à l'aide d'un bout de la mâchoire d'un très grand poisson appelé par les Indiens «pirarucu ». Sa surface dentelée ressemble à une lime très grossière.

J'ignore pourquoi il est absolument indispensable de l'utiliser dans ce cas. Mais je connais la vertu de la pincée de poudre ainsi obtenue, et qui disparaîtra discrètement au fond d'une tasse de café.

Les yeux de notre Brésilienne pétilleront comme le regard du messager. Leur éclat sera gênant, irritant. Certaines personnes éprouveront devant elle un désir angoissant, assez angoissant pour causer des nuits blanches à des jeunes, généralement très jeunes gens.

La femme, belle et mûre dont je parle, provoquera de temps à autre une stupéfaction muette et croissante. Par exemple lorsqu'elle assistera au mariage de sa fille. On la prendrait pour la sœur cadette de la jeune épouse.

Des drames autour d'insolites triangles matrimoniaux. Mère, fille, gendre, belle-mère, s'entr'égorgent par jalousie. Alors on hausse les épaules, on dit des lieux communs au sujet du tempérament tropical.

Les Brésiliens détestent parler de ces choses. Ils ne veulent pas qu'on les prenne pour un peuple superstitieux.

Les intéressées se taisent à leur tour, sûr. Elles finissent naturellement par s'effondrer comme tout le monde, mais beaucoup plus tard, absurdement tard.

Sorcellerie ? Voici un sujet proscrit à l'ombre des gratte-ciel de Brasilia et des autres. Mais elle y fleurit comme nulle part ailleurs. Probablement parce qu'elle a pu s'y amalgamer, comme nulle part ailleurs, avec la vie trépidante du XXème siècle.

Avec les championnats de football, l'élection des «miss», des députés, avec les fluctuations de la Bourse et des scandales autour de ballets plus ou moins roses.

 


En ce qui concerne le magnétisme végétal ; le «Poisson de la Foudre Qui Nage Dans Le Vent» vénéré par les tribus «Xingos» et «Chavantes», le Maréchal Rondon (général à l'époque où je l'avais rencontré) Indien de pur sang et la plus grande autorité mondiale des recherches amazoniennes et d'autres explorateurs, comme le Marquis Dewawrin, Ferreira de Castro, Von Steinen, Martius, les avaient vécues. Mais quand on dépend des représentants de la science traditionnelle, on évite de raconter des histoires qui les scandaliseraient.

Moi, je ne dépends de personne. Loup solitaire sur l'asphalte parisien, comme sous les lianes de l'Amazonie, je peux me permettre, surtout après ce dernier retour du purgatoire drôlement sulfureux des sorciers Xingos, beaucoup de choses dans ce domaine. Même de citer comme témoin un homme d'Etat vivant.

Sa destinée se confond avec celle de notre planète après avoir été arrachée à l'étreinte de la mort par cette magie vierge de la nature dont nous discutions autrefois, nos regards plongés dans nos verres de whisky, troublés par un léger malaise issu de nos souvenirs, avec le grand, vieil Indien, avec le général Rondon.

 


 

CHAPITRE 7

 

 

Un jour, il y a six ans de cela, je venais d'émerger de mon exploitation forestière pour vendre une partie de mes cèdres à Santarem.

C'est une espèce de minuscule sous-préfecture, à l'embouchure des fleuves Tapajos et Amazonas, entourée par la plus infranchissable des brousses qui s'étend tout autour sur des milliers de kilomètres.

Un député, relativement jeune (il avait juste quarante ans à l'époque), venait d'y être terrassé, en pleine campagne électorale, par un infarctus du myocarde.

Inutile de souligner que Santarem (15.000 habitants) n'occupe pas une place très éminente dans la hiérarchie du progrès médical. D'autre part, l'état du malade ne lui permettait pas de reprendre l'avion.

Il faisait quarante degrés. Santarem ! Baraques couvertes de bougainvilliers, réverbérations aveuglantes des deux grands fleuves tels des courants de plomb fondu, des rivages crevassés couleur ocre, barques délabrées, pêcheurs bruns dévorés par la dysenterie tropicale, nuages d'insectes qui entrent dans la bouche, dans les narines.

Les nuits, plus suffocantes que les jours, on s'enveloppait dans des draps mouillés, pour essayer de se rafraîchir. Certainement pas l'endroit rêvé pour se remettre d'une crise cardiaque.

 


Je me promenais devant un bungalow couvert de grandes fleurs rouges en compagnie du médecin personnel du parlementaire. Je le connaissais de Rio.

Nous savions tous les deux ce que ce léger toussotement derrière la moustiquaire tendue sur la fenêtre représentait. Une catastrophe nationale.

Cette gorge enrouée, exténuée par la crise cardiaque, là-bas, dans la chambre demi obscure, à deux pas de nous était seule capable de lancer les cris qui touchent le cœur des masses brésiliennes.

Plus exactement : le cœur des dockers et de leurs dirigeants syndicaux dont la révolte semblait alors imminente d'après les informations de la radio, depuis vingt-quatre heures.

Et au-delà de tout cela cet épisode avait une portée vertigineuse, (planétaire serait le mot juste) dont nous ne nous doutions pas encore.

Comment aurions-nous pu prévoir la crise internationale qui avait failli, quatre ans plus tard, acculer les Etats-Unis à la guerre nucléaire ?

On se souviendra de l'événement cité. Il est un peu estompé dans la mémoire du public européen, comme toutes les crises qui secouent les pays exotiques. Mais à l'époque, il y a deux ans de cela, l'opinion mondiale fiévreuse se rendait pendant huit jours parfaitement compte de la grave menace qui pesait sur l'avenir de l'humanité.

L'affaire de Cuba et de Fidel Castro est insignifiante comparée aux événements en question.

Tous les experts de la politique étrangère le confirment : rien n'eut pu empêcher la mainmise soviétique sur le continent Sud Américain si le cœur de ce jeune député d'aspect robuste et dont la silhouette fait songer à un joueur de rugby, avait succombé l'après-midi que j'évoque, là-bas, derrière la moustiquaire trouée qui laissait passer des nuages de « carapanas » aux morsures affolantes.

 


Mes nerfs sont solides et cependant j'ai le trac lorsque je pense à ce que je suis sur le point d'entreprendre ici, maintenant.

J'éprouve en même temps une joie secrète. Exactement comme au Musée de l'Homme devant la carte de l'Amazonie et la légende concernant la rive gauche du Tapajos, où j'avais exploité le cèdre à la tête d'une bande de cinquante demi sauvages.

«Région pratiquement impénétrable» dit la légende.

A présent je déroulerai les images d'un autre domaine inexploré, insoupçonné. Je montrerai cette alchimie secrète des énergies sexuelles qu'est la sorcellerie du Brésil, en train d'influencer l'histoire de l'humanité.

Quelques pages plus loin le lecteur aura compris qu'il serait, depuis deux ans, pulvérisé, transformé en rayons « gamma », simultanément avec la Tour Eiffel, les Champs Elysées, la Maison Blanche et le Kremlin, si un magicien inconnu n'avait pas fait, au fond de la brousse amazonienne, quelques cruelles, bien que légères entailles au rasoir, sur la peau veloutée d'une belle fille, en état de transe.

Car imagine-t-on que j'oserais mêler à une pareille histoire un des puissants de la terre, également choyé par Washington et par Moscou, et qui n'aurait qu'un coup de téléphone à donner pour me causer les pires ennuis, si je n'étais pas sûr qu'il n'en fera rien ?

D'abord, parce qu'il s'agit de faits indéniables. Ensuite parce que l'homme d'Etat en question m'avait démontré sa reconnaissance, il y a deux ans, devant les projecteurs des actualités mondiales. Au surplus, il a manifestement gardé une neutralité bienveillante à l'égard de la sorcellerie.

Son nom ? Je suis narrateur. Dois-je abîmer une chute, une pointe créée par la vie elle-même ? J'aurais préféré raconter cette histoire comme elle s'est déroulée, en commençant par le début, sans laisser deviner la fin.

Mais il s'agit d'un événement exceptionnel qui fait voler en éclats les cadres de l'art et même de l'imagination.

Quel romancier oserait inventer un enchaînement aussi fantastique ?

Les sombres scènes moyenâgeuses de sorcellerie et d'envoûtement érotique qui suivent, aboutissent à un dénouement brillamment éclairé, ici, à Paris, à l'Hôtel Prince de Galles, sous les flashes de la grande presse.

En septembre 1961, pendant une dizaine de jours, le Brésil avait cessé d'être un pays lointain, effacé. Il fut brusquement projeté au centre des événements. La guerre civile, la révolution des prolétaires menaçait tout le continent Sud Américain.

L'homme clef de la situation revenait d'une visite diplomatique de Pékin. Un putsch militaire interrompit son voyage, l'empêchant de rentrer dans son pays effervescent, le bloquant à Paris pendant quelques jours.

La main tendue, avec son large sourire de collégien et sa démarche de joueur de rugby, il avançait vers moi, à travers le bar désert du Prince de Galles. Dans l'avenue Georges V, les collègues enragèrent. Le personnage du jour n'avait accordé qu'une seule entrevue. A moi. J'entends sa voix à la fois profonde et goguenarde.

« Tiens, vous voilà ! Cela fait un bout de temps! Moi ? Vous voyez, je me porte comme un charme. Les toubibs n'y comprennent rien! Ils disent, comme mes ennemis, que je n'ai pas de cœur ! Comme c'est bizarre, ces quelques jours à Santarem! J'y ai souvent repensé et j'avais quelque fois envie de vous en reparler. J'étais dans les pommes la plupart du temps et je rêvais avec une clarté... J'ai de la peine à croire que ce n'était pas réel. Vous vous souvenez, je vous ai raconté, et pourtant, je n'ai pas l'habitude de casser les pieds des gens avec mes rêves. Ces palais souterrains, ces voûtes phosphorescentes, les pyramides noires et le trône basaltique, haut comme un gratte-ciel, couvert d'hiéroglyphes rouges qui suintent, absurde tout cela ! Et sur le trône ce monstre, moitié homme, moitié pieuvre... et la femme qu'on lui sacrifiait. Oh la... la.. ! Je n'ai jamais, ni avant, ni après, eu des songes aussi fous, ni aussi vivants... Enfin... votre guérisseur est un phénomène ! Il m'a vraiment retapé, mais quels cauchemars il m'a flanqués! Ha-ha-ha ! Mes souvenirs s'embrouillent quand j'y repense. En tout cas c'était encore pire que ce cauchemar, cette bouillabaisse de notre politique... A propos, je vois votre bloc et votre crayon... que voulez-vous savoir au juste ? »

 


Aussi cette scène me laisse des souvenirs d'un rêve fébrile.

Au bout de quelques jours il a disparu abruptement de la scène parisienne pour rentrer et apaiser les foules, conjurer le danger de guerre, reprendre son rôle d'Eminence grise de tous les syndicats ouvriers de l'Amérique Latine, replonger dans une lutte acharnée, inconcevable sans des nerfs robustes et surtout sans un cœur à toute épreuve, ne laissant ici d'autre trace que quatre articles occupant des pages entières de « France-Soir » et trois autres d'importance égale sur les colonnes du « Nouveau Candide».

C'est moi qui les ai écrits. Le nom de mon protagoniste est Joâo Goulart. Il est depuis deux ans et demi Président des Etats-Unis du Brésil (*).

 

* Ce texte fut écrit en 1963. Goulart n'est plus président mais il conserve toute son importance d'homme clef de l'avenir brésilien.

 

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