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Paul Gregor

Journal d'un sorcier

 

DEUXIÈME PARTIE            Première partie              Troisième partie

 

CHAPITRE 9

 

Jusqu'à ce moment les événements avaient suivi leur cours à peu près normalement. Ce ne fut qu'à partir de la visite du maire de Santarem que la scène commença à devenir un univers absurde à cinq dimensions.

C'est le docteur qui l'aperçut d'abord.

- Caramba ! Tenez. Il nous a dénichés ! Le voilà qui s'amène ! Le vieux raseur ! Nous sommes cuits!

En effet, le digne vieillard était en train de descendre le sentier poussiéreux qui conduisait à travers une colline couverte de cactus sauvages vers le bungalow isolé, prêté au docteur par un ami politique.

- Comment s'en débarrasser ? Que lui dire ? Dans un quart d'heure tout Santarem saura!

Pour plusieurs raisons politiques il fallait aussi longtemps que possible cacher l'accident cardiaque. Pour l'opinion publique du patelin le député était parti à la chasse pour quelques jours. A part nous deux, le propriétaire de la villa et une vieille cuisinière noire, à moitié sourde, personne n'était au courant de la situation. Et voilà que tout allait être éventé.

- Faites donc quelque chose !

- Que voulez-vous que je fasse ?

- Mais, retenez-le ». Le docteur semblait sur le point de s'arracher les cheveux. « Il le verra par la fenêtre ! Ne le laissez pas monter à la terrasse !

- Retenir celui-là ? Vous n'y pensez pas ! A moins de le jeter dans l'Amazone. Mais cela ferait du bruit. C'est quand même le maire de Santarem, non ?

- Venez... disons-lui qu'on sort... amenons-le au bistrot...

- Trop tard ! Chut !

 


 

- Bôa tarde, senhores ! Bonne après-midi, Messieurs !

Le brave ex-colonel et maire en exercice Eusebio da Ribeira Silva avait déjà escaladé les trois marches de la terrasse. C'était un petit vieux au pince-nez, vêtu comme tous les gens bien des bourgs et villages de l'«interior» d'un pyjama rayé. Un canotier et un parapluie noir (contre le soleil) complétaient son élégance.

- Mas que calor do inferno ! Quelle chaleur infernale, n'est-ce pas, Messieurs! gémissait-il en s'essuyant le visage. «Non, non, merci, je n'ai pas le temps de m'asseoir, je vais à l'embarcadère, le bateau de Manaos arrive dans un quart d'heure. Le garçon du boulanger m'avait dit de vous avoir vu par ici, alors j'ai fait un crochet pour... vous demander... avez-vous des nouvelles du deputado, du député ?

- Un verre de bière, Monsieur le Maire... venez donc par ici... il fait plus frais dans la maison...

- Oh non, vraiment merci, je n'ai pas le temps. Si vous insistez je boirai ici... ah, mais tenez franchement, il faudrait réparer cette moustiquaire, tous les insectes entrent et sortent par cette fenêtre comme ils veulent !

- Mais venez donc à l'intérieur de la maison, monsieur le maire, vous serez beaucoup mieux et nous allons vous trouver un verre... »

- Oh non, obrigado! Merci ! Je suis très pressé. Mais puisque vous êtes si gentils, je boirai ce reste comme cela, au goulot. Ah, c'est frais, cela fait du bien. Ah, oui, au fait le comité local du P.T.B. aura une réunion après-demain. Croyez-vous que le deputado sera de retour d'ici là ?

Tout en bavardant avec vivacité et en gesticulant avec la bouteille conquise, le brave colonel sautillait sur la terrasse dans tous les sens. Nous faisions ce que nous pouvions pour couvrir la fenêtre de nos corps.

« Le deputado... » bafouilla Rodriguez » le... le deputado, je crois que... sans aucun doute... il me semble bien que...

A ce moment-là le malheur tant redouté s'abattit sur le pauvre petit docteur.

Le maire, emporté par son tempérament, leva le parapluie noir (le prenant sans doute pour son épée de colonel) et le brandit en défense d'une juste cause : de l'hygiène publique. Il nous écarta d'un geste poli mais énergique et s'approcha de la fenêtre.

« Mais est-ce que vous vous rendez compte des dangers de notre climat ? Il y a encore des cas de malaria par ici. Ce sont les moustiques qui transportent les germes ! Cette maison a dû être abandonnée... Il faut absolument faire réparer cette moustiquaire, regardez dans quel état elle se trouve ! J'espère que personne ne songe à faire sa «siesta» dans cette pièce infestée !»

D'un geste désespéré Rodriguez leva les bras au ciel derrière le dos du colonel maire. Tout en discourant, celui-ci s'était approché de la fenêtre, y jeta un regard, se figea.

 


 

Cinquième dimension, espace, temps, voilà de bien grands mots. Et cependant, comment éviter leur usage en l'occurrence ?

Le maire ne dit rien. Puis il avala sa salive. Puis il eut un hoquet. Son nez faillit toucher la moustiquaire. Il enleva le pince-nez et il le remit. L'image qu'il voyait c'est-à-dire, l'intérieur de la pièce, débordait d'une certaine manière les limites de l'Espace et du temps pour empiéter sur une dimension inconnue. Le brave colonel ne s'en rendait pas compte, heureusement. Il était simplement abasourdi, et pour cause.

Encore un hoquet. Le maire leva vers nous qui étions restés à deux pas de la fenêtre, des yeux égarés.

«Mais.. mais... il y a quelqu'un dans cette pièce... qu'est-ce qu'il fait... celui-là ? Il dort? Mais... mais... je le connais... non... je croyais pourtant... oh mais il est affreux à voir...»

Il essuya encore une fois son pince-nez. Mais cela ne l'avança à rien.

« C'est déconcertant, de voir quelqu'un comme cela... non, je croyais, mais je n'ai jamais vu cette tête! Est-ce un malade ? Un fou ? Mais qu'est-ce qu'il a donc. On dirait un mauvais rêve ! »

A ce moment-là nos deux nez étaient déjà également appuyés contre la moustiquaire et c'était en effet comme un mauvais rêve.

Contrairement aux apparences, Rodriguez ne manquait pas de présence d'esprit. Il fut le premier de nous deux à se ressaisir et sauva la situation.

« Oh celui-là... » fit-il en feignant l'indifférence, « ce malheureux... oh, c'est un cas tragique!.. il a subi un choc... c'est l'ami d'un ami... de passage vers Manaos... il va falloir l'interner... Venez, monsieur le maire... il vaut mieux ne pas attirer son attention...»

Dès que le maire fut parti, nous nous précipitâmes dans la chambre du malade. C'était lui et ce n'était pas lui.

 


 

Le dos appuyé contre deux coussins, le parlementaire tournait vers la fenêtre des yeux ouverts et un visage méconnaissable, défiguré par une horrible et immobile grimace de fou enragé. Un horrible rictus engloutit un œil, écarquilla l'autre, aplatit le nez et fit voler une physionomie plutôt belle et virile en éclats et fragments grotesques d'une caricature inexplicablement endormie.

Car, il fallait nous rendre à l'évidence, après l'avoir appelé et secoué en vain : il était plongé dans un état de profonde inconscience. Son pouls était presque imperceptible.

Ce ne fut qu'au bout de plusieurs minutes, après que nous l'ayons étendu et massé ses tempes et son cœur que ses traits reprirent peu à peu leur aspect normal. L'œil béant se fermait et finalement son corps crispé se détendit.

Un quart d'heure plus tard nous l'entendions respirer profondément et régulièrement.

«Santa Virgem!» s'exclama Rodriguez, dès que nous eûmes regagné la terrasse, «qu'était-ce donc mon Dieu! Je n'ai jamais vu une gueule... une expression... un masque aussi infernal! Et vous ? Qu'en pensez-vous ?»

Je ne répondis pas. Je n'avais aucune envie de lui confier mes pensées.

Comment aurais-je pu lui dire que je connaissais une gueule, un masque diabolique qui ressemblait d'une manière assez frappante au rictus dément de tout à l'heure. Qu'il s'agissait d'un bas relief situé assez près d'ici, dans la brousse, à l'entrée d'un couloir souterrain qu'empruntaient de temps à autre, trois sorciers de la région. Que je faisais partie du trio. Que le plus puissant du groupe m'avait, quarante-huit heures plus tôt, murmuré à l'oreille :

« Il y a un secret que tu ignores encore. Je peux me trouver ici et ailleurs, à la fois. Si l'esprit est assez fort, il peut faire en sorte que moi, toi ou par exemple ce masque du dieu Xango se trouvent ici et ailleurs en même temps.

« Si l'esprit veut une chose de toutes ses forces et si le sang a inondé le souterrain au bon moment, rien n'empêche que cette chose devienne réelle, même si elle semble impossible. D'ici peu, si tu regardes bien, tu verras de tes yeux ce que les autres n'osent, ne peuvent même pas imaginer. Et lorsque tu verras, là-bas, à Santarem, cette tête de Xango, fais le nécessaire. Ce sera le signe que j'arrive, que je suis déjà près de toi».

 


 

CHAPITRE 10

 

Il était six heures du soir. Le soleil baissait vers les eaux reluisantes du Tapajos. En ce moment il se trouvait juste en face de la fenêtre.

J'en avais, suivant les ordres du nouveau maître des lieux, arraché la moustiquaire délabré et les rideaux. Les rayons du jour frappaient de plein fouet le lit et l'étrange groupe qui l'entourait.

Teodora a dû maigrir de dix kilos, pensais-je. Ce n'était plus que l'ombre de la fille bien en chair que j'avais hypnotisée quelques jours auparavant. Sans parler d'autres symptômes de son état général, bien plus inquiétants.

« Es-tu sûr que le médecin ne reviendra pas trop tôt ? » demanda Tiberio.

«La pharmacie se trouve à plus d'une heure d'ici» répondis-je. « D'abord il n'a pas voulu s'absenter. Mais je n'ai pas menti en lui disant que Castro, le pharmacien, fait les pires difficultés chaque fois que je lui demande de me délivrer les quantités de pilules d'Analène gratuites, distribuées par le Gouvernement, dont j'ai besoin pour éviter le paludisme parmi mes ouvriers et qu'il n'osera pas chinoiser si un médecin, ami d'un politicien de Rio, vient les lui réclamer. »

« Il ne risque pas de changer d'idée en cours de route? »

« Cela m'étonnerait. Je lui ai juré mes grands dieux que je ne bougerais pas d'ici, et puis le malade a dormi aussi calmement que maintenant. Comme cela, j'ai réussi à l'expédier en compagnie de la boniche noire pour ramener mon paquet d'Araléne aussitôt ton télégramme reçu. Dès que j'ai vu apparaître en face de moi, comme tu l'avais prédit, la tête de Xango ».

Je fis un geste vers le député. Son visage somnolent à moitié caché par l'oreiller, ne rappelait plus en rien la grimace démoniaque de tout à l'heure. En revanche, j'y décelais un autre effet de la télépathie. Sa pâleur naturelle n'y était plus. Un nouveau sang affluait de plus en plus fortement vers ses joues. Simultanément, celles de Teodora se décoloraient à vue d'œil. Il semblait évident que Tiberio avait réussi à lier les deux circulations sanguines. Mais où et comment ? Y avait-il un rapport entre ce qui se passait devant mes yeux, à la lumière du jour et l'autre énigme, sonore celui-là, dont les accords résonnaient à mes oreilles ?

 


 

J'avais bien dormi, bien mangé. Pas une goutte d'alcool, aucun stimulant depuis plusieurs jours. Je voulais observer.

Le matin j'avais nagé trois kilomètres et demi et après je me suis amusé à descendre une demi-douzaine d'oiseaux à la balle de carabine et finalement j'ai réussi, en moins de deux heures, à mettre de l'ordre dans l'inextricable pagaïe de mes feuilles de paie, carnets de cubage et notes d'achats et de ventes. Cela peut paraître comique mais j'éprouvais le besoin de voir où j'en étais. Sur le plan, disons, extérieur, je n'avais jamais fonctionné mieux.

 


 

Et cependant, j'entendais clairement cette musique. Un solennel prélude, peut-être de Haydn, joué par des orgues souterraines. Supposons que c'était une illusion auditive quelconque. Mais comment interpréter le reste ? Toute cette scène.

Sombre feu d'artifice des rayons du soleil réverbérés par l'éclat noir du jacaranda de l'ébène brésilienne. Lourds meubles Dom Pedro 1, rappelant le premier Empire français, avec des nattes de paille à la place des coussins. Des saints de bois, un grand crucifix doré du XVIIème.

Téodora n'a comme tout vêtement qu'une longue chemise d'un grossier tissu de jute. Dans le nord archaïque du Brésil c'est l'accoutrement des morts. On les enterre ainsi.

Elle aussi, elle sera enterrée dans quelques heures. J'ai graissé les pattes du croque-mort et du gardien du cimetière. Pas curieux, les gars, dès qu'ils voient un gros billet couleur orange. J'ai obtenu juste ce qu'il me fallait. Les barons de Tapajos étaient les rois du patelin au XIXème siècle.

Sacrilège ou pas sacrilège, cette nuit, je disposerai des ruines de leur ridicule mausolée. Il est prêt à accueillir Téodora.

Elle est à genoux, à côté du lit. La chemise a été enlevée de son épaule gauche. Juste au-dessus du sein j'aperçois une petite croix qui saigne légèrement. Deux entailles au rasoir, pratiquées par le sorcier il y a un quart d'heure.

Un long fil noir est collé sur la peau du médium en sorte que son bout touche le centre de la plaie.

« C'est le fil d'un « caranguejo », d'une araignée géante », m'avait expliqué Tiberio, «trempé une nuit de pleine lune dans un mélange de lait de coco et de la cervelle d'un tatou nouveau-né, ce qui le rend incassable.»

L'autre bout du conducteur soumis à un aussi peu appétissant traitement se trouve entre les dents du député inconscient qui, grâce au ciel, ne se doute de rien.

Quoi qu'il en soit, l'absurde transfusion des fluides vitaux produit des effets visibles. La respiration du cardiaque est de plus en plus profonde et calme. L'expression de son visage a changé. Il ressemble à un homme en pleine santé qui a des rêves agréables. Un sourire s'ébauche autour de ses lèvres.

Tiberio est effrayant. Il ne fait rien, il se contente d'écraser sous le poids de sa présence tout le monde, y compris moi-même. N'importe qui sentirait la menace, le trouble dense à couper qui émane de sa personnalité.

Le sorcier gigantesque se tient debout, immobile, de l'autre côté du lit, en face de la fille agenouillée. Sa tête chevaline semble toucher le plafond. Ses bras étendus en croix sans le moindre tremblement, n'ont pas bougé depuis une vingtaine de minutes.

Les yeux de Téodora sont fermés. Elle se tord lentement sur ses genoux, comme sous l'emprise d'une crampe, d'une douleur qu'elle essaie de contenir. Des frissons parcourent son corps chaque fois que le regard de son maître l'effleure.

Ces yeux démesurés de requin jaunes et rouges ! On a l'impression que leur contour s'étend des pommettes exsangues jusqu'au milieu du front. Les pupilles dilatées, brillantes comme de grandes topazes brûlées, oscillent rythmiquement comme deux pendules. Ils dirigent lentement, sans fléchir, vers le centre de l'éblouissant disque du couchant, pour balayer ensuite un vaste demi-cercle.

Avec un mépris muet, elles s'arrêtent sur le beau crucifix dégoulinant de salive. Avant de commencer ses incantations, Tiberio a trois fois et copieusement conspué la figure d'ivoire. Haine séculaire des macumbeiros poursuivis par le clergé catholique ? Ou bien l'hostilité de la religion, des Atlantides que j'ignore, refoulée aux entrailles de la terre, contre une divinité céleste ?

Je me suis crispé. Pour mon goût il y a trop d'éléments inconnus dans ce jeu.

Sursaut. Trois feuilles de papier carbone voltigent dans l'air. Trois immenses papillons de nuit autour de la tête de Tiberio. Sur leurs ailes : des dessins blancs évoquant des squelettes. Ils font du zèle, des heures supplémentaires, quoi. On en voit rarement avant le crépuscule. Ce n'est pas inouï. C'est irritant, comme cette attente muette. Attente de quoi ?

Qu'a-t-il dit exactement avant de cracher sur le crucifix ?

- Elle va être ensevelie dans leur terre sacrée. Et la force de mon esprit la fera ressusciter. Elle sortira de la tombe comme ce miteux esclave rampant qu'il vénère. Et si on me laisse faire, ici maintenant, les deux vivront. Mais si on rompt le fil qui conduit le feu, la flamme de la vie souterraine, alors...

Ce fut alors qu'il s'interrompit pour inonder de sa bave la jolie sculpture baroque.

Je tressaillis.

Dehors, le gravier grinçait sous des pas rapides. Il ne manquait plus que cela. Rodriguez? Je courus à la fenêtre et pouffai de rire. Un « guariba », un petit singe noir jouait avec le chien des céans.

Un sourd gémissement me fit revenir sur mes pas. Téodora haletait. Des larmes apparurent sur ses paupières fermées. Assise sur ses talons, pliée en deux, elle semblait suffoquer tandis que la petite croix rouge au-dessus de son sein grandissait à vue d'œil.

Que lui avaient-ils fait ? Je ne le devinais qu'en partie. Il y avait une autre plaie de rasoir sous sa nuque et encore une autre au-dessus du poignet droit.

Mais elle était presque belle maintenant, avec ses longs cheveux très noirs, sa peau très blanche, son visage torturé, extatique, avec quelque chose de noble qui m'attirait.

Brusquement, je me rendis compte que je la désirais violemment. Tant mieux. Je prévoyais, non sans une trouble sensation de plaisir, ce que je lui allais faire, tout à l'heure. Pour l'acheminer vers le mausolée des barons de Tapajos il fallait la vider du reste de ses fluides vitaux qui sont aussi ceux du désir et de l'amour.

 


 

Je souhaitais qu'elle survécut à l'expérience, et cependant en regardant la victime agenouillée, gémissante, je sentais en moi une dureté impitoyable. Je n'étais plus qu'un bourreau chargé d'une exécution capitale. Il fallait que je pénètre le secret des morts vivants.

Alors, tout à coup, les papillons s'envolèrent, les bras de Tiberio se baissèrent et une voix nasillarde lança à travers la fenêtre :

- Caramba ! Quel est ce carnaval ! Bon dieu de bon dieu, tout ce monde est devenu fou!

Le docteur Rodriguez se précipita dans la pièce en claquant la porte et en vociférant.

- Paulo ! Aurez-vous la gentillesse de m'expliquer...

Je l'avais sous-estimé. Le brave petit universitaire pétait des flammes. La rage de la science contre les superstitions, quoi!- Calmez-vous, Rodriguez, c'est ce que vous appelez un guérisseur. Puisque vous ne saviez plus à quel saint vous vouer, j'avais pensé...

- Il ne manquait plus que cela. Quelle est cette saloperie qu'on amis dans sa bouche ?

Il arracha le fil puis il trébucha, puis, il s'assit sur le lit.

- Comment osez-vous me frapper ?

- Qui ? Moi ?

- Si, gémit-il, vous m'avez ou quelqu'un... m'a frappé au creux de l'estomac. Sortez tous d'ici!

- Soyez tolérant, Rodriguez, fis-je. Puisque le cas semble désespéré pourquoi n'essayerait-on pas?... Il est presque guéri. Peu importe comment. Vous devez me laisser faire! On peut le transporter à présent et on va le transporter! Oh pas loin d'ici...

- Vous déraillez ? Sortez! Vous avez abusé de ma confiance! Fiche le camp sale sorcier! Dehors!

Les événements se précipitèrent. Goulart émit un son rauque, guttural, se redressa dans son lit, sans ouvrir ses yeux, puis s'affaissa.

- Il est mort, dit Tiberio.

Téodora gisait par terre inanimée, foudroyée par la même décharge astrale qui avait terrassé le malade.

Rodriguez saisit son stéthoscope. Une demi-minute plus tard il leva vers moi son regard désespéré.

- Vous l'avez tué avec vos sales superstitions !

Tiberio pointa son index vers le front de Goulart. Un chuchotement plaintif s'éleva d'un coin de la pièce.

- Laissez-moi. Laissez-moi... mourir tranquillement.

Le docteur laissa tomber son instrument. Les lèvres du pseudo mort tremblaient, articulaient des paroles, mais le son semblait venir d'ailleurs.

Un lointain grondement de tonnerre secoua l'atmosphère chaude surchargée d'électricité. Et au-dessus de nos têtes ce frit une autre tempête : ce fut la fureur de Tiberio qui se déchaîna.

- Misérable petit médecin, tonna-t-il, tu es aussi impuissant devant moi qu'un nouveau-né. Il est mort mais tu ne peux pas l'enterrer. Une autre vie est en train de naître en lui. La vie d'une autre créature qui sera enterrée à sa place. Son cœur ne bat plus. Son corps se refroidit, mais de temps à autre, il parlera, il soupirera. Je n'ai pas besoin de l'amener ailleurs! Il est déjà ici et ailleurs, à l'endroit où l'esprit le veut. Téodora lève-toi!

Elle ne bougea pas. Rodriguez, incapable de dire un mot, jetait des regards hébétés autour de lui. Une silhouette noire se dessina, à contre-jour dans l'embrasure de la fenêtre.

 


 

Consuelo. J'avais failli ne pas la reconnaître. Elle avait abandonné ses blue-jeans et portait une robe noire. Pendant quelques secondes elle observait le corps écroulé de Téodora d'un œil dur, impassible.

- Lève-toi ! Vite ! Vamos ! dit-elle ensuite. Mais ce n'était pas sa voix. J'aurais juré qu'un homme inconnu âgé, robuste, ivre et brutal venait de prononcer ces paroles.

Téodora frémit. Elle leva lentement la tête. Ses yeux s'entr'ouvrirent ; j'y vis cette lueur d'une muette adoration, ce dévouement de chienne que je connaissais déjà. Elle se mit à ramper vers la fenêtre.

Je l'aidais à se redresser. Ensuite, nous l'amenâmes vers son supplice.

 


 

CHAPITRE 11

 

En bas, le delta formé par l'Amazone et le Tapajos n'était plus qu'un immense Y grec en argent. Après il y avait le cimetière et puis cette déserte carrière.

Conduisant Téodora par le bras j'étais en train d'escalader une pente escarpée, cherchant l'endroit que Tiberio m'avait indiqué.

Ce n'était pas difficile à trouver. Deux énormes cônes en granit. Les rayons du couchant rougeoyaient sur leurs bouts. Du patelin, de très loin : les derniers coups de cloche de l'Angélus. Une plate-forme presque lisse s'étendit entre les deux pics. Superficie : trois ou quatre mètres environ, celle d'une petite pièce.

Des vampires noirs s'envolèrent à notre approche. Pas de vrais, c'est-à-dire justement de vrais : de grandes chauve-souris plutôt maladroites.

Je lâchais le bras de Téodora. Elle s'accroupit et se mit à dessiner avec son index quelque chose par terre. Comme une enfant. Elle était devenue une enfant. En même temps une femme. Pas la même qu'avant. Celle-ci était belle et désirable. Elle me faisait penser à une princesse endormie, avec ses longs cils à moitié baissés, avec sa taille élancée, à présent. Elle n'appartenait pas tout à fait à cette planète. J'avais l'impression que la fierté d'un monde inconnu baignait la ligne de son cou, de ses seins rebelles.

C'était exact. Elle était en route vers une région située en dehors de la vie et qui, cependant, n'est pas dominée par la mort non plus.

 


 

Un ouroubouru nous survolait avec ses ailes immobiles. Je pris la tête de la jeune femme entre mes mains. Ses lèvres étaient humides et son regard étonné, presque souriant. Elle devait être à moitié consciente de ce qui lui arrivait.

Je l'entourais de mes bras et l'embrassais sur la bouche. Son corps était chaud et souple, sous la chemise grossière.

Les reflets rouges s'effaçaient des deux sommets. Tout devenait gris noir. Mon cœur battait follement. J'étendis le corps docile sur le sol rocailleux.

Là-haut ! Là-haut! avait dit Tiberio en indiquant la plate-forme. « Ce lieu sera transfiguré cette nuit. Ce sera le trône des esprits des profondeurs qui remonteront à la surface. Tout doit s'accomplir là : entre les deux pics : ce sont les seins et les phallus de Quimbandor qui est à la fois homme et femme ».

 


 

Je n'avais pas encore entendu parlé de Quimbandor et sa bisexualité était le dernier de mes soucis. L'haleine de Téodora était chaude, elle balbutiait des syllabes sans suite, nous étions entortillés, inextricablement enchevêtrés comme des serpents amoureux, puis, soudain, juste au milieu de la dernière vague de chaleur qui me montait des tripes à la gorge, tout s'arrêta.

Je la retenais avec une force insensée, mes bras étaient des crochets de fer qui la rivaient au sol et mes lèvres chuchotaient à son oreille les premiers mots de l'incantation magique.

- Tu es fleur de « manaca » et le fleuve t'emporte, tu glisses sur l'onde tiède, tu es bercée...

C'est banal de se dominer et de ralentir, de freiner le torrent de la passion, mais cela devient différent lorsque l'hypnose et l'auto hypnose s'y mêlent. Je magnétisais les muscles de ce jeune corps qui brûlait dans son immobilité et tout devenait possible.

Des fleurs aux parfums doux et lourds poussaient des rochers noirs autour de nous. Nos doigts, nos membres s'allongeaient comme des tentacules gazeux mais hypersensibles.

Je me sentais étendre à travers toutes les cavités du corps de Téodora, jusqu'à sa gorge palpitante et je sentais le contact électrisant de ses doigts à l'intérieur de mon échine dorsale.

Des extases d'amoureux comme d'autres ? Peut-être. Mais maintenant j'entendis un hoquet convulsif et je sentis le brusque raidissement du corps de Téodora. Je refis quelques rapides passes autour de ses yeux et ses tempes. Sa peau se refroidissait rapidement. Le meurtre magique allait s'accomplir. Je serrais fortement sa gorge. Aucune réaction. J'enfonçais de la même façon mes doigts dans le vide, dans l'air à un demi mètre de sa pomme d'Adam.

Cette fois-ci elle gémissait, s'étranglait, son visage s'empourpra. Sa langue apparut. Je lâchais sa gorge, non l'air, pour arracher un cheveu d'une tête de fantôme loin de la sienne. Elle sursauta en poussant un cri de douleur. Son dédoublement avait commencé. Sa vitalité affluait rapidement dans ce corps astral, dans cette gaine éthérée qui entoure chacun de nous.

J'entendais mes dents grincer. Un effort de volonté inhumain faisait craquer toutes mes jointures. Entre mes paupières demi closes, je voyais la phosphorescence d'effluves oranges au-dessus de l'épaule gauche de Téodora.

Alors je lui donnai le coup de grâce. L'enlaçant de toutes mes forces, la pliant, la brisant, je lui fis franchir le seuil du bonheur. C'est le moment où chez tous les couples heureux de la terre les corps invisibles, les ondes vibrantes du magnétisme de l'âme s'entremêlent en même temps que les haleines, les transpirations, les sécrétions des glandes. Seulement, moi, je voyais ce globe rougeâtre qui flottait autour de la tête inconsciente de Téodora et qui se gonflait de sa vitalité, de son désir de douceur et de tendresse.

D'un mouvement violent, impitoyable de ma volonté et de mon corps je la déchirai. Je voyais la couleur de ses fluides changer en mauve, en violet, s'éloigner vers le bout froid du spectrum. Son désir, son amour, se répandirent dans le vide tandis que sa taille, ses épaules, se pressaient contre ma peau, plus fébrilement que jamais, comme aspirées par des ventouses invisibles.

Avec le battement d'aile des chauve-souris j'entendais les mots de Tiberio :

- Il faut un homme fort, qui peut tendre son corps et son esprit plus fortement que les autres, pour finir ce travail.

Ce travail, c'était quelque chose qui arrivait tous les jours, encore que moins intensément, entre hommes et femmes qui ne s'en rendaient pas compte. La femme devenait alors la chienne fidèle d'un homme indifférent. Elle "l'avait dans sa peau". Il la tyrannisait. Cela arrivait à un degré moins fatal aussi sans hypnose et sans la mâchoire de serpent que j'avais fixée sur moi pour l'enfoncer au dernier moment lucide dans le corps, et l'esprit glacé de Téodora. Ensuite je la plongeais dans une catalepsie voisine de la mort. Je la rendis rigide comme du bois, puis l'assoupis un peu, juste pour qu'elle puisse marcher.

Ils m'attendaient dans une baraque au bout du cimetière. Ils l'avaient torturée, choquée, assujettie, mais c'était moi qui l'avait vidée de sa substance vitale : de son désir de vivre. J'ignorais encore combien de fois j'allais encore et contre mon gré accomplir cette opération.

En fermant la porte de la baraque, je souriais. Du pur mélo. Ils clouaient le cercueil. Un truc de fakir. Presqu'un tour de prestidigitation.

Mais pourquoi avais-je, tout à coup, si mal à la nuque ?

 


 

Le visage de Rodriguez semblait décomposé, sous la lumière blafarde de la lampe à pétrole.

- Que dois-je faire, me demanda-t-il, indiquant d'un geste désemparé le lit sombre et son occupant rigide.

- Rien. Attendre, répondis-je en fermant derrière moi la porte et en m'asseyant vis-à-vis de lui.

- Je deviens fou, fit-il en mordillant ses lèvres. «Je suis médecin, vous comprenez cela non ? Il est mort dans le sens clinique du mot. « Rigor mortis » et tout. Froid. Pouls : zéro. Et tout à l'heure il vient d'ouvrir la bouche, il a marmonné quelque chose. Il faudrait que je prévienne quelqu'un, mais qui ? »

- Personne. Veillez-le. Après minuit il est possible que vous ayez une surprise. Mais je n'en sais rien. Je suis à moitié dans le cirage, moi aussi.

- Vous, me dit-il d'un ton plaintif, avec l'air d'un gosse abasourdi, « vous, un homme cultivé, mêlé à ces choses ! Je ne sais plus que penser. Ces gens-là, qui sont-ils ? Des «macumbeiros», des envoûteurs ? C'est de l'hypnose, bien sûr, mais qu'est-ce que l'hypnose au juste ? Mes idées s'embrouillent, tout cela me donne un vertige, un vrai. Tout à l'heure, a-t-il vraiment parlé le... le mort, ou était-ce une illusion ?

Les eaux des deux fleuves géants murmuraient, les oiseaux de nuit pleuraient, des chiens hurlaient, l'atmosphère ne pouvait pas être plus romantique. Je baillais.

- Comment vous répondre, Rodriguez. Quand vous voyez une image à l'écran de la télé, ce n'est ni la réalité ni de l'illusion. Des ondes, inconnues hier. Aujourd'hui on en fait ce qu'on veut. L'essentiel c'est que vous voyez l'image. Suspendez votre philosophie jusqu'à une heure du matin. Un point c'est tout.

Le mort resta aussi mort que possible jusqu'à onze heures et demi lorsque je quittai le docteur pour rejoindre mes complices.

 


 

CHAPITRE 12

 

Pas de lune. Une mer d'étoiles dans un ciel noir.

Le cimetière était une petite jungle de mauvaises herbes au format tropical.

Il ne reste plus grand chose du mausolée, sauf des pierres de taille, des anges dorés dont la plupart sont heureusement décapités et cette grille massive couverte d'un centimètre de rouille.

Accoudé à une croix moisissante, je ne voyais que le dos monumental de Tiberio collé à la grille.

Consuelo tenait ma main. Je sentais la chaleur, les pulsations de ses veines, de ses tissus, pénétrer jusqu'à mon cœur, jusqu'à mon cerveau. J'étais exténué, angoissé, tendu vers la grille et avec tout cela un peu amoureux, un peu fier de mes conquêtes. C'était au moins ce que je croyais sentir. Poisson rapace, que savais-je encore de la race du grand requin qui s'apprêtait à me déguster à mon tour ?

 


 

Je ne me souviens pas d'un pareil silence. Comme si les oiseaux et les crapauds avaient déclaré la grève. Le sol est marécageux. Des feux follets jouaient avec les vers luisants.

Le vacarme explosa sans préavis. C'était comme si les poings des dieux souterrains déchiraient d'un seul coup une immense toile.

Je vis les épaules de Tiberio se cabrer comme s'il voulait escalader la grille. Je me sentis étouffer d'un nœud qui serra ma gorge. Consuelo saisit mon bras. Un météore fendit le ciel en deux. Je sentis la terre vaciller sous mes pieds. Je m'arrachais des mains de mon amante et me précipitais en avant.

Alors je compris que Tiberio était en transe. Son visage de Dracula était tourné vers les étoiles, ses yeux étaient écarquillés, vides et tenant dans sa droite un bizarre engin pareil au trident de Neptune il faisait des gestes impérieux, comme s'il piochait, appelait, arrachait une chose des entrailles de la terre.

Et la chose vint, plus impressionnante que tout ce que j'avais pu imaginer. Je ne savais pas ce qu'ils lui avaient mis entre les doigts inertes avant de l'enterrer.

Les pierres de taille du mausolée flambaient. Un vampire passa en vol rasant devant mes yeux. Je sentis de nouveau une vrille qui creusait ma nuque et j'avais peur comme jamais, sans savoir pourquoi.

 


 

Ce n'était pas Téodora qui marchait vers moi, une torche dans la main, pareille à une mauvaise litho, c'était la sensation de la mort, du vide, du noir.

Elle avançait lentement, irrésistiblement, je sentais que j'aurais beau fuir ou résister il n'y avait rien à faire qu'à subir son inexorable présence. La rigidité de ses mouvements était celle même que ma volonté inflexible lui avait insufflée.

Ma tête tournait, tandis que je la vis sortir du tombeau. Ses yeux vides luisaient, lançaient des foudres terrifiantes vers moi. Il est certain qu'une colonne de vapeur brûlante s'éleva de cette bouche horriblement déformée, pareille à un trou béant, quadrangulaire et je suis sûr d'avoir vu la grille plier, sauter, se casser en morceaux devant l'avance de cette horrible force que j'avais planté en elle : la force de la mort, de l'existence à rebours, de l'anti-matière qui était tout à coup là : devant moi, dans le sombre cimetière tropical, déguisé sous les traits idiots de Téodora qui me toucha la poitrine, souffla son haleine devenue pestilentielle au visage et me dit en ricanant, le ciel sait pourquoi :

- Paulo ! Querido ! Tu vois, je suis toujours là.

En d'autres termes je devenais dément et je subissais ce qu'on appelle entre sorciers experts le « choc en retour » qui n'a rien à voir avec la morale, avec la conscience et le remords mais qui était le simple rebondissement de mon énergie, issue de mon exubérante vitalité et que j'avais, par curiosité puérile, détourné de sa finalité vers la non-existence.

 


 

Mais tout cela, je ne l'ai compris que plus tard. Sur le moment j'éprouvais juste une espèce d'engourdissement, je suivais le reste des événements de la nuit avec le sentiment d'une scission complète - un peu comme un personnage à moitié ivre qui s'aventure dans une salle de cinéma en plein milieu d'une séance et se rend parfaitement compte de la situation mais finit quand même par perdre le fil et du film de sa vie réelle.

Ce fut cette nuit-là que je me rendis clairement compte d'un fait assez inquiétant. Ils m'hypnotisaient tous les deux. J'ignorais encore pourquoi. Et je ne savais pas qu'on pouvait en même temps être envoûteur et envoûté. Comme la Terre qui attire la Lune mais suit la masse du Soleil.

 


 

Mais maintenant, au moment où Consuelo, me voyant chanceler sous l'ombre d'un palmier desséché, m'entoura de ses bras et m'embrassa longuement sur la bouche, je sentis la pointe douloureuse dans ma nuque s'élargir comme une tache d'huile et je me souvins de nos nuits d'amour.

Au moment où elle se laissa aller (même ici au cimetière, tout en suivant Téodora qui avec la détermination d'un automate s'achemine vers la carrière, même ici, j'étais obsédé par les souvenirs de son ventre dur et chaud, de ses jambes nerveuses et caressantes), eh bien elle ne le fit pas comme les autres femmes. Elle tombait verticalement comme les hommes, du sommet de la béatitude dans la morne indifférence de la satiété. C'était la contrepartie féminine des amours de la « macumba ». Cela enrichissait sa nature d'une force virile et cela expliquait en partie son ascendant sur les femmes qui devait la perdre.

 


 

J'étais aveugle. Je trébuchais, je me heurtais contre des rochers. Ce n'était plus Consuelo qui me soutenait. Deux bras de fer m'étreignirent dans l'obscurité et soudain, surgissant du noir, je vis, penché sur moi, le visage, les dents, les yeux rouges de Tiberio. Il me sourit exactement comme une hyène. Et alors je sentis, comme on sent dans le noir la proximité d'un mur, deux pointes acérées s'approcher de mes pupilles pour les crever. Un instant après je les vis. C'étaient les doigts, les griffes de vautour du sorcier. Je poussais un cri, je me dégageais, il me rattrapa, je luttais comme un forcené, je lui décochais un coup de poing, je m'entendis hurler tandis que mon poing s'écrasa contre un rocher et le rire du sorcier retentissait loin au-dessus de moi et de la carrière.

Sous mes pieds un feu follet surgit, dont la flamme plissa le long de mes jambes, de mon ventre, de ma bouche, tandis qu'un frisson glacial parcourut tout mon corps.

Une sirène de bateau retentit d'un autre monde, de l'Amazone, tout à coup très distinct. Et moi, en dépit de tout, me relevant, avec mes mains ensanglantées, ne sachant pas pourquoi, je suivais une loi implacable : je montais vers la carrière.

 


 

Là-haut, je compris que désormais, j'allais vivre comme cela, que j'étais dédoublé et qu'il y avait deux réalités distinctes, aussi vraies l'une que l'autre, et qui, parfois, s'entremêlaient.

La carrière était fortement éclairée. Ou bien, je voyais dans le noir. Cela revenait au même.

Il y avait une nombreuse assistance. D'où venaient-ils ? Je ne discernais pas leurs silhouettes. Mais leurs yeux brillaient dans tous les coins.

Je me balançais, déplaçant mon poids d'un pied à l'autre et je raisonnais et discernais assez clairement.

La carrière était devenue un immense amphithéâtre noir. Cela c'était faux.

Mais Téodora était vraiment couchée à plat ventre, là, devant moi sur une pierre plate comme un billard, immobilisée par les poings de Consuelo qui la tenait par les cheveux et par l'épaule.

Goulart qui apparut, tel que je l'avais vu au lit, vêtu d'un pyjama rayé, les yeux fermés, n'était qu'un mirage. Je voyais un rocher à travers sa poitrine.

Mais la tache brune sur la nuque de la victime blanche, en chemise de bure, était réelle. Et maintenant, en voyant les lèvres avides de Tiberio s'approcher du cou sans défense, je compris avec la plus grande clarté de quoi il s'agissait. Plusieurs médiums ont, en état de transe, des sécrétions inconnues par la médecine. Paracelse, Alain Kardec et d'autres croyaient qu'il s'agissait de l'ectoplasme, de la substance matérialisée des esprits, de fluides vitaux solidifiés. Cela rappelle les stigmates des saints.

Mes cheveux se dressèrent car je vis à une distance de deux mètres Tiberio, la bouche sur cette nuque suintante, en train de se désaltérer, d'accomplir le seul acte de vampirisme qui n'appartient pas à la légende.

Le jeune corps de Téodora se tordit et elle poussa un cri de bête égorgée qui résonna loin au-dessus des eaux du Tapajos.

Tout cela était réel et l'horreur physique de ces moments me poursuit encore.

Mais après les choses s'embrouillèrent et une espèce de paludisme psychique m'envahit. J'eus une attaque de fièvre et je brûlais, grelottais et la sueur froide couvrit mon front.

 


 

Avec les restes de ma lucidité j'accompagnais mon délire : je vis les couteaux briller, le sang couler, les cœurs palpitants qu'on arrachait des poitrines ouvertes, sachant parfaitement que je rêvais.

Le monstre, entrevu dans la grotte était assis, au-dessus de ma tête, sur l'un des deux pics comme sur un trône, brillamment éclairé. Il ressemblait effectivement à un homme Michelin, fait uniquement de serpents et de tentacules. Une glaciale haine et avidité dardaient vers moi,de ses trois yeux de poisson qui formaient un triangle brûlant sur son front gélatineux. Je savais qu'il était sorti de moi, qu'il incarnait les monstrueuses forces du subconscient qui sont en train de se libérer dans ce siècle, qui déclenchent des guerres, ou inspirent la course vers les étoiles des astronautes.

Mais, d'autre part, je me rendis compte qu'ils avaient vraiment, tout à fait réellement égorgé Téodora.

Lorsque Tibério retourna son torse inerte et enfonça le « terçado », le coutelas brillant dans son cou, il n'y avait là aucun effet de transparence optique. Le sang jaillit comme d'une fontaine. J'ai emporté un sale, mais contrôlable souvenir de la soirée : sur mes blue-jeans.

Mais avant, j'ai dû tomber dans les pommes, comme une vieille fille qui voit égorger un poulet.

 


 

Je me suis réveillé dans l'unique pension de Santarem. Il n'y a que des cloisons en bois et des crochets pour y accrocher les hamacs. Je découvris que j'avais déliré pendant quarante-huit heures.

La grande rue y ressemble à celle d'une sous-préfecture quelconque. Des magasins, des débits d'alcools. Les hommes sont généralement barbus et portent des revolvers à la ceinture, c'est toute la différence.

Il y avait une foule devant l'église. Encore un peu étourdi j'entendis quelque chose comme :

- Les travailleurs du Brésil ne le permettront jamais !

Un tonnerre d'applaudissements s'éleva et la tête de l'orateur émergea d'un nuage de poussière agrémentée de la fumée de pétards et de fusils déchargés dans l'air.

C'était Goulart, très en forme.

Je me heurtais à Rodriguez. Il cafouillait.

- ...Je ne vous l'ai pas dit. C'est un secret. Il ne veut pas qu'on en parle. Vous allez comprendre pourquoi je ne comprends rien. Ce n'était pas une simple crise. Tout le monde est cardiaque du côté de son père, on meurt jeune dans sa famille. Malgré cette histoire absurde, vous savez comment cela s'est passé. Il s'est réveillé vers minuit et demi, il a demandé un verre de «cachaça», de rhum blanc et il l'a bu par-dessus le marché ! Après il s'est levé, il a arpenté la pièce et il m'a parlé de ses rêves. Des rêves absurdes, morbides ! Eh bien comme je vous disais, malgré cette absurde histoire, je m'attends au pire, d'un moment à l'autre.

Il attend encore, le petit docteur Rodriguez.

 


 

Consuelo me guettait dans la foule. Je la pris par la main et l'amenais dans un bistrot vide.

- C'est de nouveau de la supercherie, tout cela, lui disais-je j'avais rêvé. Un point c'est tout.

- Tu viens de l'entendre parler à la foule. C'est un rêve, cela ?

Ma tête était encore lourde comme après une beuverie.

- Vous avez assassiné Téodora, lui dis-je.

Elle tourna vers moi son visage de Schéherazade avec les yeux de jaguar somnolent.

- Cela tu l'as rêvé, fit-elle. Téodora est rentrée à Belein, retrouver son mari.

Je savais que c'était un mensonge mais un ressort avait claqué en moi. Je ne pouvais plus discuter avec elle et je n'étais sûr de rien.

- Tiberio ?...

- Tu ne le reverras plus jamais. Il est parti loin. Dans son royaume souterrain.

Bouffer de l'ectoplasme ou simplement voler des vaches dans la région du Haut Tapajos, me morfondai-je. Je pensais aux histoires des fakirs qui fascinent leurs spectateurs sur les places publiques en les obligeant de voir des spectacles aussi sanglants qu'irréels.

Elle me prit les mains.

- Je sais que tu auras bientôt fini avec tes cèdres. Amène-moi avec toi à Rio! Je tombais des nues.

- Mais... mais... La police... bafouillais-je.

- Je me déguiserai... et tu verras comment les choses se passent à Rio dès qu'on est protégé... j'ai besoin de toi... on m'a salie... tu m'aideras à me venger... j'ai besoin de toi... tu m'aimes, n'est-ce pas ?

On jouait une marche militaire sur la place.

Je savais obscurément pourquoi elle s'accrochait à moi. Pour plusieurs raisons. Je lui plaisais, peut-être, entre autres. Mais j'avais des appuis, et en plus une certaine force, un puissant magnétisme animal, une espèce de pouvoir hypnotique essentiellement masculin, qui lui manquait et qu'elle voulait utiliser dans un jeu trouble et compliqué. Je ne devinais pas encore lequel.

J'avalais une grande rasade de « cachaça ». Elle pressa ses seins contre ma poitrine et sa bouche contre la mienne. Je pensais que je l'aimais plus que tout autre femme avant elle.

Je pensais que ce n'était que cela.


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