Accueil
Gurdjieff
Rencontres...
G.parle...
Bennett
Lefort
Moore
Chronologie
Ouspensky
Pauwels
Schaeffer
Castaneda
Skawinska
Torres
Corvalan
Gregor
Journal_1
Journal_2
Journal_3
Journal_4
Journal_5
Journal_6
Bernard
 
B
E
N
N
E
T
T

John G. Bennett  1897-1974

Gurdjieff, artisan d'un monde nouveau

 

Bennett n'échappe pas à une certaine servitude, mais ce qui le distingue de la plupart de ceux qui ont connus G. et ont écrit sur lui, c'est sa connaissance des langues et de l'environnement natals de G., et plus encore il a fréquenté le même type d'école initiatique en Asie centrale. Il peut véritablement dialoguer avec lui et échapper au charabia que se plaisait à parler G. qui mélangeait allègrement les langues occidentales. Leur première rencontre eu lieu en Turquie en 1920, s'en suivit une relation très épisodique (Bennett a surtout travaillé avec Ouspensky), courte en temps réel mais très forte dans son dénouement. Dans cet ouvrage il donne des éclaircissements sur les sources du savoir de G., dans un chapitre consacré aux maîtres de sagesse (khwajagan, Naq'shbandis, Yesevi), puis il aborde le sujet du cercle intérieur de l'humanité et l'existence d'une société Sarmoun qui aurait joué le rôle pour G. d'ultime école initiatrice. Il détaille la recherche de G., sa mission, donne des extraits d'une conférence de G. à Londres en 1922 axée sur l'essence et la personnalité, des considérations sur la vie au Prieuré à ses débuts, sur la science de l'idiotisme. Dans le chapitre dédié à G. écrivain il livre des détails intéressants sur les différences entre les versions originales des ouvrages et le résultat finale, G. a systématiquement rendu incompréhensibles les Récits, seul le chercheur opiniâtre peut arriver à décrypter une partie de ce que l'auteur veut dire. Dans un chapitre voué à la question posée par G. et quoi qu'il s'en défende il donne des débuts d'interprétation et de cohérence au dessein de Gurdjieff. Un chapitre traite du maintient réciproque et un autre de G. en tant qu'instructeur. Il se penche sur l'être humain machine à transformer les énergies.

 

 

La connaissance du terrain

p20 - Je n'aurais pas pu écrire ce livre si je n'avais pas connu les pays du Proche-Orient où Gurdjieff vécut et travailla plus de la moitié de sa vie. Je n'ai pas pu satisfaire mon ambition de voyager dans tout le Turkestan, mais j'ai rencontré des habitants de cette région, Sarts, Uzbeks, Turkmènes et Tartares, dont plusieurs derviches particulièrement conscients de l'importance de leurs traditions. J'ai souvent remarqué la puissante sensation de «réchauffement» que l'on éprouve en voyageant vers l'Est — d'Istanboul à Kars, puis à travers la Perse en direction de l'Amou-Daria (l'ancien Oxus), ce fleuve merveilleux qui a vu des migrations de peuples pendant dix mille ans, mêlant d'anciennes cultures et permettant l'établissement de nouvelles. Cette rivière attire tous ceux qui sont sensibles à l'histoire ancienne des hommes.

 

 

Première rencontre

p159 - La grande décision fut donc prise, le "travail" se poursuivait à l'ouest et Gurdjieff devait couper ses liens avec la Russie. Certains de ses élèves choisirent d'y rester. Quelques-uns retournèrent à Moscou et à Saint-Petersbourg, d'autres restèrent dans le Caucase. Gurdjieff liquida ses affaires, transformant ses effets en argent liquide et en une sélection de tapis particulièrement précieux. Il demanda des visas d'entrée en Turquie pour lui-même et pour une partie de sa famille. Il donna de l'argent à ceux de ses disciples qui voulaient partir, mais les laissa faire leurs propres préparatifs pour le voyage. Il arriva en Turquie en juin 1920, à un moment assez critique, alors que l'armée grecque avançait en Thrace orientale et menaçait d'occuper Bursa et Ushak. Personne ne pouvait prévoir la réaction des Turcs à cette provocation.

La Navy, ainsi que l'armée de la mer Noire, étaient responsables de la sécurité dans cette région. Les Français étaient chargés de la Syrie et les Italiens surveillaient l'Anatolie occidentale et les îles. En tant que chef du service politique des renseignements militaires, je devais être mis au courant de toutes les arrivées "suspectes". Comme je l'ai dit dans le chapitre précédent, il y avait apparemment un formidable dossier contre Gurdjieff à New Dehli, et nous reçûmes une dépêche nous avertissant qu'il était peut-être devenu un agent bolchevique. A cette époque, la célèbre Dunster Force, dans le nord de l'Iran, surveillait la région critique entre Kars, Tabriz et la mer Caspienne. Il semble que les agissements de Gurdjieff fussent connus du général Dunsterville. Il est possible que Gurdjieff ait entretenu des rapports avec la soi-disant "Armée chrétienne de la vengeance" menée par le sanguinaire général arménien Antranik, qui réussit à créer une république arménienne indépendante. Quelqu'en soit la raison, Gurdjieff était considéré en Turquie comme suspect et ne parvint pas à obtenir son visa de sortie. Il était cependant entièrement libre d'organiser son travail à Constantinople et particulièrement dans les districts de Galata, Pera et Tatavla, presque entièrement peuplés d'Arméniens et de Grecs. Il avait certainement des amis parmi les Turcs comme parmi les chrétiens, ainsi qu'en témoigne ma première rencontre avec lui dans le palais du prince Sabaheddin, sur le Bosphore. Il parvint à louer une maison près de la tour Galata, au numéro treize de la rue Yemenedji, ce qui n'était pas facile à l'époque. Constantinople étant pleine de troupes alliées et submergée de réfugiés russes, en nombre croissant, venant d'Odessa et d'autres ports de la mer Noire, ainsi que d'officiers et de soldats turcs démobilisés.

Gurdjieff décida, une fois de plus, d'établir une branche de son Institut.

 

Une relation épisodique

p290 - Je ne sais comment me situer moi-même. Lors de notre première rencontre, en 1920, je considérais Gurdjieff presque immédiatement comme mon maître. Lorsque je me suis rendu au Prieuré, en 1923, il montra clairement qu'il m'acceptait comme élève et j'étais alors convaincu que ma vie serait liée à la sienne. J'avais l'intention de revenir bientôt au Prieuré pour travailler avec lui et, éventuellement, devenir l'un de ses assistants. Pourtant, après avoir quitté Fontainebleau en août 1923, je ne revis plus Gurdjieff avant mon retour à Paris, en août 1948, exactement vingt-cinq ans plus tard. Comment je perdis le contact, comment je ne compris pas ce qui se passait, sont des choses qui restent encore aujourd'hui difficiles à expliquer. Lorsque je revins auprès de Gurdjieff, en 1948, je lui dis que j'avais l'impression d'avoir perdu la meilleure partie de ma vie en me séparant de lui durant vingt-cinq ans. Il répondit : "Non, c'était nécessaire. Sans cela, vous ne pouviez pas recevoir ce que je peux à présent vous donner. Vous ne pouviez pas rester avec moi. Maintenant vous pouvez rester." Et je restais effectivement avec lui jusqu'à la fin de sa vie. Le fait de revenir ainsi, après vingt-cinq ans, me paraissait tout à fait extraordinaire ; et par certains côtés, Gurdjieff reprit son enseignement exactement au point où il l'avait laissé en 1923, la dernière fois que nous avions eu un entretien, en langue turque.

 

Les maîtres de sagesse

p45 - Curieusement, la tradition des "maîtres" est presque inconnue aux Indes. Une des principales affirmations d'Helena Blavatsky dans ses livres, La doctrine secrète et Isis dévoilée, était d'avoir rencontré personnellement quelques-uns des maîtres, au Tibet, ou au-delà. Cette croyance dans les maîtres devint alors partie intégrante de la doctrine théosophique, mais avec une note d'occultisme qui affaiblit sa crédibilité. Une grande partie du mystère des "maîtres" théosophiques était lié à leur origine supposée tibétaine, bien qu'Helena Blavatsky ait elle-même affirmé que leur quartier général se situait au-delà des montagnes, dans le Shamballa légendaire. Je n'avais jamais pensé que ceci puisse être autre chose que pure fiction jusqu'à récemment, lorsque Idries Shah me suggéra que Shamballa pouvait être dérivé de Shams-i-Balkh, le temple solaire bactérien dont les ruines existent encore à Balkh près de la frontière nord de l'Afghanistan. Rudolf Steiner associait Balkh à Hraniratta, le centre du culte mithraïque du soleil. Ce que nous voulons mettre en évidence ici, est que la croyance en une antique tradition toujours vivante est particulièrement puissante dans les régions de l'Asie centrale où Gurdjieff concentra la plupart de ses recherches. Nous n'essayerons pas, dans ce chapitre, de déterminer si une hiérarchie spirituelle existe en réalité ou non. Cependant, j'examinerai avec soin l'idée selon laquelle l'expression "maîtres de sagesse" viendrait des khwajagan, dont le rôle fut tellement extraordinaire, au cœur de l'Asie, entre le XIème et le XVème siècle de l'ère chrétienne. Le mot khwaja veut dire "sage" ou "maître", et sa meilleure traduction est "maître de sagesse". Comme notre mot "monsieur", il a perdu son sens noble et ne signifie plus beaucoup plus que "professeur". Je suis presque certain que Gurdjieff avait entendu parler de ces maîtres pendant sa jeunesse et que l'un des principaux buts de ses voyages au Turkestan, en Afghanistan et au Tibet, était de découvrir des traces de leurs activités afin de reconstituer leur enseignement.

Je dois la plus grande partie de mes connaissances sur les khwajagan aux traductions turques d'une remarquable série d'ouvrages persans des XVème et XVIème siècles, et surtout, à l'admirable étude de Hasan Lutfi Susud, éminent soufi que j'ai rencontré il y a des années en Turquie. L'œuvre de Hasan Susud, Khwajagan Hanedani (Dynastie des Maîtres), fut publiée en 1958 et partiellement traduite en anglais. Les sources persanes les plus précieuses sont le Reshahat Ayn et Hayat, le Nefahat el Uns et le Risalei Bahaiyye. J'ai également utilisé l'Histoire des Turcs de l'Asie centrale de Wilhelm Bartold, publiée dans Welt des Islams en 1926. Les khwajagan sont mentionnés dans de nombreuses études russes sur le Turkestan et il est certain que Gurdjieff put avoir accès à ces études pendant sa jeunesse. Dès 1901, Gurdjieff était bien conscient de l'importance de cette école ; mais autant qu'on puisse l'affirmer il ne la mentionna par écrit que dans le programme de sa démonstration de danses sacrées au théâtre des Champs-Élysées, en décembre 1923.

L'étude qui suit, sur les khwajagan et leur rôle historique, peut sembler en dehors du sujet dans un livre consacré principalement à Gurdjieff ; mais on ne peut isoler celui-ci du contexte de ses propres recherches, qui permettent de s'en faire une idée correcte. Mes propres contacts avec les successeurs des khwajagan, la confrérie des Naq'shbandis, m'ont convaincu que Gurdjieff avait adopté beaucoup de leurs idées et de leurs techniques.

Avant de nous tourner plus à fond vers l'Asie centrale, il nous faut examiner la situation analogue qui régnait en Europe mille ans plus tôt. Entre le III et le VII siècle après J.-C., l'Europe fut bouleversée par l'invasion des hordes d'Asie centrale qui détruisirent l'empire romain. Au milieu de ces bouleversements surgit le phénomène du monachisme chrétien, fondé par saint Benoît et ses successeurs. Les monastères de l'Europe firent renaître la stabilité et la confiance, rétablirent l'agriculture et créèrent une culture nouvelle qui dura huit cents ans, jusqu'à ce qu'elle soit remplacée par le système de valeurs de la Renaissance. Peu de personnes seraient d'accord pour lier ces événements à la question des "maîtres" au sens théosophique, c'est-à-dire aux êtres supérieurs inconnus. Néanmoins, le phénomène du monachisme est un fait historique difficilement explicable. Les hordes gothiques furent transformées de destructeurs en créateurs, d'une façon qui suggère la présence d'agents spirituels travaillant parmi les envahisseurs aussi bien que parmi les populations européennes conquises. Il est possible que ces agents soient venus de l'Asie centrale.

Il y a un parallélisme remarquable entre les événements européens auxquels je viens de faire allusion et les convulsions que subit la majeure partie de l'Asie entre les XI et XVI siècles. Des hordes de Goths et de Tartares, de Turcs et de Mongols s'étendirent dans les empires décadents de la Chine et de l'Inde, détruisirent les jeunes royaumes de Khwarezm et d'Azerbaijan et les califats de Baghdad et du Caire. Le sommet est atteint entre 1220 et 1230 lorsque Genghis Khan et ses Mongols anéantirent toute forme de résistance et dévastèrent les anciennes civilisations. Genghis Khan est un des personnages les plus importants de l'Histoire. De son époque date une transformation complète du monde, de la Chine à l'Europe. L'extraordinaire épopée de ses conquêtes s'étend de 1210 à 1225. Les Mongols étaient des nomades ignorant la culture des communautés agricoles et urbaines et sans aucune idée de ce que peut être une religion théiste. Ils adoraient un Grand Esprit et croyaient que des puissances spirituelles pouvaient les posséder. La transformation que l'on constate pendant une courte période de vingt-cinq ans aurait été inconcevable sans un travail spécial, semblable à celui qui était à l'origine du monachisme chrétien six cents ans plus tôt. Nous savons qu'en vingt-cinq ans, les Mongols se convertirent à l'Islam et adoptèrent la langue et la culture persanes. Le parallélisme avec l'adoption par les Goths de la langue et de la culture européennes est probablement plus qu'une coïncidence. Dès le début du xive siècle, les descendants de Genghis Khan devinrent les plus grands mécènes de l'art dans le monde, et Samarkand, l'ancienne Sogdiana, fut considérée comme le centre culturel le plus important. Bien que des transformations aussi spectaculaires se produisaient également en Chine, les résultats y furent moins durables, et en l'espace d'un siècle l'influence des Mongols s'y était pratiquement évanouie.

C'est un fait historique que la société ou confrérie de sages connus sous le nom de khwajagan ou "maîtres" joua un rôle essentiel dans la transformation de l'Asie centrale. Quoi qu'ils aient été musulmans et généralement connus sous le nom de soufis, leurs doctrines et leurs méthodes étaient radicalement différentes de celles des écoles soufies de l'Arabie, de l'Afrique et de l'Espagne. Les khwajagan sont rarement mentionnés dans les livres sur le soufisme, bien que leurs successeurs, les Naq'shbandis constituent la communauté soufie la plus nom-
breuse et la plus puissante du monde. C'est par la littérature que le soufisme a été connu en Occident, où la plupart des gens ont entendu parler des grands poètes soufis : Nizami, Hafiz, Jellaludin Rumi et Attar, ainsi que des grands philosophes tels que Mohyiddin ibn Arabi et Iman Gazali. Les khwajagan écrivirent très peu jusqu'au XV siècle, en dehors de manuels pratiques qui contiennent heureusement des exposés détaillés sur la vie et les œuvres de nombreux grands maîtres. D'autres documents de l'époque apportent un complément d'information, tels que les récits de voyageurs européens : le moine Guy de Ruysbrouck traversa le Turkestan et aboutit en Mongolie en 1253 — et le plus célèbre d'entre eux, Marco Polo, visita la cour chinoise de Kublai Khan, petit-fils de Genghis Khan. L'explorateur arabe Ibn Battuta mentionne l'influence des khwajagan dans les régions de Sogdiana et Koreen Lin. Les historiographes persans, tels que Ibn Rashid, qui s'opposaient âprement aux Mongols, font allusion aux khwajagan et reconnaissent que ceux-ci établirent des relations amicales avec les Khans, lesquels conservèrent toute la région dans une quiétude durable.

Qui donc étaient ces hommes si peu connus en Occident, dont l'influence s'exerça pourtant plus de cinq siècles ? Les maîtres ne sont pas sortis du néant. Bien avant leur apparition, un puissant courant de spiritualité circulait en Asie centrale. Zoroastre, qui vivait à Balkh, la "mère des villes", au vie siècle avant J.-C., hérita d'une tradition beaucoup plus ancienne. Les premiers hymnes du peuple aryen contiennent des éléments convaincants qui permettent de déduire qu'ils ont été composés dans le grand nord, il y a dix mille ans. Je crois qu'on peut découvrir une tradition ininterrompue remontant à plus de trente mille ans, alors que l'Asie centrale était une région fertile, le terrain de rencontre de civilisations différentes — bien plus anciennes que celles de l'Égypte, de la Mésopotamie et de l'Inde qui surgirent il y a six ou sept mille ans. Nous examinerons ces traditions anciennes dans le prochain chapitre.

Nous ne pouvons espérer comprendre Gurdjieff sans essayer de partager son sens de la signification historique des traditions spirituelles. Il savait qu'un renouveau périodique est inévitable, mais il était néanmoins convaincu de l'existence d'un noyau de sagesse, éternel et immuable, auquel l'homme a toujours eu accès. Il faisait souvent allusion à des traditions vieilles de quatre ou cinq mille ans, toujours vivantes lorsqu'il voyagea en Asie, ainsi qu'à des enseignements plus anciens qui remontent aux origines de l'humanité.

La tradition zoroastrienne fut remplacée par le christianisme et le manichéisme, lesquels furent à leur tour absorbés par l'Islam. Mais l'Islam doit quelques-unes de ses intuitions essentielles à ses contacts avec la Perse et l'Asie centrale. Selon la tradition musulmane, Selman le Perse, qui fut le premier magiste à se convertir à l'Islam et l'un des compagnons du Prophète, appartenait à l'école de sagesse qui fleurit à Balkh durant presque deux mille ans. Il s'agissait de l'école des maîtres.

Le titre de khwaja fut d'abord donné à Yusuf, de Hamadan. Hamadan, situé au nord-ouest de l'Iran sur l'une des principales routes qui va du Turkestan en Turquie et en Mésopotamie, reçut probablement la visite de Gurdjieff lors d'un de ses premiers voyages. Yusuf Hamadini est né en 1084 dans le village de Bozenjird près de Hamadan qui était à l'époque la capitale du premier sultan Seljuk, Maghrib Beg. Le successeur de ce dernier, Malik Shah — sous le règne duquel Yusuf grandit — avait à son service un homme remarquable : Nizam-ul-Mulk, adversaire des fameux Assassins du mont Elburg, qui réussirent finalement à le faire tuer. Yusuf quitta Hamadan à cette époque et se rendit à Bagdad pour y suivre l'enseignement d'un très célèbre maître, Ibn Ishaq, un des successeurs de Ibn Hanifa. Ishaq l'envoya auprès de plusieurs instructeurs à Ispahan, Bokhara et Samarkand, régions encore principalement chrétiennes, de traditions nestoriennes et unitairiennes. Il est probable qu'une mission spéciale lui fut confiée, puisque, si l'on en croit le Fasl Ul Hitab, il reçut l'ordre d'abandonner toute instruction ordinaire pour s'adonner au chemin de la prière, de l'ascétisme et de l'auto-purification. Il est écrit dans un récit que Yusuf fut initié par le Sheikh Ali Farmidi, le maître de l'Iman Gazali, un des plus grands philosophes et mystiques de l'Islam.

Dès l'âge de trente ans, Yusuf fut reconnu comme maître, et des chercheurs (salikin) venaient le voir de tous les coins d'Asie, ce qui était inhabituel puisque les khwajas des époques postérieures n'accepteront que rarement des élèves qui n'aient suivi auparavant un apprentissage de vingt ou trente années. Yusuf séjourna à Horasan, resta plus longuement à Bokhara et s'installa finalement à Merv, où il fut enterré. On le décrit comme un homme grand, mince, avec des cheveux blonds et des yeux bruns reflétant la gaieté. Il était doux, plein de compassion et fréquentait librement des gens de toutes religions. On dit qu'il avait le visage grêlé. Il portait toujours une cape en laine rapiécée. Son exercice spirituel de prédilection était le zikr avec rétention du souffle. Il poussait cet exercice à un tel point que, lorsqu'il priait, tout son corps se couvrait de transpiration.

Son activité était incessante. Bien que des centaines de chercheurs venaient de loin pour le consulter, il travaillait plus particulièrement avec un groupe de onze hommes qui l'accompagnèrent de Hamadan à Bokhara. Muhyiddin ibn Arabi apprit en 1205 du Sheikh Evhadduddin Kirmani que le khwaja Yusuf avait occupé la fonction de "maître des maîtres" pendant soixante ans. Yusuf mourut lors d'un voyage entre Herat et Merv, en 1140, à l'âge de quatre-vingt-douze ans.

La littérature des khwajagan a consigné de nombreux détails et récits sur la vie de Yusuf et sur les merveilles que lui et ses disciples accomplissaient. Dans quel sens devons-nous les interpréter ? Yusuf était certainement reconnu de tous côtés comme le plus grand maître spirituel de son temps — le kutb-i-zaman. Plusieurs confréries derviches des plus importantes se réclament de lui. Bien qu'il ait évité tout contact avec la vie politique, il fut non seulement sollicité par les souverains de l'époque, mais de plus, ces derniers suivaient ses conseils. Le titre de khwaja ou "maître de sagesse" devint alors le privilège d'une catégorie d'hommes remarquables dont l'influence en Asie centrale fut considérable pendant cinq siècles. Ils laissent une image très différente de celle donnée par les théosophes et par les ouvrages d'Alice Bailey. Les khwajagan étaient des hommes pratiques, accomplissant des tâches pratiques. Leur mysticisme était pragmatique et ne constituait jamais une fin en soi.

Nous allons suivre l'histoire de quelques-uns des onze disciples de Yusuf Hamadani, dont le premier successeur fut le khwaja Hasan Abdullah de Berk, né à Khwarezm. Celui-ci se distingua par des pouvoirs spirituels remarquables et particulièrement par le don de transmettre la "baraka", la "grâce efficace" (la bénédiction, la chance), ce qui est le signe d'un haut niveau de spiritualité. C'était un des dons que Gurdjieff possédait indubitablement. (Gurdjieff nous dit qu'il rechercha spécialement les hommes qui possédaient encore le don de la baraka.) Selon une légende, le khwaja Abdullah était tellement absorbé par ses exercices spirituels qu'il ne subvenait plus aux besoins de sa famille. Yusuf Hamadani lui en fit un jour le reproche mais la nuit même il fit un songe où Dieu lui dit : "Je t'ai accordé l'oeil de l'intellect, mais à Hasan j'ai donné aussi l'oeil du cœur. Laisse-le suivre son chemin."

Ahmed Yevesi, le premier khwaja turc, fut le troisième successeur de Yusuf. Il exerça une très grande influence dans toute la région de Ferghana, qui s'étendait sur mille kilomètres autour de ce qui est aujourd'hui Tashkent, à la frontière mongole de l'ancien Jaxartes, le Syr Daria d'aujourd'hui. Située sur l'axe principal entre l'est et l'ouest, Tashkent est presque au centre de la grande région nommée Turkestan. Avant la conquête musulmane, elle s'appelait Binkath. Elle est décrite comme une grande ville entourée de deux enceintes, dont l'extérieure avait sept portes et l'intérieure dix portes. Son palais, sa citadelle et son bazar, très importants, étaient renommés à travers l'Asie. Plus tard, le nom de Binkath fut remplacé par celui de Yesi, et lorsqu'elle devint la capitale du Khanate ferghanien, on la rebaptisa Tashkent. Selon l'opinion commune, c'est à Yesi que naquit Ahmed, en 1042, et il y mourut certainement, en 1166, à l'âge exceptionnel de cent vingt-quatre ans. Ahmed de Yesi fut le fondateur de la spiritualité turque. Il fut élevé dans l'ambiance du chamanisme. On croit savoir qu'il reçut ses premiers enseignements d'un célèbre alchimiste chaman, mais qu'il fut guidé par une vision pour rejoindre Yusuf à Hamadan. Il entra dans le petit cercle des onze qui accompagnèrent Yusuf à Bokhara, puis retourna quelques années plus tard à Yesi (Tashkent) où il fut très rapidement reconnu comme un homme aux pouvoirs extraordinaires. On lui donna le titre de khwaja, mais les Turcs l'appelaient Bab-Arslan, ou Père Lion.

Ahmed Yesevi établit sa propre école qui se perpétua après sa mort sous le nom de confrérie Yesevi. Gurdjieff s'intéressait beaucoup aux Yesevis, parce qu'ils faisaient plus d'efforts que toutes autres communautés soufies, pour développer la musique et les exercices agissant directement sur le corps physique et les émotions de l'homme. Dans leurs tekkiyas, ou centres communautaires, ils perpétuaient et perfectionnaient des danses et des musiques sacrées de Binkath antérieures à l'Islam. Certaines de ces danses témoignent du haut niveau de recherche cosmologique atteint au Turkestan. Les soufis Yesevi développèrent également leurs propres techniques psychologiques, probablement très inspirées des écoles de chamans, encore nombreuses dans la région, à cette époque. Nous avons l'habitude de considérer les chamans comme des magiciens aux pouvoirs peut-être authentiques, mais ne possédant aucune connaissance scientifique de l'univers. Mais il ne faut pas oublier que la profonde doctrine chinoise du Tao, et celle du principe ternaire — une des deux lois cosmiques fondamentales, selon Gurdjieff — sont issues de la même culture d'Asie centrale, de la même religion du "Grand Esprit".

Gurdjieff vécut lui-même un certain temps à Tashkent, alors que le Khanate ferghanien était encore, jusqu'à un certain point, indépendant du contrôle russe. Il est possible qu'il ait trouvé là une école Yesevi liée aux maîtres de sagesse. Le dialecte turc parlé dans la région ne lui aurait certainement fait aucune difficulté. Bien que Tashkent se situe à deux mille miles des frontières chinoises, il y avait, au xue siècle, une très libre circulation de voyageurs et de missionnaires. La dynastie Sung, alors en déclin, qui régnait encore sur presque toute la Chine, n'était plus en mesure d'empêcher l'entrée d'étrangers. Et le grand réformateur social Wang an Shih (1020-1086) encouragea fortement les échanges avec "les sages de l'Occident". Le réformateur religieux Chu Hsi (1120-1200), en reprenant le confusianisme, introduisit des concepts cosmologiques très semblables à ceux que Gurdjieff trouva au Turkestan, plusieurs siècles plus tard. Les Chinois ont toujours difficilement reconnu le rôle joué dans leur culture par les idées venues d'autres pays et, par conséquent, nous ne pouvons dire avec certitude que des développements tels que le Bouddhisme zen ont leur origine en Asie centrale. On peut seulement signaler des analogies de technique.

Malheureusement, aucun des enseignements d'Ahmed Yesevi n'ont été préservés, et il ne reste que des versions très remaniées de sa poésie, dans des recueils tels que le Hazinei Jevahit ul Obrav (le Trésor des Joyaux des Maîtres). Les peuples de langue turque l'ont toujours reconnu comme un de leurs plus grands saints. On le citait encore au XIX siècle chez les Tartares de la Volga. Il est très possible que les Tartares avec lesquels Gurdjieff se lia d'amitié à Kars, aient connu les œuvres d'Ahmed Yesevi.

Un fait démontre l'étendue de l'influence de celui-ci, de son vivant même : un bâtiment spécial fut construit par le souverain de Yesi pour que les pèlerins qui venaient de l'est, de l'ouest et du sud pour recevoir son enseignement, puissent être hébergés. On enregistra de nombreux cas de guérisons, de conversions spirituelles et même de miracles devant témoins. La sollicitude d'Ahmed s'étendait aussi bien à ceux qui s'opposaient à lui et le rejetaient qu'à ses amis et disciples. Le grand conquérant mongol Tamerlane, qui vécut deux siècles plus tard, mentionne dans son autobiographie, Wahiat-i-Timur, qu'il eut une vision alors qu'il priait au tombeau d'Ahmed Yesevi : le saint lui enseignait un zikr et lui dit de le répéter quand il rencontrerait des difficultés. Quelques années plus tard, durant sa campagne d'Asie mineure, il rencontra sur le champ de bataille le sultan turc Bayazid le Foudroyant. Alors qu'il observait une charge de cavalerie, Tamerlane répéta plus de soixante-dix fois le quatrain que lui avait donné Ahmed : l'ennemi se replia alors mystérieusement, et s'enfuit.

Les successeurs d'Ahmed : Mansur, Abdulmelik, Taj, Said et Suleymann furent appelés Ata, ce qui signifie : père. Tous ces hommes étaient des khwajagan. L'un de ces sheikhs yesevi, Hakim Ata, emmena avec lui, jusqu'à la Volga, un groupe de disciples, et y établit une communauté Yesevi dont s'inspira beaucoup plus tard l'Ordre Bektashi. Les soufis du sud contestent l'orthodoxie des Yesevi, et les accusent de pratiquer la magie apprise des chamans.

Revenons maintenant à l'activité essentielle des khwajagan. Abdulhalik Gujduvani, un des onze qui accompagnèrent le khwaja Yusuf, de Hamadan à Samarkand, est décrit dans l'histoire des khwajagan comme le "chef du cercle intérieur des maîtres". Sa famille était d'origine anatolienne, de la province byzantine de Malatya. Il naquit à Gujduvan, près de Bokhara. Son père l'envoya auprès de plusieurs maîtres avant qu'il n'arrive finalement à Hamadan, où il entra au service du khwaja Yusuf. Selon son propre récit, il fut envoyé à Hamadan, à l'âge de vingt-deux ans, par le "prophète caché", le khidr, qui lui était apparu en vision. Abdulhalik nous a laissé un exposé sommaire des techniques spirituelles soufies enseignées suivant la voie des khwajagan. Elles sont consignées dans l'Essence de l'Enseignement des Maîtres :

1. Hush der dem. Sois présent à chaque souffle. Ne laisse pas ton attention s'égarer, ne serait-ce que le temps d'un soupir. Rappelle-toi de toi-même en toute situation.
2. Nazar ber kadem. Garde présent à l'esprit le but que tu t'es fixé, à chacun de tes pas. N'oublie jamais que ton désir, c'est la liberté.
3. Safar dervatan. Tu voyages vers ta patrie. N'oublie pas que tu quittes le monde des apparences pour aller vers le monde de la réalité.
4. Halvat der endjuman. La solitude dans la foule. Dans toutes tes activités extérieures, garde ta liberté intérieure. Apprends à ne pas t'identifier à quoi que ce soit.
5. Yad gerd. N'oublie pas ton Ami, c'est-à-dire Dieu. Que la prière de ta langue (zikr) soit la prière de ton cœur (q'alb).
6. Baz gasht. Retourne à Dieu. N'aies d'autre but que d'atteindre la réalité.
7. Nigah dasht. Écarte toutes les pensées étrangères. Concentre-toi sur ton activité, extérieure ou intérieure.
8. Yad dasht. Sois toujours conscient de la qualité de la présence divine. Habitue-toi à reconnaître la présence de Dieu dans ton cœur.

Lorsqu'Abdulhalik mourut en 1190, le khwaja Ahmed Sadik de Bokhara lui succéda. Il semble que le cercle intérieur des maîtres fut, à cette époque, transféré à Bokhara, où, selon Gurdjieff, il se maintint pendant des siècles. L'atmosphère était déjà à l'orage et les Mongols s'unissaient autour de Termurjin qui, au cours du grand Kuriltay de 1206, prit le nom de Genghis Khan, et fut proclamé grand Khan de tous les Mongols. Son nom semait déjà la terreur parmi les peuples des pays frontaliers de la Mongolie. L'année suivante, un événement tout aussi important, bien que sans éclat, se produisit à Balkh, de l'autre côté de l'Amou-Daria (Oxus), que Genghis Khan devait traverser treize ans plus tard. Il s'agissait de la naissance de Mevlana Djellaludin Rumi, le plus grand poète mystique de la langue perse, dont le nom est lié à l'une des grandes confréries soufies : les Mevlevis, ou derviches tourneurs. Il n'est pas tout à fait exact de citer Djellaluddin comme fondateur de l'Ordre derviche Mevlevi, de même qu'il n'est pas exact de citer Abdul Kadir comme fondateur des Kadiris, ni le khwaja Bektash Veli comme fondateur des Bektashis. Chacune de ces personnalités joua un rôle spécifique, et lorsque sa mission était accomplie, elle laissait derrière elle un groupe d'initiés éminemment formés, capables de transmettre son enseignement et sa méthode. En général, après une génération, une organisation se constituait et on peut remarquer que le deuxième successeur du maître était presque toujours l'organisateur réel et le véritable fondateur de la confrérie. Gurdjieff mentionne cette particularité dans sa doctrine des "figures sacrées" dont nous traiterons au chapitre 10.

Plus d'un courant d'influences spirituelles se rencontraient alors dans la région que recouvrent aujourd'hui l'Iran, l'Afghanistan et le Turkestan. Un de ces courants semble avoir eu son centre à Balkh, la "mère des villes", où Bahauddin Veled', le père de Djellaludin, fut connu comme théologien et mystique de l'école occidentale, et comme disciple de Ibn el Arabi.

Un autre courant, celui de Kubravi, alimenté par des shi'ites initiés au mysticisme extatique des Alevis, avait son centre dans le nord-ouest de la Perse. Ils employaient certainement des drogues hypnagogiques et d'autres moyens pour provoquer la transe mystique. Un troisième courant, celui des khwajagan, avait son centre à Bokhara, mais ils se répandirent sur une large distance entre le Kara Kum et le désert de Gobi.

Nous devons nous arrêter ici pour examiner l'ensemble de la situation à laquelle est liée l'apparition des maîtres. En 1206 déjà, des yeux moins pénétrants que ceux des khwajagan auraient pu prévoir le désastre imminent. Face à la menace mongole, trois types de défense furent préparés. Selon une procédure à laquelle les soufis sont accoutumés, certains émigrèrent au-delà de la zone de danger. D'autres attendirent et se laissèrent délibérément assimiler par le nouveau régime, bien qu'il fut tout à fait étranger. Les troisièmes, tout en restant sur place, gardèrent intacte leur tradition, en en déguisant la forme extérieure. Parmi les émigrants, le plus éminent fut Bahauddin Veled de Balkh, qui se dirigea à l'ouest vers Bagdad, puis Damas et enfin la capitale seljuk, Konya. Il était accompagné de son fils Djellaludin qui devait recevoir le sobriquet de Rumi, parce qu'il habitait dans une région que les habitants de l'Asie centrale considéraient comme romaine : la péninsule d'Anatolie. Nijemeddin Daya, un autre émigrant de la même école, se rendit également à Konya, qui devint le centre d'une activité spirituelle intense jusqu'à la fin du XIX siècle.

Nous ne nous intéressons pas ici à ceux qui furent assimilés par les conquérants mongols. Certains d'entre eux, comme Mahmud Yalavadj et son fils Mas'oud Yalavadji, devinrent les proches conseillers de Genghis Khan et furent en grande partie responsables de l'installation d'une administration très efficace, bien que largement improvisée, pour le gouvernement des régions musulmanes conquises. D'autres entreprirent l'organisation des corps de métiers, dont les réalisations dans les domaines de l'art, de l'architecture, de l'agriculture et du travail des métaux, devinrent exemplaires. D'autres encore introduisirent et développèrent les mathématiques et l'astronomie arabes.

Nous nous intéressons au troisième groupe, celui qui maintint secrètement l'enseignement traditionnel à travers tous les bouleversements de l'époque. Même avant l'invasion des Mongols, la Transoxanie ne connaissait pas une paix totale. Le sultan de Harzem (Khwarezm), Muhammad Shah, conquit l'Afghanistan oriental en 1202, puis Samarkand en 1212. Il fut généralement considéré comme le souverain suprême de la région dès 1217. En l'espace de trois ans, son empire fut en ruines. Bokhara fut prise par Genghis Khan en février 1220. Muhammad Shah mourut de chagrin et de fatigue en décembre, après avoir fui à travers l'Asie pour se réfugier sur une île de la mer Caspienne.

Les historiens arabes et chinois font des récits contradictoires sur la conquête mongole. L'Histoire Secrète, recueil datant de 1240, donne une autre version : Genghis Khan, un conquérant certainement impitoyable, était cependant de nature très superstitieuse, à quoi s'ajoutait une perception mystérieuse des hommes. Les récits habituels de destruction totale de villes, et de massacres de populations entières, se réfèrent principalement aux actes de ses généraux. Ceux-ci, directement issus de la vie nomade de Sibérie, considéraient les villes comme contraires à la nature et juste bonnes à être détruites. Le pillage et le massacre à travers la Transoxanie, durant l'invasion mongole, furent si horribles qu'ils laissèrent des traces indélébiles. L'administration en place s'effondra et les Mongols, pas du tout prêts à affronter les problèmes d'une population agricole et urbaine, manquaient de l'expérience nécessaire pour rétablir l'ordre. La sagesse et la prévoyance de Genghis Khan se manifestèrent dans sa pacification de la région, avec l'aide de conseillers musulmans bien choisis. Il régnait, à cette époque, sur le plus grand empire que le monde ait jamais connu, s'étendant de l'océan Pacifique aux frontières de l'Europe. Il ne vécut que sept années de plus, mais ses conquêtes furent élargies par ses descendants jusqu'à la majeure partie de l'Inde et de la Chine, et aussi à l'ouest jusqu'en Russie. Le vieux monde, où chaque région principale était indépendante des autres, avait disparu pour toujours, et un nouvel ordre devait venir. Les descendants de Genghis Khan, y compris Tamerlane, gardèrent le monde sous tension deux siècles durant. Mais une activité vivifiante très importante est née de cette attente.

Au milieu des bouleversements, les khwajagan continuèrent sans interruption leur enseignement d'une voie de transformation spirituelle accélérée et leur préparation d'une élite qui devait transmettre et répandre leur influence à travers l'Asie, l'Europe et l'Afrique du Nord. Leurs secrets ne nous sont que partiellement connus. Ces hommes menaient essentiellement une vie équilibrée, s'occupant d'affaires concrètes. C'étaient souvent des artisans, fidèles à leurs devoirs religieux, mais très peu intéressés par la philosophie ou la théologie. De nombreuses anecdotes racontent comment ils coupaient court à toute tentative de discussion philosophique ou théologique, contraire-ment aux soufis du sud tels que les poètes Attar et Hafiz, ainsi que le philosophe Al Gazali. Ils ne favorisaient pas non plus les extases et les ravissements mystiques. Une formule du khwaja Azizan Ali illustre ce point : "Si, à son époque, un seul des disciples du khwaja Abdulhalik avait été présent, Hussein Mansur n'aurait pas eu tant de problèmes. Ce disciple aurait remis Al Hallaj à sa place et aurait annihilé ces absurdités." En effet, Mansur al Hallaj (865-930), le plus célèbre des soufis mystiques, qui affirmait la totale identité entre Dieu et l'homme, fut, de son vivant, rejeté et martyrisé, mais devint plus tard un symbole du parfait "amoureux de Dieu".

La distinction entre les soufis du sud — avec leur doctrine d'amour et d'union avec Dieu — et les soufis du nord — avec leur doctrine de la libération du moi — est très importante pour comprendre l'enseignement de Gurdjieff. A mon avis, les soufis du nord ont certainement dû être influencés par la notion bouddhiste de la libération du monde des apparences. Ils avaient de nombreux contacts avec les écoles bouddhistes du Tibet et du Sinkiang et introduisirent dans leurs propres croyances islamiques la notion essentiellement bouddhiste de liberté absolue par l'abandon du moi.

C'est une notion très différente de celles que nous trouvons dans la littérature mystique des Arabes et celle des soufis indiens. Les khwajagan suivaient la voie de la libération totale et absolue. Leurs exercices spirituels venaient, pour la plupart, de sources bouddhistes et tantriques, mais ils restaient toujours musulmans, présentant aux yeux du monde une façade d'orthodoxie religieuse. Il est également probable qu'ils aient été considérablement influencés par les chrétiens nestoriens dont l'idée unitairienne de Dieu était acceptable pour des musulmans. Les nestoriens furent eux-mêmes influencés par des croyances bouddhistes et même chamanistes qui, toutes, avaient leur racine dans l'ancienne culture du "Grand Esprit".

Les maîtres dont nous parlons n'étaient certainement pas des savants, ni des théologiens, ni des mystiques extatiques. On peut se demander quels furent leur enseignement et leur méthode. Ceci deviendra plus clair si nous les accompagnons au long des deux siècles qui suivront. Au départ, ils fondaient leur enseignement sur le khalka, ou groupe, sur la camaraderie entre le maître et le disciple (sohbat), sur les exercices spirituels (zikr), sur la vigilance constante et la lutte contre ses propres faiblesses (mujahede). Ils utilisaient également des méthodes d'éveil par les chocs et les surprises. Enfin, leur participation à des entreprises pratiques avait certainement une grande importance. Après le désastre de l'invasion mongole, ils prirent l'initiative de reconstruire des mosquées, des écoles et des hôpitaux, travaillant de leurs propres mains, tout en dirigeant leurs khalkas, qui comprenaient parfois plusieurs centaines de membres.

Ceci nous amène à Genghis Khan et au pillage de Bokhara, en février 1220. Genghis Khan était un païen au plein sens du mot. Les Mongols étaient chamanistes et éprouvaient un profond respect pour les pouvoirs de leurs chamans. Autant que son peuple, Genghis Khan était persuadé que les chamans pouvaient apporter le succès ou l'échec et possédaient même un pouvoir de vie ou de mort. Il fut pendant plusieurs années influencé, et même parfois dominé, par le chaman Kokchu qui l'accompagnait dans toutes ses campagnes. Tout ceci doit s'intégrer dans notre interprétation des événements intervenus entre 1210 et 1223. Pendant cette courte période, de chef triomphant des hordes nomades mongoles, Genghis Khan se transforma en souverain, non moins glorieux, de peuples agricoles et urbains hautement civilisés, en Transoxanie et en Perse.

L'historien musulman Rashid-ed-din ne cherche ni à expliquer ce fait, ni à cacher sa haine envers Genghis Khan ; mais le biographe chinois Chang Chuen raconte une anecdote intéressante : arrivant dans un village à deux jours de marche de Bokhara (peut-être le village de Ringerve, où le khwaja Arif passa la majeure partie de sa vie), Genghis Khan vit un homme d'allure vénérable qui, à l'aide d'un boeuf, irriguait le champ avec une incomparable ingéniosité. Il fut tellement impressionné par ce qu'il avait vu qu'il accorda à ce vieillard une franchise contre toute réquisition. Lorsque Bokhara fut prise, quelques jours plus tard, Genghis Khan donna l'ordre de piller toute propriété, mais de ne tuer que ceux qui résisteraient. Il est possible, ainsi que le rapporte l'historien perse Djunaydi en 1260, que Genghis Khan rassembla tous les musulmans de Bokhara dans la grande mosquée et leur assura qu'il avait pour mission d'établir un monde nouveau. D'ailleurs, les mosquées ne furent pas détruites. La légende du massacre ne semble pas avoir de fondement, du moins en ce qui concerne Bokhara. Seuls quelques Ulemas fanatiques, qui rallièrent des groupes de résistance, furent résolument massacrés. Les chefs religieux, qui s'étaient tenu à l'écart du conflit, ne furent pas particulièrement menacés.

Nous pouvons constater un lien étroit entre l'histoire de Genghis Khan, telle qu'elle est racontée dans les biographies perses, chinoises et mongoles, et l'histoire des khwajagan, rapportée dans leurs propres annales, notamment dans le Reshahat agn-el-Hayat. L'expansion rapide en l'espace d'une génération, après les invasions mongoles, de cercles affiliés aux maîtres, suggère que ces derniers réussirent à convaincre les nouveaux souverains, non seulement de leur loyauté, mais aussi de leur valeur pour la nouvelle société. Les khwajagan sont probablement à l'origine d'un des plus grands événements de l'Histoire : l'abandon par les Mongols de leur chamanisme ancestral, leur conversion à l'Islam et, par suite, l'instauration d'un pouvoir musulman à travers l'Asie du sud-ouest, y compris l'Inde.

Lorsqu'en 1273, Bokhara fut à nouveau ravagée par les Mongols, leur armée vint, cette fois, du sud, franchissant l'Amou-Daria dans la direction opposée à celle prise par Genghis Khan cinquante ans plus tôt. Les liens entre la Chine, l'Asie centrale et l'Asie du sud-ouest s'étaient affermis et de grandes routes commerciales avaient été ouvertes, ce qui constituait un pas vers l'unification des peuples, de l'Atlantique au Pacifique, sur une étendue où vivent aujourd'hui les 5/6 de la race humaine. Ce qui aurait pu sembler, à première vue, être un désastre complet, s'avéra, dans l'optique plus large de l'Histoire, un facteur de progrès vers l'unification de la société humaine.

Le khwaja Arif Rivgerevi était, semble-t-il, le chef des maîtres durant la période d'invasion mongole en Transoxanie. Nous ne savons que peu de choses sur lui, et il est possible que le noyau du groupe des maîtres se retira dans ces cols de montagne d'où le Syr-Daria s'épanche, vers la plaine et vers la mer d'Aral. Les grandes cavernes proches du Syr-Daria ont été très longtemps habitées, peut-être douze mille ans selon certaines traditions, par des communautés troglodytes méconnues. Il est probable que Gurdjieff visita ces cavernes dans les années 1890, lors d'une expédition qu'il mentionne dans les Rencontres avec des Hommes remarquables.

Le khwaja Mahmud Fagnevi, célèbre pour avoir été le maître du khwaja Mi de Ramiytin, succéda à Arif Rivgerevi. Les pires moments de la crise étaient alors passés. Genghis Khan était mort en 1227. Son troisième fils, Ogoday lui succéda, mais, selon la coutume mongole, la meilleure partie de la Horde d'Or fut confiée au plus jeune fils du Khan : Toulouy. Les Mongols pénétrèrent en Russie mais ne trouvèrent pas d'issue par les cols du Caucase. C'est à ce moment que Kars apparut dans l'histoire turque. En effet, l'armée turque qui se dirigeait vers l'est à la rencontre des Mongols conduits par Hulagu, décida de rester sur la défensive dans les montagnes à l'ouest de Kars. Le résultat fut que Hulagu se tourna vers le sud et détruisit Baghdad, en février 1258, ce qui mit fin au règne de cinq siècles du Califat abbaside. Il ne restait que la Turquie, l'Egypte et l'Espagne comme puissances musulmanes indépendantes. Le deuxième fils de Toulouy, Qubilai (Kubla Khan dans le récit de Marco Polo), conquit la Chine et instaura la dynastie Yuan. De l'Atlantique au Pacifique, les Mongols étaient connus et craints, mais leur expansion avait atteint ses limites.

Le moment était venu pour les khwaiagan de réapparaître publiquement. Leurs annales comportent de nombreuses anecdotes racontant comment les soufis du sud furent impressionnés par les techniques spirituelles révélées par le khwaja Azizan Ali. Celui-ci fut le premier maître à être connu de son vivant bien au-delà des frontières de Transoxanie. Il était contemporain de Mevlana Djellaludin Rumi, qui écrit dans l'un de ses poèmes :

Si l'être (hal) n'était préférable au discours (kal)
Les notables de Bokhara se seraient-ils faits esclaves
[du khwaja Nessadj Azizan Ali ?

Un soufi orthodoxe, devenu disciple du khwaja Azizan, posa à celui-ci trois questions :

Q. Nous servons tous ceux qui passent, comme vous le faites. Nous leur offrons même des repas gratuits, ce que vous ne faites pas. Et pourtant les gens vous aiment et se méfient de nous. Pourquoi ?

Azizan : Nombreux sont ceux qui offrent l'hospitalité et rendent des services, mais ne savent pas servir généreusement. Apprenez à servir avec générosité (amour désintéressé) et les gens ne se plaindront pas de vous.

Q. On dit que vous pratiquez le zikr-i-jerhi (zikr meurtri). Qu'est-ce ?

Azizan : Nous avons entendu dire que vous pratiquez le zikr silencieux. Ceci signifie que votre zikr deviendra aussi jehri. Le secret du zikr efficace est de répéter chaque phrase comme si elle devait être votre dernier souffle : c'est pourquoi on l'appelle "meurtri".

Q. On dit que vous avez été initié par le khidr — béni soit-il ! Qu'est-ce que cela signifie ?

Azizan : Le khidr aime ceux qui sont véritablement amoureux de Dieu. Son initiation se passe dans les profondeurs du cœur, là où il n'y a plus de pensée.

La référence au khidr — "celui qui se tient devant la face de Dieu" — confirme la supposition selon laquelle les khwajagan étaient considérés comme un "cercle intérieur" de sages qui recevaient directement les conseils émanant du khidr spirituel. Les divers Actes des Maîtres rédigés à cette époque contiennent de nombreux récits de miracles accomplis par le khwaja Azizan — réputé avoir vécu jusqu'à cent trente ans — ainsi que par son cercle de disciples.

Laissons passer une génération de khwajas pour nous arrêter à Muhammad Bahauddin de Bokhara, qui fut le grand maître du XV siècle. Les khwajagan avaient déjà achevé la première étape de leur tâche d'auto développement et de formation d'une élite, et se préparaient à une retraite. A ce moment crucial, il y eut une scission. Il y a toujours deux mouvements : l'un va vers l'intérieur, c'est la concentration ; l'autre va vers l'extérieur, c'est la manifestation. Entre les XIV et XV siècles, les khwajagan qui, jusqu'alors, n'avaient eu ni nom ni forme extérieure, commençaient à être connus sous le nom de Naq'shbandi, ou "symbolistes". Selon certains récits, Bahaddin fut lui-même un célèbre peintre de représentations symboliques des mystères de la création. Les musulmans orthodoxes, qui désapprouvent en principe toute forme d'art figuratif, jettent un voile sur cet aspect de la vie de Bahauddin et mettent l'accent sur la capacité qu'il avait de transmettre des vérités profondes par le truchement d'actions simples. On a conservé plusieurs récits de sa vie et de ses œuvres — récits venant de ses contemporains qui s'accordaient à reconnaître que sa renommée fut tout à fait exceptionnelle dès sa petite enfance. Il naquit en janvier 1340 dans le village de Kasri Arifan, près de Bokhara. Il mourut et fut enterré dans ce même village, en 1413.

Dans son autobiographie, Hayat Name, Bahauddin écrit :

"Lorsque j'étais petit garçon, mon père m'emmena à Samarkand, où nous rendîmes visite aux grands chefs spirituels de la ville. Je participais à leurs prières. Quelque temps plus tard, nous retournâmes à Bokhara et nous nous installâmes à Kasri. Vers cette époque on me présenta la coiffe dervishe qu'avait autrefois porté le grand saint Azizan Ali Ramiytani. Dès que je mis cette coiffe sur ma tête, mon état intérieur fut complètement transformé. Mon cœur se remplit de l'amour de Dieu que, depuis cet instant, j'ai porté en moi partout où je suis allé. Peu de temps après, Seyyid Emir Kulal en personne visita Kasri Arif an et fut particulièrement bon pour moi. J'ai suivi son enseignement quelques années durant.
"Un jour que je marchais dans les rues de Bokhara, je rencontrais le khwaja Azizan qui m'arrêta et me dit : " Hé, Bahauddin, je t'ai vu parmi les amis de Dieu ! " Je répondis : " J'espère que, si telle est la volonté de mon Seigneur, j'atteindrai cet état. " Il me demanda alors : " Quand tu as une impulsion ou que tu désires quelque chose, qué fais-tu ? — " Si je le reçois, je rends grâce, sinon, je patiente. " — " C'est facile, mais ce n'est pas le but. Maintenant, laisse-moi te dire ce qui est vraiment nécessaire : va dans un lieu désert et commence à jeûner. Ne laisse pas ton corps te dominer, pour que tu puisses goûter la liberté. " Je fis ce qu'il me recommandait.
"Peu de temps après, je revis Azizan qui me dit : " Ta tâche suivante est de servir les gens et de faire tout ton possible pour les rendre heureux. Sois toujours prêt à aider les faibles et les pauvres !
"Je suivis les ordres d'Azizan pendant un certain temps. Ensuite j'allais le voir, et il me dit : " Hé, Bahauddin, il faut que tu t'occupes des animaux, maintenant. Fais tout ce que tu peux pour être bon avec les animaux et souviens-toi que ce sont, comme toi, des créatures de Dieu. Ils ont leur propre prière secrète à Dieu. Si tu vois des animaux surchargés ou qui souffrent tant soit peu, fais ce que tu peux pour alléger leur fardeau et pour les aider. "
"Je suivis cet ordre de mon sheikh. Lorsque je voyais un cheval lourdement chargé, je le déchargeais de quelques-uns de ses fardeaux. Je soignais les animaux blessés ou malades. Une fois, en plein été, au milieu du mois d'août, je sortis de Kasri Arifan et allai dans le désert, à la lisière duquel je vis un sanglier qui fixait le soleil. Une extraordinaire béatitude me remplit. Il me vint à l'esprit de demander au sanglier de prier pour moi. Alors que cette idée me venait, je soulevai mes mains et m'approchai du sanglier en le saluant. Dans un état d'extase il se jeta à terre et se roula plusieurs fois dans la poussière. Dès qu'il se remit sur ses quatre pattes, je dis " Amen " et retournai vers mon sheikh. Sans me laisser parler celui-ci me dit : " Très bien, mon garçon. Maintenant, va dans les rues, partout où se trouvent les gens, et nettoie les rues et enlève les objets qui encombrent le passage. " Je fis ce qu'il m'avait dit, et, de cette manière, mon âme progressa. En effet, par le simple fait de servir, je devins conscient de quelques secrets divins."

Bahauddin raconte également une vision qu'il eut lorsqu'il était petit, où un saint maître lui fit deux recommandations :

"Bahauddin, le premier conseil est donné par ce cierge que tu vois brûler. Ce qui signifie que tu as une aptitude — analogue à celle du cierge — pour suivre cette voie. Tu ne dois pas oublier de moucher la mèche. Pour atteindre le but, l'homme doit accomplir un travail sur lui-même, selon ses capacités. Le deuxième conseil est de ne pas dévier de la bonne route que nous a indiquée le Prophète, lui qui transmet la grâce. Diverses soi-disant traditions sont apparues depuis l'époque de notre Prophète. Ignore-les toutes. Cherche à suivre l'exemple des actes du Prophète et de ceux de ses compagnons."

Le khwaja Naq'shbandi se plaça sous la direction de Mevlana Arif de Dikkeran, et rejoignit son khalka.

Plus tard, Bahauddin écrivit encore : "Lorsque je commençai l'exercice de répétition (zikr), je devins conscient qu'un grand secret était sur le point d'être révélé. Je me mis à sa recherche. Durant les trente années que je passai avec Mevlana Arif, nous ne fûmes pas oisifs. Nous cherchâmes ici et là les gardiens de la vérité (Ahl-i-Haqq). Nous nous rendîmes ensemble sur le hajj, par deux fois. Nous ne nous enfermions pas dans des cellules ni des cavernes ; chaque fois que nous entendions parler d'un homme susceptible de posséder la connaissance de la vérité, nous le cherchions. Si j'avais trouvé un autre maître comme Mevlana Arif, ou quand bien même j'aurais trouvé quelqu'un ne possédant qu'une goutte de connaissance de plus qu'Arif, je n'aurais pas quitté celui-ci. Pouvez-vous imaginer un homme qui s'asseye près de vous, genou contre genou, vous révèle les secrets célestes les plus sublimes et, de plus, vous en fasse comprendre la signification extérieure ainsi que le sens caché ?"

Après la mort de Mevlana Arif, Bahauddin passa trois mois avec Kasim, un sheikh turc, puis il reçut pour directive de se rendre chez un des plus nobles cheikhs turcs : Halil Ata.

Lorsque fut établi le sultanat de Transoxanie, Halil Ata accepta l'invitation que lui fit le sultan d'être son conseiller, et il resta au service de celui-ci durant six ans. Pendant ce temps, Bahauddin resta auprès d'Halil Ata : "Il me manifesta beaucoup d'affection, écrit-il à propos de cette époque. Parfois avec douceur, parfois avec brutalité, il m'enseigna les règles du service (des autres). L'expérience que j'acquis fut très précieuse pour moi lorsque je me mis à entreprendre mon propre travail. Lorsque Halil Ata fut au service du sultan, il disait souvent dans notre groupe : " Quiconque me sert pour l'amour de Dieu, deviendra grand au milieu du peuple ! " Je comprenais très bien à qui ces paroles s'adressaient.

Cette époque était également très troublée. Le pouvoir mongol était émietté et on assistait à travers le Turkestan, la Perse et le Caucase, à des guerres de succession, des invasions et des migrations. La prise de pouvoir par un sultan, sans guerre civile, était un événement rare ; pourtant Halil put gouverner son territoire et laisser entrer librement des musulmans des sectes Shiah et Sunni, qui étaient en guerre, ainsi que des chrétiens et des magistes (zoroastriens). Bahauddin resta auprès de lui pendant tout ce temps et témoigna ensuite du pouvoir extraordinaire qu'avait Halil pour faire ressortir ce qu'il y avait de meilleur dans son peuple. Halil enseigna même à Bahauddin quelques secrets des maîtres de sagesse. Malheureusement, les dernières paroles de Genghis Khan : "Ne laissez jamais un Mongol lutter contre un Mongol" étaient oubliées et les Mongols du Sud envahirent le Turkestan et détruisirent tout ce qu'Halil avait réalisé. Bahauddin écrit dans son autobiographie :

"Lorsque je vis cet état de choses, tout amour pour le pouvoir terrestre fut effacé de mon cœur et je ne désirai plus que gagner les trésors du monde invisible. Pour subsister au milieu du désastre, je commençai à faire du commerce et je retournai à Bokhara."

Quelques-uns des entretiens de Bahauddin Naq'shbandi avec son groupe (khalka) ont été préservés. Quelques extraits donneront un meilleur aperçu de son enseignement :

"Lorsque j'étais disciple, à l'exemple du khwaja Baba Semasi, je m'intéressais à plusieurs traditions et je m'entretenais avec beaucoup d'érudits. Mais ce qui m'a le plus aidé sur la voie, c'était la modestie et l'humilité. C'est par cette porte que je suis entré, et par elle, j'ai tout découvert."
"Notre voie est celle de la discussion en groupe. Dans la solitude il y a la notoriété, donc le danger. Le salut est dans le groupe. Ceux qui suivent cette voie trouvent dans les réunions de groupe nombre d'avantages et de bienfaits."
"Il n'est pas possible que le plus grand nombre découvre le secret de l'union (tawhid). Atteindre le secret de la sagesse pratique (marifat) est difficile, mais non impossible."
"Nous n'acceptons pas tout le monde et ce n'est qu'avec difficulté que nous acceptons quelqu'un de nouveau."
"Un sage érudit bien connu demanda quel était le but de la voie que nous suivions. Le khwaja Bahauddin répondit : " La clarification de la sagesse pratique. " — " Et qu'est-ce ? demanda son interlocuteur. " Il y a des choses crédibles qui ont été transmises par des informateurs dignes de foi, mais seulement d'une manière résumée. La clarification de la sagesse pratique consiste à montrer aux gens comment découvrir ces choses dans leur expérience personnelle.""

La place qu'occupe le khwaja Bahauddin Naq'shbandi dans la tradition des maîtres n'est pas, comme on l'affirme souvent, celle d'un fondateur d'un nouvel ordre derviche, mais plutôt celle d'un être qui a enrichi la tradition en y introduisant beaucoup de sagesse pratique (marifat) préservée dans une vaste région par des maîtres isolés et par des groupes. C'est le sens de ses années de voyage avec Mevlana Arif Dikkerani. Bahauddin voulait consolider et transmettre la marifat qu'il avait assemblée. En l'espace de deux générations, ses successeurs enseignèrent à des rois et conseillèrent des nations, exerçant une influence visible immense ; mais lui-même évitait de telles entreprises. Lorsqu'il reçut l'invitation du roi de Herat, il dit : "Nous n'avons rien à faire avec les rois et les sultans ; mais si nous n'allons pas vers eux, ils viendront vers nous et seront une nuisance pour nos derviches et un fardeau pour la population ; nous sommes donc obligés d'aller lui rendre cette visite." Lorsqu'il s'y rendit, il semble avoir montré de la réserve et même de l'indifférence. Il refusa de manger, ne serait-ce qu'une bouchée, au grand banquet préparé en son honneur, et il refusa les cadeaux du roi qui lui envoyait des vêtements de sa propre garde-robe.

L'époque du khwaja Bahauddin Naq'shbandi marque un tournant de l'histoire des maîtres. Après lui, il y eut encore de très grands maîtres, mais la confrérie se confondit avec des "ordres" reconnus, se disloqua ou se mit en retraite. L'Ordre Naq'shbandi prétend exercer la véritable succession des khwajagan, et avoir hérité de leurs secrets.

Un des khwajagan qui vécut du temps de Tamerlane, le khwaja Nasruddin, se fit une étrange réputation et devint l'objet d'innombrables contes et légendes. On pense qu'il fut enterré à Akshehir, en Asie mineure, à soixante miles environ de Konya. Gurdjieff professait une admiration sans limite pour Nasruddin, qui reçut également le titre de Mevlana (notre Seigneur), généralement abrégé sous la forme : Molla. Gurdjieff attribua un grand nombre de ses propres aphorismes — sensés ou absurdes — à la personne du khwaja Nasruddin. La plupart des lecteurs de Gurdjieff considèrent ce personnage, au mieux comme légendaire, et au pire comme une invention récente. Ces interprétations sont inexactes puisqu'il est fait mention du khwaja dans la littérature turque et persane datant du XVI siècle. Il fut célèbre pour avoir gagné la confiance de Tamerlane, et pour avoir sauvé la vie et les biens de beaucoup de ses compatriotes, grâce à ses plaidoyers éloquents. Les récits traditionnels sur le khwaja Nasruddin contiennent des enseignements très profonds qui prouvent son lien avec les maîtres de sagesse. Un de ces récits, que j'ai entendu récemment, en est un exemple : Nasruddin se trouvait un jour au bazar et vit un homme qui vendait un perroquet pour cinq dirhem, une très grosse somme pour cette époque. Sans rien dire, le khwaja rentra chez lui et revint avec une dinde qu'il proposait pour dix dirhem, en disant que c'était un oiseau beaucoup plus gros que le perroquet. Les badauds commencèrent à se moquer de lui, parce qu'il ne voyait pas que la valeur du perroquet était liée à sa capacité de parler. Tout à fait imperturbable, Nasruddin dit : "Le perroquet sait peut-être parler, mais une dinde sait penser." Cette histoire contient pas moins de trois subtilités différentes qui ne sont pas évidentes pour l'auditeur inattentif. Cette dissimulation des subtilités est un trait caractéristique des khwajagan.

Ceux-ci conservèrent leur puissance et leur influence pendant les deux siècles qui suivirent la mort de Bahauddin. Mon but n'étant pas d'écrire l'histoire des maîtres de sagesse, mais de donner une idée de l'environnement dans lequel Gurdjieff reçut la plus grande partie de sa formation, je passerai sur de grands noms tels que ceux des khwajas Muhammed Parsa, Alaeddin Attar (qui écrivit une biographie de Bahauddin Naq'shbandi) et Saad'eddin de Kashgar, fondateur d'une école qui se perpétua jusqu'au XIX siècle. Mais je donnerai quelques renseignements sur la vie et les œuvres du khwaja Ubeydullah Ahrar, pour qui j'éprouve une vénération toute particulière. Bien qu'il ait vécu il y a cinq siècles, je le considère comme un de mes maîtres, et comme un sheikh dont l'exemple est aussi valable aujourd'hui qu'il ne l'était à son époque, après les conquêtes de Tamerlane qui bouleversèrent le monde.

Le khwaja Ahrar fut le plus célèbre des khwaiagan et le plus éminent maître soufi du XV siècle. Il naquit à Tashkent en 1404 et mourut à Kemangiran, un village proche de Samarkand, en 1490, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Sa tombe est à Samarkand.

Selon l'historien du Reshahat, la renommée du jeune Ubeydullah se répandit dès son enfance, et il était considéré comme particulièrement favorisé de Dieu. Son front rayonnait une telle lumière et une telle intelligence que quiconque rencontrait son regard se sentait appelé à la prière et à la vénération de Dieu. Pour sa part, le jeune khwaja ignorait totalement la ruse et ne se rendait pas compte qu'il était différent des autres, leur attribuant le même amour, la même joie et la même foi, qui étaient en lui.

La "perte de l'identité personnelle" ne se produit, même chez les chercheurs exceptionnels, qu'après plusieurs années de recherche. A propos de l'époque où il franchit cette étape, il dit : "Mon être intérieur fut inondé d'un tel flot d'humilité que je vénérais tous ceux que je rencontrais. Qu'ils soient esclaves ou libres, blancs ou noirs, petits ou grands, maîtres ou serviteurs, je tombais à leurs pieds et les suppliais de secourir mon âme." Dès l'âge de dix-huit ans, la puissance de son zikr était telle, qu'à l'instar des disciples d'Abdullah Gujduvani, il n'entendait et ne voyait plus rien, lorsqu'il était absorbé dans la méditation, même dans la foule et le tumulte d'un bazar.

Après deux ans passés à Samarkand, il se rendit à Herat, âgé de vingt-quatre ans. Il y resta cinq années comme disciple des maîtres soufis les plus éminents de la ville. A vingt-neuf ans il retourna à Tashkent et devint agriculteur. Il commença avec quelques arpents de pâture et une paire de boeufs, mais il reçut tant de dons et de bénédictions dans cette activité qu'en peu de temps il devint le fermier le plus riche de Tashkent et acquit de vastes domaines. Il possédait de nombreuses fermes et beaucoup de bétail. Il fut, avant tout, un merveilleux cultivateur de céréales, car il possédait une étrange connaissance intuitive des semences qui pousseraient bien en un moment et un lieu donnés. Il disait : "Dieu tout-puissant a tant béni mes terres que j'envoyais tous les ans à notre souverain le sultan Ahmed Mirza, à Samarkand, huit cent mille boisseaux de céréales de ma propriété, ce qui était suffisant pour nourrir toute la ville."

Ceci n'est pas sans rapport avec l'explication que donna le khwaja de la formule Inna a'tayna — "Nous t'avons ouvert les yeux" — qui signifie que les chercheurs persévérants obtiennent le pouvoir de témoigner de la puissance de Dieu. "Dieu ne se manifeste pas aux créateurs directement, mais Il peut être connu à travers ses œuvres par ceux qui ont le don de la vision intérieure. Leurs œuvres deviennent en elles-mêmes des manifestations du pouvoir de Dieu et témoignent de Sa présence dans sa création. Ceux qui ont ce pouvoir doivent le révéler : il n'y a pas de place pour la honte ou la dissimulation."

Jusqu'à ce qu'il devienne maître, Ubeydullah resta constamment au service des autres. Lorsqu'il était à Herat, il avait l'habitude de se rendre au hamman (bain turc) appelé "Le vieillard de Herat", et d'en servir les clients sans demander de salaire. Il disait : "Je n'ai pas appris la voie du soufisme dans les livres, mais en servant les autres. Dieu mène à Lui chaque âme d'une façon qui Lui est propre ; j'ai suivi la voie du service. C'est pourquoi j'aime et j'estime tant le service. A tous ceux qui viennent à moi et dont je désire le bonheur, je conseille de pratiquer l'art de servir."

Ahrar rencontra les plus nobles successeurs du khwaja Bahauddin Naq'shbandi et les maîtres de sagesse des principaux centres du Turkestan, du désert de Gobi et du Kush hindou, à la mer Caspienne et au Caucase. Il resta constamment en relation avec ces maîtres et fut reconnu comme kutb ("axe" spirituel) de son époque, l'un des rares à avoir joué un rôle public. Son initiateur avait été Seyyid Kasim de Tabriz.

Le Reshahat et d'autres annales de l'époque sont remplis de récits des pouvoirs et facultés supranormales que possédait Ubeydullah Ahrar. Un témoin oculaire rapporte :

"Nous étions à Firhet, en présence du khwaja Ahrar. Un jour, celui-ci demanda un morceau de papier et un stylet. Il écrivit le nom de Ibn Said Mirza, et, après avoir plié le papier plusieurs fois, il le mit dans les plis de son turban. A cette époque, personne n'avait entendu parler de Ibn Said Mirza. Quelques-uns des amis intimes du khwaja le supplièrent de dire quel était le nom qu'il avait écrit. Le khwaja répondit : " C'est le nom de quelqu'un qui devrait régner sur vous et moi et sur tout Tashkent, Samarkand et Horasan "."

Très peu de temps après, la renommée du sultan Ibn Said Mirza commença à s'étendre hors du Turkestan. Ibn Said vit Ahrar en songe et se rendit à sa rencontre. Mirza obtint, un peu plus tard, la domination sur tout le Turkestan.

Ibn Said Mirza fut totalement séduit par la conversation et les manières du khwaja, et ne cessa, durant tout son règne, de se tourner vers lui pour lui demander conseil et protection.

Ahrar ne voulut jamais être un instructeur (sheikh). Il dit un jour : "Si je devenais instructeur, il ne resterait plus un seul élève aux sheikhs. Ma tâche n'est pas d'enseigner, mais de protéger les croyants innocents de l'oppression des tyrans, et d'empêcher les guerres et les révolutions. C'est pourquoi j'ai dû fréquenter les souverains et les sultans et gagner leur affection."

Ahrar passait pour un homme aux pouvoirs miraculeux. Son nom apparaît dans toutes les histoires d'Asie centrale au XV siècle. Il est peut-être le modèle du personnage que Gurdjieff appelle Olman Tabor, le chef de "l'assemblée des éclairés" qui réussit à mettre fin, durant deux générations, aux guerres civiles qui ravageaient l'Asie. Contrairement à de nombreux soufis de son époque, Ahrar était partisan de la libération absolue, dans un sens qui suggère une tendance bouddhiste.

Après la mort d'Ahara, les khwajagan disparurent au bout d'une génération. Une partie importante de leur héritage fut transmise à la confrérie connue sous le nom de Naq'shbandis, mais il est probable que le noyau le plus intérieur de la confrérie se rallia à une société connue pendant trois mille ans sous le nom de Sarman ou Sarmoun. Nous allons maintenant étudier les preuves de l'existence d'une telle confrérie et d'une telle
tradition.
 

 

Le cercle intérieur de l'humanité, la société Sarmoun

p78 - Il est probable que les recherches de Gurdjieff le convainquirent de l'existence sur terre de personnes ayant des pouvoirs supérieurs et exerçant une activité, encore de nos jours. Mis à part ce qu'il en dit à Ouspensky en 1916, Gurdjieff ne semble pas avoir fait de cette question un axe principal de son enseignement. On donne à ce fait plusieurs explications. Certains disent que Gurdjieff ne fut jamais admis dans les groupes les plus avancés, et qu'il fut obligé de rassembler, tant bien que mal, des fragments qu'il avait recueilli de sources différentes. D'autres croient qu'il fut missionné pour préparer la voie à une intervention plus décisive des Gardiens de la Tradition dans la vie occidentale. Il est probable que Gurdjieff a laissé des indices suffisamment clairs pour nous permettre de resituer sa position réelle. C'est d'ailleurs un des buts du présent livre d'examiner ces indices. Nous avons déjà noté que dans aucun écrit Gurdjieff n'affirme explicitement l'existence d'un "cercle intérieur", ni qu'il en ait jamais rencontré la preuve. Il est vrai qu'il parle de "fraternités mondiales", notamment dans les Rencontres avec des hommes remarquables, mais il les présente comme des ordres fermés retirés du monde, ne s'intéressant qu'au salut personnel de quelques âmes fortunées qui ont la chance de pouvoir entrer en contact avec eux. Il est cependant possible de dresser un bilan plus encourageant, si nous suivons quelques indications laissées ici et là par Gurdjieff.

Il y a notamment la mention, en plusieurs passages, de la société Sarmoun ou Sarman. La prononciation est la même pour les deux orthographes. Ce mot vient de l'ancien persan : il apparaît dans certains textes pahlawi pour désigner les continuateurs de la tradition zoroastrienne. Le mot a trois sens :

a) Il signifie abeille, ce qui a toujours été le symbole de ceux qui cueillent le "miel" précieux de la sagesse traditionnelle, et la préservent pour les générations futures. Une série de légendes, intitulée Les Abeilles, bien connue dans les milieux arméniens et syriens, fut recueillie par Mar Salamon, un archimandrite nestorien du XIII siècle (c'est-à-dire à peu près l'époque de Genghis Khan). Les Abeilles mentionne l'existence d'un pouvoir mystérieux transmis depuis l'époque de Zoroastre, et rendu manifeste au temps du Christ.

b) Une traduction plus évidente du mot sarman considère man dans son sens persan de qualité transmise héréditairement, distinguant par conséquent une famille ou une race. Cette notion peut inclure un souvenir de famille ou une tradition. Le mot sar signifie tête, au sens propre ou au sens figuré de principe ou de chef. La locution sarman évoquerait donc le principal dépositaire de la Tradition, de la "philosophie éternelle" (philosophia perennis) transmise de génération en génération par des "initiés", ainsi que Gurdjieff le décrit.

c) Le troisième sens possible du mot sarman est : "ceux qui ont été éclairés", littéralement : "ceux dont les têtes ont été purifiées". Ceci nous fournit peut-être une indication concernant les buts de Gurdjieff. Dans le chapitre consacré à "l'opinion de Belzébuth sur la guerre", allusion est faite à une ancienne confrérie de l'Asie centrale, connue sous le nom d' "Assemblée des Éclairés". Les membres de cette confrérie auraient été, en ce temps, particulièrement vénérés par d'autres êtres "tri-cérébrés" vivant auprès d'eux, et, par la suite ils furent parfois appelés : "Assemblée-de-tous-les-Saints-vivantsur-la-terre". Cette allusion est ce qui pourrait le plus ressembler, dans tous les écrits de Gurdjieff, à une mention spécifique d'un groupe correspondant à l'idée de "cercle intérieur" de l'humanité.

Il précise que cette confrérie fut constituée dans un passé lointain, par un groupe d'êtres ayant constaté qu'ils possédaient les caractéristiques de l'organe kundabuffer, et s'étaient rassemblés pour travailler ensemble à la libération de ces caractéristiques. Cette assemblée prit l'initiative de créer une association en vue d'éviter la guerre. Gurdjieff prend soin de situer géographiquement cet événement, en citant Mosul, sur la rive du Tigre, face aux ruines de Nimrund et de Ninève, comme centre de cette association. Il précise qu'elle existait il y a plusieurs siècles, et fixe même une date en parlant des représentants personnels du célèbre conquérant Tamerlan. Ce dernier traversa certainement Mosul et, comme nous l'avons vu dans le dernier chapitre, il fut un mécène des soufis et un fervent disciple du khwaja Ahmed Yesevi de Tashkent.

On peut raisonnablement conclure que Gurdjieff attend du lecteur la compréhension qu'il s'agit d'événements historiques de grande importance, ce qui est confirmé par la liste impressionnante des communautés représentées dans l'association : mongols, arabes, kirghizes, georgiens, petits-russes et tamils, recouvrant la plus grande partie des principales religions : chamans, musulmans, bouddhistes, chrétiens et hindous. On note l'absence de zoroastriens et de juifs.

C'est un fait historique qu'après deux siècles de guerres et de révolutions, l'Asie connut une période de paix relative, aux XV et XVI siècles. J'ai suggéré, dans le précédent chapitre, que les khwajagan aient pu ne pas être étrangers à cet état de fait. Il est peu probable que l'«Assemblée des Éclairés" puisse être assimilée aux khwajagan, pour la simple raison qu'il n'y a aucune preuve que ceux-ci se soient jamais rassemblés pour agir de concert. Les maîtres étaient particulièrement indépendants : ils se reconnaissaient et se soutenaient mutuellement, mais ne formèrent pas une société. Ce n'est qu'au XVI siècle que des confréries, telles que les Naq'shbandis, commencèrent à s'organiser.

Même si les khwajagan et les sarman ne sont pas identiques, il est possible que des khwajas aient été individuellement associés à la confrérie sarman. Gurdjieff en fait d'ailleurs la suggestion, et si l'on compare les dates et les activités on peut identifier le personnage qu'il appelle Frère Olmantaboor au maître Ubeydullah Ahrar. Mevlana Djami, le plus grand nom littéraire de l'Asie centrale, et qui fut le biographe d'Ahrar, semblait conscient du fait que l'influence de ce dernier s'étendait bien au-delà de son entourage immédiat. Rappelons qu'il se distingua par son souci d'éviter la guerre, contrairement aux autres soufis qui considéraient jusqu'alors le monde et ses méchancetés comme un mal à éviter plutôt que comme un champ propice à l'activité bienfaisante.

Il est probable que les gardiens originaux des traditions furent membres de la confrérie sarman. Nous devons essayer de découvrir tout ce que nous pouvons sur ses origines et ses activités. Gurdjieff fournit à ce propos un autre indice curieux. Il dit qu'une société nommée "La-terre-est-également-librepour-tous" se donna pour but d'établir en Asie une seule religion, une seule langue et une seule autorité centrale. La religion qu'ils choisirent devait être fondée sur le parsisme (religion zoroastrienne), en la modifiant un peu. La langue devait être le turkmène, dialecte turc du Turkmenistan, parlé entre Samarkand et Balkh. L'autorité centrale devait être établie à Margelan, capitale du Khanat ferghanien. Aucune autre mention du parsisme, religion fondée par Zoroastre, n'apparaît ailleurs dans les écrits de Gurdjieff. Il est particulièrement étonnant qu'aucune mention de Zoroastre n'apparaisse dans le chapitre sur la religion, et que son nom n'apparaisse pas non plus parmi ceux des sages qui se rassemblèrent à Babylone et formèrent la société des adeptes du "legominisme". La date de cette réunion peut facilement être déterminée : c'est en 510 avant J.-C. que Cambyse emmena à Babylone des érudits d'Égypte, parmi lesquels figurait Pythagore, si l'on en croit Jamblique. Ceci est en accord avec les Récits de Belzébuth.

Gurdjieff devait connaître les traditions grecques qui se réfèrent à Zoroastre ou Zaratas. Apulée mentionne Zoroastre comme guide spirituel de Cyrus le Grand et maître de Pythagore. Il existe de nombreuses références semblables dans la littérature grecque. Dans sa Vie de Pythagore (chapitre 4), Jamblique dit que celui-ci séjourna à Babylone durant douze ans en compagnie des Mages. Ces citations rappellent d'une manière étonnante la description que donne Gurdjieff du "Club des Adhérents au Legominisme" dans le chapitre XXX des Récits de Belzébuth. Gurdjieff connaissait certainement son Jamblique et, dans une certaine mesure, il avait modelé son Institut selon le modèle des écoles pythagoriciennes. A moins que nous identifiions Ashiata Shiemash à Pythagore, ce dernier n'apparaît pas dans les Récits relatifs à la période babylonienne. Dans ce cas, pourquoi la religion pythagoricienne est-elle mentionnée (dans un chapitre ultérieur décrivant des événements postérieurs de deux mille ans à Zoroastre) comme le meilleur fondement d'une croyance commune pour toutes les communautés asiatiques ?

Dans son ouvrage The Spiritual Guidance of Manking (Les guides spirituels de l'humanité), publié en 1911, Rudolf Steiner prétend avoir pu, grâce à la clairvoyance, reconstituer l'histoire de l'influence zoroastrienne pendant huit mille ans, c'est-à-dire depuis les origines de la culture aryenne. Puisque Gurdjieff mentionne plusieurs fois l'anthroposophie dans les Récits de Belzébuth, nous pouvons supposer qu'il connaissait l'importance qu'attachait Steiner aux traditions zoroastriennes. Il mentionne d'ailleurs invariablement l'anthroposophie en termes méprisants, comme une aberration du même ordre que la théosophie et le spiritisme. Ceci n'implique pas qu'il ait rejeté toutes les conclusions de Rudolf Steiner, mais, d'après certaines conversations, je suppose qu'il se refusait à accepter sans discernement toute affirmation qui ne serait pas vérifiée par des preuves historiques.

On a suggéré que l'«Individualité Cosmique incarnée des Cieux" qui est appelée Ashiata Shiemash dans les Récits (chapitres XXVI et XXVII) n'est autre que Zarathoustra (Zoroastre). Gurdjieff présente ce personnage sous trois formes différentes : a) comme personnage historique ayant réellement vécu en Asie il y a des milliers d'années ; b) comme l'image du prophète de la nouvelle ère, non encore manifesté ; c) comme étant Gurdjieff lui-même. Il dit, en effet, plus d'une fois : "Je suis Ashiata Shiemash." On a également prétendu que ces chapitres étaient purement allégoriques et ne se référaient à aucune situation historique passée, présente ou à venir. A mon avis, toutes ces interprétations sont valables, et il nous faut par conséquent les examiner séparément pour voir si elles peuvent nous aider dans notre recherche du "cercle intérieur".

Il est dit qu'après son illumination, Ashiata s'est rendu "à Djoofapal, capitale du pays qui s'appelait alors Kurlandtech, situé au milieu du continent asiatique". S'il s'agit d'une allusion au voyage de Zarathoustra, dans sa trentième année, après son illumination, la ville doit être Balkh, dont le roi était Kave Gushtaspa. Zarathoustra y rencontra deux hommes qui cherchaient la sagesse, Jamaspa et Frashaostra, conseillers du roi. Il leur apporta l'illumination et put même initier le roi. Il y a, dans les Avesta, un remarquable verset qui dit :

"L'essentiel des mystères Maga a été donné à Kave Gushtaspa.
"En même temps il a été initié dans la voie de Vohu Manah, [par la vision intérieure.
"C'est la voie décrétée par Ahura Mazda, selon Asha."

Dans la littérature sacrée persane plus tardive, Asha devient Ashtvahasht, ce qui rappelle beaucoup Ashiata Shiemash.
Selon la légende, Kave Gushtaspa se plaça entièrement sous la direction de Zarathoustra, et ceci inaugura le "règne de la Bonne Loi".
Il est évidemment possible que Gurdjieff ait eu tout cela en tête, mais il n'en laissa aucune indication nette. Le nom Ashiata Shiemash pourrait être dérivé du turc ash, qui signifie nourriture, et de iat et iem qui signifient manger. Selon cette interprétation, Ashiatashiemash personnifierait le principe de l'"alimentation réciproque" — ce qui n'est pas sans intérêt si, comme je le crois, ce principe est d'origine zoroastrienne.

Ce qui, dans les écrits de Gurdjieff, ressemble le plus à la description d'une société influençant l'Histoire, est son "Organisation pour l'Existence de l'Homme, Créée par le Très Saint Ashiata Shiemash". Ce dernier avait découvert à Djoolfapal (Balkh ?) une société à partir de laquelle se développera une autre société appelée Confrérie Heechtvori. Ce nom signifie-rait : "seul sera appelé et deviendra Fils de Dieu celui qui acquiert en lui-même la conscience 8." "Cette confrérie ne s'occupait ni d'organisation, ni de réformes sociales, ni de l'exercice du pouvoir. C'était un centre de formation où se rendaient les gens pour "éclairer leur raison " ; d'abord, quant à la présence réelle de la conscience en l'homme ; ensuite, quant aux moyens pour la " manifester " de sorte qu'un homme puisse répondre au vrai sens et but de son existence." Les conséquences extérieures sociales de cette formation sont décrites comme profondes et de grande portée. Apparut un nouveau type de relations humaines, les hommes cherchant à être conseil-lés plutôt que commandés. Les conflits sociaux et politiques disparurent, ce qui n'était pas la conséquence d'une réforme ou d'une réorganisation, mais uniquement d'un changement intérieur chez les gens. Je crois que Gurdjieff utilise l'histoire de Ashiata Shiemash, non seulement pour souligner l'importance primordiale de la conscience, dans son message à l'humanité, mais aussi pour suggérer qu'il n'accorde aucune confiance à n'importe quelle "action à distance" occulte. Les gens doivent être aidés par des actes qu'ils puissent comprendre et, éventuellement, reproduire.

Dans l'esprit des communautés d'Asie centrale, Zoroastre fut associé à la lutte millénaire entre les nomades turaniens et les colons aryens. Les Gathas Avestans assimilent souvent les turaniens aux mauvais esprits, malgré le fait que plus d'un prince turanien devint disciple de Zoroastre. La société de Gurdjieff, "La-Terre-est-également-Libre-pour-Tous", devait adopter l'ancienne langue turanienne, la combiner avec la religion aryenne du parsisme, et établir son centre principal à Ferghana. Une telle combinaison n'est concevable que dans une société ayant atteint un très haut niveau, où les conflits divisant les religions et les peuples n'existent plus. On ne pourrait imaginer société plus élevée que l'«Assemblée-de-tousles-Saints-Vivants-sur-la-Terre", telle que la décrit Gurdjieff.

Le lien entre cette société et la confrérie sarman est établi par le nom et le lieu (d'abord Mosul, puis Bokhara). Dans les Rencontres avec des Hommes remarquables, Gurdjieff raconte comment, en compagnie de son ami arménien Pogossian, ils découvrirent d'anciens textes arméniens, parmi lesquels le livre Merkhavat qui mentionnait, comme école ésotérique célèbre, la société "sarmoung" — fondée à Babylone, si l'on en croit la Tradition, dès 2500 avant J.-C. Elle aurait existé en Mésopotamie jusqu'au VI ou au VII siècle de l'ère chrétienne. Cette école était réputée pour ses nombreuses connaissances, donnant accès à maints mystères secrets. La date de 2500 avant J.-C. situerait donc la fondation de cette école plusieurs siècles avant l'époque d'Hammurabi, le plus grand législateur de l'Antiquité. Cette date est intéressante, car elle coïncide avec la migration qui réunit le peuple sémite akkadien à la race indo-européenne, plus ancienne, des sumériens. Il est très probable qu'une école de sagesse ait pu être créée à cette époque, influençant le cours des événements jusqu'aux merveilleuses réalisations de Sargon 1 et d'Hammurabi. Si une telle école exista, elle dut abandonner Babylone vers 400 avant J.-C., après le règne de Darius II, et a très bien pu se déplacer vers le nord, dans la haute vallée du Tigre, où les Parthes étaient sur le point d'inaugurer une longue période de domination sur les montagnes du Kurdistan et du Caucase. Les Parthes amenèrent une tradition zoroastrienne pure. La domination arménienne assura la transition jusqu'à l'arrivée des seljuks, à la fin du premier millénaire de notre ère. A cette époque, des pistes de caravanes sillonnaient toutes les directions, traversant les hautes vallées ; la rencontre entre les traditions de Chine et d'Égypte était tout à fait possible.

Ceci nous mène à la phase suivante du contact de Gurdjieff avec la confrérie sarman. Il raconte que, séjournant à Ani — une des capitales du royaume arménien bagratide — lui et Pogossian découvrirent une série de lettres écrites sur parchemin vers le VII siècle de notre ère. L'une d'elles mentionnait la confrérie sarman, dont l'un des principaux centres se serait situé près du village de Siranush. Cette confrérie avait émigré vers le nord-est et se serait établie dans la vallée d'Izrumin, à trois jours de "Nivssi". Gurdjieff explique que des recherches ultérieures leur permirent d'identifier Nivssi : il s'agirait de Mosul, dont le nom est déjà lié à la "Société des Éclairés". A la date citée, la ville de Ninève avait été désertée, mais Nimrud, ancienne capitale du roi assyrien Assurbanipal, était encore un important centre de commerce, située à un endroit où le Tigre commence à être navigable toute l'année.

De Nimrud, un voyage de trois jours à dos de chameau, par une terre presque désertique, mène à une vallée verdoyante et boisée, au milieu de laquelle se trouve Sheikh Adi, le principal sanctuaire de la confrérie Yesidi. Or, les yesidis sont certaine-ment des héritiers de l'ancienne tradition zoroastrienne et Gurdjieff les mentionne spécifiquement parmi les groupes d'Assyriens qu'il rencontra dans la région de Mosul, au cœur de l'ancien empire assyrien. Ma visite à Sheikh Adi, en 1952, m'a convaincu que les yesidis possèdent des secrets insoupçonnés des orientalistes, qui classent leur croyance parmi les vestiges du paganisme. On reconnaît, en général, leur lien avec la tradition mithraïque à cause de leur principale fête, celle du Taureau blanc, qui a lieu tous les ans en octobre à Sheikh Adi. Les yesidis sont plus directement les héritiers des disciples de Manès, dont l'influence s'est étendue très loin en Asie, aux III et IV siècles de notre ère, deux cents ans seulement avant que la confrérie sarman soit sensée avoir établi son centre à Izrumin.

Il est probable qu'une très solide tradition existait en Chaldée depuis des temps très anciens. Dans ses écrits et dans ses conversations avec ses élèves, Gurdjieff faisait constamment allusion à cette ancienne tradition. Nous pouvons supposer que, lors des grands bouleversements de l'Histoire, les gardiens de la Tradition réagissaient de la façon décrite dans notre précédent chapitre : ils se divisaient en trois branches, dont l'une émigrait, la seconde était absorbée par le nouveau régime, et la troisième se dissimulait.

A l'époque des conquêtes musulmanes, aux 7 et 8ème siècles, des groupes tels que les yesidis et le Ahl-i-Haqq, se constituèrent. Les doctrines qu'ils proposaient étaient plus ou moins acceptables pour les Arabes, qui ne pouvaient comprendre les subtilités de la spiritualité persane. Quant aux chrétiens nestoriens, leurs croyances étaient en grande partie compatibles avec les enseignements du Coran, et il y eut relativement peu de conversions forcées. Notre principal intérêt se porte vers le troisième groupe qui se retira en Asie centrale, et qui correspond à la description par Gurdjieff de la confrérie sarman.

Gurdjieff n'essaye d'ailleurs pas d'expliquer cette migration. Lors de ses recherches avec Pogossian, il situe la confrérie "sarmoung" en Chaldée. Dans le chapitre 7 des Rencontres avec des Hommes remarquables, où il est question du prince Yuri Lubovedsky, la confrérie semble s'être installée en Asie centrale, à vingt jours de Kabul et à douze jours de Bokhara.

Les vallées du Pyandje et du Syr Daria sont mentionnées, ce qui laisse supposer que l'endroit se trouve dans les montagnes, au sud-est de Tashkent. A la fin du chapitre, Gurdjieff révèle que cette confrérie particulière avait un autre centre dans le monastère Olman, sur les versants nord de l'Himalaya. Le mot "Olman" est lié au nom d'Olmantaboor, le chef de l'«Assemblée des Éclairés". Les versants nord des montagnes himalayennes rejoignent les fleuves Amou Daria et Syr Daria.

Examinons maintenant de plus près les quelques indices laissés par Gurdjieff concernant l'enseignement qu'il découvrit au monastère situé entre ces deux fleuves, et dont il fait la description dans ses Rencontres avec des Hommes remarquables.

Gurdjieff ne nous fournit aucune information directe sur ce qu'il apprit durant son séjour de trois mois dans le monastère sarman. Pour un homme comme lui, dont les facultés d'assimilation étaient exceptionnelles, trois mois est une longue période : après avoir été accepté, il aurait eu le temps d'apprendre tout ce que le Sheikh aurait choisi de mettre à sa disposition. Il ne dit pas non plus combien de temps il y resta après le départ du prince Yuri. Gurdjieff mentionne ailleurs 8 un séjour de deux ans dans un sanctuaire d'Asie centrale, qui est peut-être le même. Quoi qu'il en soit, il ne subsiste aucun doute dans l'esprit du lecteur sur le fait que Gurdjieff fut initié à des secrets dont la portée est sans commune mesure avec celle des enseignements des diverses communautés soufies qu'il visita.

En attirant l'attention sur les appareillages utilisés pour l'enseignement des prêtresses, Gurdjieff fixe dans l'esprit du lecteur l'importance centrale occupée par la "Loi du Septénaire". Ces appareils très anciens, en ébène, étaient incrustés d'ivoire et de nacre. L'ébène venant d'Afrique et le nacre, de l'Inde, le dispositif devait constituer une synthèse des enseignements sémites et aryens. Associés à ces appareils, on trouvait divers schémas explicatifs du message à transmettre, sur des plaques en or, également très anciennes. L'ensemble d'un appareil était constitué d'un axe vertical sur lequel s'articulaient sept bras mobiles, et chacun de ces bras possédait sept articulations semblables à celle de l'épaule humaine. Il y avait un symbole sur chacune des quarante-neuf articulations, ainsi qu'aux extrémités des bras. Les positions étaient lues sur les plaques et traduites par les postures et les gestes des danseuses. La danse constituait donc un langage expressif, connu des frères, leur permettant d'y lire des vérités placées là des milliers d'années auparavant. Il n'y a rien qui puisse suggérer que les danses aient eu un autre but que celui de la transmission de "vérités". A cet égard, Gurdjieff les compare à nos livres. Il dit que des experts ont déterminé que les plaques d'or avaient au moins quatre mille cinq cents ans, ce qui correspond à la date donnée pour la fondation de la confrérie sarman à Babylone (2600 avant J.-C.) ainsi qu'avec celle qui est donnée dans les Récits de Belzébuth à propos de la "civilisation Tikliamishian", qui correspond aux royaumes de Sumer et d'Akkad, en Mésopotamie, à la fin du second millénaire avant J.-C., avant les invasions hittites. C'est également l'époque de Sargon 1, le premier souverain sémite, qui fit beaucoup pour promouvoir les échanges avec d'autres pays. Sous son règne, la ville de Kish, à trente miles de Babylone, devint l'un des premiers centres culturels. Bien que Gurdjieff associe spécifiquement Tiliamish aux sumériens, il fait une distinction entre la période légendaire précédant la destruction de cultures anciennes par les tempêtes de sable du IV millénaire avant J.-C., et la période historique des 3 et 2ème millénaires avant J.-C. Le mot "Tikliamish", comme tant d'autres dans les Récits de Belzébuth, peut être compris dans un sens allégorique et dans un sens historique. Lorsque des dates précises et des références historiques connues sont données, je suppose que Gurdjieff s'attend à ce que le lecteur procède à une recherche historique indispensable pour compléter les maigres détails qu'il fournit.

Je lui ai demandé, en 1949, si quelques-unes des histoires des Récits de Belzébuth devaient être prises dans un sens strictement historique. Il répondit avec emphase : "Tout dans Belzébuth est historique." Il ajouta qu'il est indispensable de chercher à posséder une connaissance sûre des événements très anciens, non seulement pour nous aider à comprendre le présent, mais aussi parce que nous sommes liés à ce présent et que nous devons apprendre à nous servir de ce lien.

Dans toutes les descriptions de ce que Gurdjieff trouva dans ce monastère, et dans d'autres, il n'est fait aucune mention de pouvoirs supérieurs ni de contrôle d'énergies qui pourraient produire des résultats extérieurs, dans le monde. Si Gurdjieff avait considéré la confrérie sarman comme étant le "cercle intérieur" au sens "fort" du terme tel que nous l'avons envisagé au début de ce chapitre, il l'aurait dit, ou du moins l'aurait suggéré.

Le seul épisode qui fasse allusion à une influence très étendue, est l'histoire de l'invitation du Prince Yuri. Dans la maison de l'Aga Khan, Gurdjieff (il faut lire Yuri) rencontre un vieillard qu'il soupçonne avoir un lien avec le visiteur qui vint à lui en Russie, plusieurs années auparavant et le mit sur la voie de ses recherches postérieures. Les Ismaëliens, dont l'Aga Khan est le chef spirituel héréditaire, étaient alors une confrérie très répandue, dont l'influence s'exerçait dans toutes les parties du monde. Gurdjieff ne mentionne jamais leur nom, mais il a certainement dû rencontrer beaucoup d'Ismaëliens au cours de ses voyages.

Il me semble que nous pouvons conclure que Gurdjieff ne s'attendait pas à trouver — et ne cherchait pas — un "cercle intérieur" de l'humanité au sens "fort" du terme. Cependant, il croyait sans aucun doute à la sagesse traditionnelle qui n'est pas conservée dans les livres mais se découvre par l'expérience personnelle. En effet, la quête, la conservation et la transmission de la "connaissance supérieure" occupe une position tellement centrale dans tous les écrits de Gurdjieff, et dans ses conversations, qu'il serait absurde de suggérer qu'il ne la prenait pas au sérieux.

Que voulait dire Gurdjieff en parlant de "vérités" transmises du passé ? Il fait parfois allusion à la "véritable information" sur les événements passés et à la difficulté d'y accéder, si ce n'est par l'intermédiaire de "legominismes" que seuls les initiés peuvent interpréter. Cette information est nécessaire pour permettre aux générations suivantes de faire face aux difficultés qui naissent de l'essor et de la chute des cultures, difficultés que les gens croient dépassées parce que "le monde est différent aujourd'hui". Mais Gurdjieff, au contraire, croyait qu'il existe une série systématique d'événements qui doivent mener l'homme sur la voie de l'évolution, système constamment bouleversé par notre propre bêtise égoïste et nos "conditions d'existence peu convenables".

Pour comprendre ce qui est exigé de nous, nous ne devons pas seulement nous connaître nous-même, mais connaître les "lois de la Création du monde et du Maintien du monde". Ashiata Shiemash est sensé avoir donné à ses disciples cinq principes de la Vie Juste. Ils devaient s'efforcer :

1) d'avoir dans leur être-existence ordinaire tout ce qui est satisfaisant et vraiment nécessaire à leur corps planétaire ;
2) d'avoir un besoin instinctif constant et soutenu d'auto-perfectionnement, dans le sens de l'être ;
3) d'étudier toujours davantage les lois de la Création et du Maintien du monde ;
4) de payer pour leur incarnation et pour leur individualité aussi vite que possible, afin d'être ensuite libres d'alléger autant que possible la "Tristesse de notre Père Commun".
5) de toujours aider au perfectionnement le plus rapide des autres êtres, jusqu'au niveau d'auto-individualité.

Gurdjieff manifesta certainement le troisième principe dans la recherche de toute sa vie. Dès son enfance, il était parvenu à la conviction que des hommes avaient, à différents moments du passé, fait d'importantes découvertes concernant le fonctionnement du monde, et que ces découvertes avaient été ensuite, pour la plupart, perdues ou déformées. Puisque la connaissance de l'homme et du monde est nécessaire pour vivre correctement, une partie de nos efforts devrait être dirigée vers la redécouverte de ces lois.

Je crois qu'on peut raisonnablement supposer que pendant son séjour au monastère sarman, Gurdjieff fut mis en contact avec le système de pensée extraordinaire que représente le symbole de l'enneagramme. Je parlerai de ce symbole et de sa signification dans un prochain chapitre, mais je dirai simplement ici qu'il utilise les propriétés des nombres 3, 7 et 10, d'une manière qui ne laisse pratiquement aucun doute sur ses origines chaldéennes. Les sumériens, ou, peut-être, leurs voisins sémites, les akkadiens, furent les premiers à utiliser une arithmétique fondée sur les six premiers nombres, avec 60 pour base, et à observer que le nombre 7 ne rentrerait pas dans ce système. Nous sommes alors renvoyés à la période antérieure, il y a quatre mille cinq cents ans, époque à laquelle Gurdjieff fait remonter la formation de la société sarman. La science des nombres, au sens le plus large, eut son origine en Mésopotamie et se développa pendant quatre mille ans, de 2500 avant J.-C. à 1500 de notre ère, en passant par le nord à Sogdiana, c'est-à-dire la région de Samarkand et Bokhara. On peut facilement admettre que les sarman firent leur apparition à Kish, par un accord entre les gardiens des traditions aryenne (sumérienne) et sémite (akkadienne), vers 2400 avant J.-C., du temps de Sargon 1. Ils s'installèrent à Babylone quelques siècles plus tard, et y furent actifs durant la période la plus glorieuse, sinon la plus belle, de l'histoire de cette ville, période couronnée par le règne d'Hammurabi, et qui demeure dans la tradition du Moyen-Orient comme celle d'un âge d'or de paix et de justice.

Par la suite, la confrérie sarman s'installa au nord, à Khorsabad, et ne retourna à Babylone que plus tard. Les étranges pouvoirs que manifesta Nabuchodonozor, puis sa chute finale, ont peut-être été liés à une période de relations avec la confrérie, rompue par l'effet d'une jalousie des prêtres d'Ishtar. Peut-être qu'à cette époque les sarman se sont retirés dans les montagnes, pour réapparaître beaucoup plus tard, lorsque Cyrus le Grand anéantit le pouvoir assyrien et inaugura une période unique d'activité spirituelle, incluant le retour des Israëlites de la captivité babylonienne, la promulgation de la "Nouvelle Loi" (Deuteronome) et probablement l'incorporation dans les croyances israëlites du récit babylonien de la création du monde et de l'homme. Cette période recouvre également le séjour à Babylone de Pythagore et d'Epaminondas, deux fondateurs de la philosophie grecque. La dynastie des Achemenides, fondée par Cyrus, fut la première, depuis Hammurabi, mille trois cents ans plus tôt, à s'appuyer sur une base spirituelle authentique, bien que, malheureusement, il n'en restât plus grand-chose après quelques générations. Lorsque Cambyse, le petit-fils de Cyrus, conquit l'Égypte en 524 avant J.-C., et détruisit le centre culturel qui s'y trouvait depuis des millénaires, il emmena en captivité tous les techniciens et les artistes qui pouvaient contribuer à l'enrichissement et à l'embellissement de Babylone.

Il déporta également les prêtres et les -savants — à cette époque les deux fonctions se confondaient, ainsi que le décrit Gurdjieff dans les chapitres XXIV et XXX des Récits de Belzébuth, où l'on trouve cette allusion significative : "L'école la plus éminente sur la terre, à cette époque, fut fondée en Égypte et appelée École de Matérialisation de la Pensée." La matérialisation de la pensée, ou la création de formes pensées, est l'une des principales techniques par lesquelles les événements peuvent être influencés, et les forces transmises d'un lieu à un autre et d'une époque à une autre. Gurdjieff en fait mention dans un chapitre antérieur, à propos de la société Akhaldan, qui trouva refuge en Égypte. L'"assyrien sympathique" Hamolinadir, qui discourt sur l'instabilité de la raison humaine, fut formé dans "l'Ecole de Matérialisation de la Pensée", mais reconnaissait apparemment l'inutilité de l'acquisition de pouvoirs mentaux en l'absence de convictions bien établies. Ceci suggère indirectement que la confrérie sarman avait une compréhension plus pratique des besoins humains que les sages égyptiens, ce qui est en accord avec une affirmation de Gurdjieff maintes fois citée, selon laquelle différentes sortes d'écoles ont existé depuis des temps très reculés, dans des régions diverses. "En Inde, la " philosophie " ; en Égypte, la " théorie " ; et en cette région qui correspond aujourd'hui à la Perse, à la Mésopotamie et au Turkestan, la " pratique".

Ceci ne veut pas dire que l'interaction de divers courants spirituels à Babylone, au milieu du premier millénaire avant J.-C., ne soit pas extrêmement important. Au contraire, ce fut l'un des grands tournants de l'histoire humaine, dont nous ressentons les effets encore aujourd'hui. Babylone continua d'être le quartier général de la confrérie sarman jusqu'à la dispersion de l'an 320 avant J.-C. Les sarmani se dirigèrent alors de nouveau vers le nord pour éviter de rencontrer Alexandre de Macédoine — ce "Grec vaniteux", comme disait Gurdjieff — et pour éviter la période hellénique décadente qui précéda le temps du Christ. Le rôle des sarmani dans le Drame Évangélique est un mystère non révélé, sauf si nous les identifions aux "sages venus de l'est" dont parle saint Matthieu.

Il semble que Manès, ce remarquable prophète du ne siècle de notre ère, né en 216 et martyrisé en 276, ait été en contact avec la confrérie sarman, car, si l'on en croit Gurdjieff, la confrérie séjournait à cette époque à "Nivssi", ville qui correspond à peu près à l'ancienne Nimrud, le Mosul actuel. Manès fut un personnage si important, dans la transmission de la sagesse traditionnelle, que nous devons nous demander pourquoi Gurdjieff ne mentionne jamais son nom. L'enseignement manichéen se retrouve à tous les niveaux. Manès est le premier à avoir mis la musique et l'art au service de la religion sacramentelle. La liturgie de l'église chrétienne, créée par Grégoire et son école en Cappadoce, était directement inspirée du culte de la tradition aryenne, avec son rituel à quatre niveaux que l'on trouve dans les Avesta Gathas. Il est probable que Manès emprunta à des sources mithraïques et chrétiennes. Ses idées eurent une grande influence, malgré sa disparition prématurée.

Dans toute l'Europe, y compris la Grande-Bretagne, nous trouvons les preuves de la pénétration étendue des idées manichéennes, entre les 3ème et 4ème siècles de notre ère. Son influence s'étendit vers le nord, au-delà de l'Oxus, en Asie centrale. Lorsque Gurdjieff voyageait dans ces régions, en 1907, une expédition russe qui allait vers le désert de Gobi découvrit à Turfan une collection de manuscrits attribués à Manès lui-même, et provenant certainement en ligne directe de son école. Je n'ai pas réussi à retrouver les traductions de ces manuscrits qui furent publiés en Russie, mais Gurdjieff avait dû en prendre connaissance, puisqu'ils étaient de la plus haute importance pour ses propres recherches. Selon les extraits que j'ai pu en lire, ces manuscrits contiennent des enseignements qui ont d'importants points communs avec ceux que nous trouvons dans les Récits de Belzébuth, en ce qui concerne la création du monde, et plus particulièrement la doctrine du "maintien réciproque". Or, Gurdjieff écrit que cette doctrine fut redécouverte au 15ème siècle par un philosophe kurde qui la trouva dans un ancien manuscrit rédigé par quelque érudit de l'Antiquité. Ce manuscrit exprimait cette hypothèse : "Il y a, selon toute probabilité, dans le monde, une loi de maintien réciproque de tout ce qui existe". Cette découverte étant directement liée à l'«Assemblée des Éclairés", laquelle pourrait être la confrérie sarman, nous avons un lien possible avec Manès, qui vécut mille deux cents ans plus tôt, dans la région du Haut Tigre, où Kurd Atarnakh serait également né. Il y a de nombreuses autres indications dans ce sens ; mais on ne peut dire qu'elles constituent des preuves. Gurdjieff n'avait d'ailleurs pas l'intention de "prouver" quoi que ce soit, mais plutôt de pousser le lecteur à chercher et à réfléchir par lui-même.

La question qui est ici posée est de découvrir quelle fut la place de Manès dans la tradition ésotérique, et de voir s'il était éventuellement en relation avec la confrérie sarman. Manès déclara qu'à deux reprises, à seize ans, puis à trente ans, il fut mystiquement appelé pour être le prophète du Christ et envoyé dans le monde pour unifier les religions. Manès acceptait la doctrine paulinienne de la Rédemption, mais il comprenait qu'il y avait dans l'enseignement de Zoroastre beaucoup de choses qui étaient omises par le christianisme, bien qu'elles fussent d'importance vitale pour l'humanité. Contrairement à ce que l'on pense habituellement, Manès s'insurgea contre la notion de dualisme, séparant les mondes de la matière et de l'esprit — dualisme qui s'était introduit dans la pensée grecque et avait été repris par les théologiens chrétiens, menant, de toute évidence, à l'effondrement éventuel de la religion. Manès vit que les Israélites, en reprenant la doctrine du Saoshyant ou Sauveur divin, l'avait transformée en une attente quasi politique d'un messie qui devait rétablir le royaume de Juda. L'erreur la plus grave fut de diviser l'homme, suivant la même base dualiste, en une âme immortelle et spirituelle, et un corps mortel et physique. Cette fausse dualité, malgré son absurdité évidente, n'a jamais été effacée de la doctrine chrétienne.

Tout ceci était clair pour Manès, qui avait saisi l'essentiel de la psychologie zoroastrienne et mithraïque, et qui s'attira beaucoup de disciples. Gurdjieff déplore ce "dualisme babylonien" en des termes semblables à ceux qu'utilise Manès. Il existe un lien encore plus important entre l'enseignement de Gurdjieff concernant la conscience, et ce que Manès appelle l'«appel d'En Haut" dans un manuscrit découvert en Égypte, que l'on attribue à sa main propre. L' "appel de la conscience" est le message envoyé par le bon esprit Ahura Mazda pour réveiller l'humanité et la sortir de l'illusion dans laquelle elle est plongée.

La relation entre Manès et les sarman est suggérée par sa vie, son enseignement et par les localisations géographiques, telles que l'indication de Gurdjieff concernant la présence de la société à Nivssi, entre les 4 et 10ème siècles. Durant sa première période, le manichéisme continua d'être la religion acceptée de la région, entre la Mésopotamie, l'Iran et le Caucase, jusqu'à l'arrivée au pouvoir des Arméniens, qui dominèrent du 8 au 12ème siècles. Une fois de plus, nous rencontrons le phénomène de la triple préservation. Une partie de l'héritage manichéen fut directement assimilé par le christianisme arménien et le rendit assez distinctement différent du christianisme occidental. Une deuxième partie émigra vers le nord. La troisième partie se dissimula et réapparut ensuite sous la forme de la communauté yezidi et d'autres sectes qui existent encore de nos jours en tant que forces spirituelles dans la région. L'intérêt pour la confrérie qu'éprouvait le moine arménien dont Gurdjieff et Pogossian découvrirent les lettres dans les ruines d'Ani, indique bien que les sarmani n'étaient pas considérés par les chrétiens arméniens comme des étrangers, du moins jusqu'au 12 ou 13ème siècle. Mais ils furent chassés lors de l'irruption des byzantins en Assyrie, sous le règne de Paleologue 2. Les chrétiens assyriens se réfugièrent dans les montagnes.

Il est probable que la confrérie sarman traversa l'Amou Daria au 12ème siècle, à l'époque où les khwajagan, avec qui elle devait être en relation, étaient en plein développement. Les sarmani n'ont pas pu s'établir dans la région troublée de Transoxanie, ravagée durant deux siècles par des guerres, mais plus au nord, sur le Syr-Daria, région où d'innombrables cavernes de grès sont habitées depuis dix mille ans. Il est très possible que la légende rapportée par Helena Blavatsky, sur les maîtres cachés qui vivent dans les grandes cavernes de l'Asie centrale, ait pu trouver son origine dans des récits concernant la confrérie sarman. Dans les Rencontres avec des Hommes remarquables, Gurdjieff dit que la confrérie "était connue parmi les derviches sous le nom de Sarmoun". C'est à Bokhara qu'il apprit l'existence du monastère sarman, par un derviche du nom de "Bogga Eddin". Or, Gurdjieff transformait invariablement la lettre h par un g (le h n'existant ni en russe, ni en arménien, ni en grec). Par conséquent, Bogga Eddin serait l'équivalent de Bahauddin, nom du fondateur des derviches naq'shbandi, également né à Bokhara. Dans les Récits de Belzébuth, un autre derviche porte le nom de Hodje Zaphir Bogga Eddin qui, par conséquent, devrait être lu : Hodje Zafer Bahauddin. La combinaison de hodje (dérivé de khwaja) et de zafer (qui signifie "conquérant") suggère que Gurdjieff mettait l'accent sur le contraste entre les khwajagan, aux réalisations extérieures brillantes, et les sarman, qui restaient dissimulés. Les "cavernes" dans lesquelles Belzébuth rencontre le "dernier vraiment grand sage terrestre", khwaja Asvatz Troov, sont probablement les cavernes du Syr-Daria, dans cette région du Turkestan que Gurdjieff connaissait bien, et qui s'étend sur deux cents miles au nord de l'Amou-Daria. De Bokhara, on pouvait atteindre ces cavernes à cheval — expédition dont Gurdjieff fait lui-même le récit.

Je crois que nous devrions accepter le fait que Gurdjieff souhaite transmettre, dans son chapitre sur le "Derviche bokharien", un peu de sa propre expérience du contact avec une source de connaissance. Il maquilla cette source de plusieurs façons. D'abord, en faisant du derviche bokharien un troglodyte vivant au nord-ouest de Bokhara. Puis, dans le chapitre concernant le prince Lubovedsky (dans les Rencontres), où il parle d'un monastère au sud-est de Bokhara, dans les régions de la rivière Pyandje, un des affluents de l'Amou-Daria. Tout ce pays extraordinaire, situé au-dessus du plateau central où se trouvent Bokhara, Samarkand et Tashkent, est depuis très longtemps le lieu de résidence de nombreuses communautés remarquables. Il y avait jadis, entre Tirmidh et Balkh, une ville appelée Sarmanjan ou Sarmanjin, qui fleurit du 8 au 14ème siècle de notre ère. Ceci est la seule allusion que j'aie pu trouver concernant un lieu dont le nom contiendrait le mot sarman. Des voyageurs chinois et indiens s'y rendirent. Il est possible que ce fut le site d'un des monastères sarman de cette époque.

Certains monastères et certaines communautés de cette région sont situés de telle façon, loin du mouvement général des commerçants et des voyageurs, qu'ils ont très bien pu subsister tranquillement jusqu'à nos jours sans être dérangés. Si nous passons en revue tous les indices que j'ai pu rassembler, je dois avouer que l'existence même d'une confrérie portant le nom de sarman ou sarmoun, reste hypothétique ; mais ceci n'infirme pas la possibilité de l'existence d'une très ancienne tradition, reliant beaucoup d'enseignements différents, et située au Turkestan depuis plus de mille ans.

Si nous suivons cette hypothèse qu'il ait existé en Asie centrale une tradition qui s'est, de temps en temps, étendue vers différentes parties du monde — nord, sud, est et ouest — et qui, à d'autres moments, s'est retirée vers sa source, nous devons nous poser quelques questions : "Quelle est cette tradition ?" ; "Quel rôle a-t-elle joué dans l'histoire générale de l'humanité ?". Il y a deux points de vue à examiner : la production des idées, puis, la production des énergies.

Le changement profond qui intervint dans la pensée humaine, cinq ou six siècles avant J.-C., à propos de l'importance de l'individu, est un exemple de cette production d'idées nouvelles. Jusqu'alors, on avait cru que l'immortalité, qui donne une importance primordiale à l'âme humaine individuelle, était le privilège de quelques-uns, et que la masse n'y participait pas. C'est ce que l'on croyait en Égypte, et, antérieurement, à Sumer. J'appelle cette période — où l'on croyait qu'il y avait sur terre des êtres déjà à moitié divins, dont la destinée était totalement différente de celle des personnes ordinaires — l'"Age Héroïque ou Hemithéandrique". D'une part cette croyance apportait un sentiment de sécurité par le fait que de telles personnalités possédaient des pouvoirs supérieurs et pouvaient communiquer directement avec les dieux, ce qui était leur principal privilège. Ils étaient, dans ce sens, les héritiers des magiciens ou des chamanes de toute cette période, capables de communiquer avec les puissances supérieures ou spirituelles. Mais cette idée pouvait mener à de terribles abus, lorsque cette position spirituelle privilégiée s'associait à un pouvoir politique despotique, au sens extérieur. Cet abus atteint son apogée avec les rois assyriens qui dominèrent l'Asie du sud-ouest, jusqu'à Nabuchodonozor et ses successeurs immédiats, qui furent renversés par les Perses.

Il est vrai qu'à des périodes beaucoup plus reculées, par exemple du temps d'Hammurabi le législateur de Sumérie, ou bien du temps des grands réformateurs égyptiens, il existait des édits protégeant et garantissant le bien-être de l'individu ; mais il n'en demeure pas moins vrai que ces privilèges étaient accordés par la faveur du roi ou du pharaon ou du représentant des dieux — qui était le seul à avoir des droits. Le peuple n'avait par lui-même aucun droit, mais c'est précisément parce que le peuple était sans recours, constituant une race inférieure, que les rois avaient l'obligation de le protéger et de s'assurer qu'il n'était pas traité injustement. Mais tant que l'on a cru qu'il s'agissait d'une faveur accordée par les souverains demi-dieux, elle pouvait toujours être révoquée. Le souverain demi-dieu pouvait se transformer en despote impitoyable, comme cela arriva plusieurs fois dans toutes les parties du monde.

L'idée nouvelle, mentionnée plus haut, apparut simultanément en Chine, en Inde, en Mésopotamie, en Égypte, en Grèce et à Rome, vers le vie siècle avant J.-C., avec Lao Tseu, Confucius, Gautama Bouddha, Mahavira Jaïn, Zoroastre, les prophètes hébreux de l'Exil, Solon, Pythagore et d'autres philosophes grecs. Ces hommes extraordinaires prêchèrent le droit de chaque homme à trouver son propre salut, à chercher directement sa propre réalisation. Ceci impliquait que la possibilité de perfectionnement et de libération était inhérente à toute âme humaine. Ainsi apparut l'idée du caractère sacré de l'individu, idée qui se développa progressivement et domine depuis deux mille ans. Malgré nos nombreuses infractions à ce principe et malgré la violence, la brutalité et la sauvagerie de notre monde, nous avons aujourd'hui une attitude complètement différente de celle qui existait six cents ans avant J.-C.

Nous avons vu précédemment qu'il existe une tradition selon laquelle il y eut une sorte de "congrès" entre tous ces prophètes et fondateurs des nouvelles religions, réunis à Babylone, selon les uns, à Balkh dans le nord de l'Afghanistan, selon d'autres. Quoi qu'il en soit, il y eut probablement un plan concerté par ces sages prévoyants, pour introduire un nouveau mode de penser dans le monde. Que nous l'acceptions ou non comme un fait historique, cette concertation représente bien une façon de considérer le fonctionnement du "cercle intérieur" de l'humanité. Le point important, ici, est que ces événements semblaient insignifiants si on les comparait aux événements politiques plus importants tels que conquêtes, ouvertures de routes de commerce, progrès scientifiques et techniques, qui marquèrent la période s'étendant entre le xrre et le vile siècle avant J.-C. Ces nouvelles idées, qui furent littéralement "injectées" dans le monde, ne furent, au début, acceptées que par de petits groupes ; mais elles se répandirent progressivement, en partie par la puissance inhérente des idées, et en partie par la force que représente la transformation des personnes responsables de la transmission de ces idées. C'est pourquoi l'apparition de nouvelles idées a toujours été accompagnée d'un renouveau religieux et spirituel.

En général, ceux qui étudient les origines des grandes religions portent principalement leur attention sur le message et la manifestation du fondateur, sur l'activité des apôtres laissés derrière pour répandre le message et sur les activités sociales et politiques qui s'en suivent, ayant pour objectif de concrétiser efficacement le message. L'Histoire classique considère la récupération du christianisme par l'empire romain, la promotion du bouddhisme par le roi Asoka en Inde et le succès des kaliphes abassides dans l'établissement de l'Islam comme puissance mondiale ayant son centre à Bagdad, comme événements importants de la pensée religieuse.

Mais les relations concernant l'origine des religions négligent un point essentiel : le fait que la transformation d'un petit groupe ésotérique en une grande organisation publique, en une Église, est rendue possible parce qu'un certain type d'énergie entre en action. Cette énergie doit être concentrée et contrôlée par ceux qui savent comment la canaliser. Ceci peut être entrevu par ce que les martyrs et les premiers apôtres des
grandes religions purent faire, et la façon dont ils étaient prêts à souffrir pour la cause qu'ils défendaient. Mais nous avons tendance à considérer ces faits comme une affaire personnelle, comme quelque chose qu'ils auraient fait à cause de leur foi et de leur intégrité individuelles. Mais ces êtres firent plus, ils devinrent des centres pour la production d'une énergie de très haute intensité — ce que Gurdjieff avait très bien compris. Un aspect spécifique de son approche du problème de la transformation et de l'histoire humaines est liée à l'action invisible des énergies supérieures qui rend possible le travail d'évolution.

Nous devons considérer ici, une fois de plus, le concept d'un "cercle intérieur" non seulement comme une source d'idées nouvelles et puissantes changeant éventuellement le cours de la pensée humaine, mais aussi comme le générateur d'une énergie de très haute intensité. Dans les Récits de Belzébuth, et particulièrement dans la première partie, Gurdjieff affirme que le rôle de l'homme sur terre est d'être un transformateur d'énergie ; parce que certains types d'énergies produites par l'homme sont nécessaires à des fins cosmiques, et que ne réalisent pleinement le but de la vie humaine que ceux qui comprennent le processus par lequel ces énergies sont produites.

Nous sommes ramenés à la question de savoir si Gurdjieff lui-même était en contact avec des personnes qui non seulement comprenaient le principe de la transformation d'énergie, mais la pratiquaient à un très haut niveau. Non seulement ses écrits indiquent qu'il croyait que ce travail était le destin de l'homme, mais encore qu'il apprit beaucoup sur la signification et les méthodes pratiques de cette transformation d'énergie. Si ce qu'il dit est vrai, ce serait probablement la preuve la plus convaincante que Gurdjieff est entré en contact pendant ses voyages en Orient, avec une source supérieure. Nous pouvons identifier cette source soit à ce que nous appelons les "maîtres de sagesse", soit au "cercle intérieur de l'humanité". Ce qui n'implique évidemment pas qu'il ait atteint le cercle le plus intérieur de cette source, mais qu'il avait au moins eu accès à l'enseignement essentiel et pouvait se servir des méthodes qui en émanaient. Cette croyance en la transformation de l'énergie est-elle particulière au système de Gurdjieff ? Ou bien est-elle plus répandue, par exemple dans les grandes religions du monde ?

Il existe une ancienne doctrine chrétienne du "transfert des mérites", selon laquelle une personne qui a déjà atteint un certain degré de sanctification peut, par ses prières et ses austérités, par la pureté de sa vie, être une aide pour ceux qui ne peuvent s'aider eux-mêmes. Le moine, ou la nonne, peuvent mener à leur insu les "pécheurs" à se repentir, peut-être même contre leur gré... Puis, la "grâce effective" par laquelle le travail de la sanctification est possible, peut être transférée à ceux qui sont à un stade inférieur dans leur évolution spirituelle. De semblables croyances existent en Inde et dans le bouddhisme, où il est notamment enseigné qu'il suffit de pénétrer dans le darshan d'une personne sanctifiée pour recevoir une aide permanente et durable dans son propre progrès spirituel. Dans l'Islam existe pareillement la doctrine selon laquelle le simple contact (sohbat) avec un homme ayant atteint un haut niveau de développement spirituel, suffit à transformer la personne qui a eu ce bonheur.

Cependant, ces différentes doctrines ne donnent pas la même explication que Gurdjieff sur le mécanisme par lequel cette aide est transférée. Selon Gurdjieff, le transfert se fait par une substance particulière, générée par l'être le plus développé, et pouvant être transmise à d'autres. Dans Les Récits de Belzébuth, cette substance est libérée par l'action du travail conscient et de la souffrance intentionnelle, ce que la religion exprime par : travail, austérité, sacrifice et prière.

Il est important de savoir si Gurdjieff lui-même eut accès à une source ou à un centre générateur de telles énergies. Il n'en dit rien de très précis, mais il me parla en 1923, de ceux qui peuvent produire une certaine substance, pouvant aider les individus à accomplir dans leur travail ce qu'ils ne pourraient lamais accomplir sans aide par leurs seuls efforts. Il disait que les possesseurs de ce pouvoir étaient considérés comme une "caste spéciale du cercle intérieur de l'humanité". Il est intéressant de comparer cette idée aux croyances du monachisme chrétien, selon lesquelles il est possible, dans certaines conditions, que se produise un transfert de mérites. Certains monastères et certains ordres ont pour mission spécifique de prier pour les autres, et particulièrement pour ceux qui se reconnaissent pécheurs.

Des doctrines similaires existent partout dans le monde, dans différentes traditions. Gurdjieff semble avoir découvert des preuves évidentes que ce processus fonctionne effectivement, et avoir appris comment générer lui-même une telle énergie. Dans son langage personnel, il parlait notamment de l'Hanbledzoin ou "énergie vitale du deuxième corps" (le corps kesdjan de l'homme), qu'il appelait également le "sang du corps kesdjan". Il disait pouvoir produire cet Handbledzoin en quantités dépassant les besoins de son propre développement spirituel et qu'il pouvait, par conséquent, en prêter aux autres. Lorsque des personnes ne pouvaient accomplir les tâches difficiles qu'il leur imposait, il leur disait parfois de "puiser de mon Hanbledzoin et vous pourrez faire ce travail". Dans ce sens, Gurdjieff prétendait être une source d'énergie supérieure, dans laquelle on pouvait puiser. De façon moins précise, il mentionna qu'il puisait lui-même à une source supérieure et que, par ce fait, le travail dont il était responsable pourrait se répandre et se fortifier dans le monde.

Au cours d'une très intéressante conversation, quelques mois avant sa mort, Gurdjieff y fit allusion sous une forme voilée, mais pourtant explicite : il disait qu'à cette époque se constituait dans le monde l'organisation d'un Ordre supérieur qui n'accepterait pour membres que ceux qui auraient atteint un développement spirituel nécessaire et suffisant pour produire des énergies supérieures — et que ceux qui devraient entrer en contact avec cette organisation pour y puiser de l'énergie, devraient être capables de participer par eux-mêmes à ce travail de production et de transmission d'énergies supérieures.

Il ne mentionna certes pas cette organisation comme étant sa propre création. Il en parla de façon concrète, comme de quelque chose qui se faisait, dont il était conscient et auquel il était associé, mais non comme s'il en était le centre, ni le chef, ni le fondateur. Je crois qu'il voulait nous faire comprendre que, si nous étions prêts et capables de travailler comme il le fallait, nous pourrions, après sa mort, avoir l'occasion d'entrer en contact nous-mêmes avec cette source et devenir à notre tour des canaux de transmission pour cette énergie supérieure destinée à ceux qui en ont besoin.

J'ai gardé pour la fin de cet aperçu l'allusion la plus importante, qui concerne la manière dont le "cercle intérieur" est sensé fonctionner. Il s'agit de la "quatrième voie" mentionnée plusieurs fois dans les écrits d'Ouspensky, mais pas une seule fois dans ceux de Gurdjieff. Celui-ci donnait un sens spécial au mot "voie" : il l'entendait dans le sens d'une transformation menant l'homme du "cercle extérieur" au "cercle intérieur". On connaît le marga bouddhiste, qui est le chemin de la libération, mais cette "Noble Voie Octuple" est tout à fait différente de la Quatrième voie de Gurdjieff. La distinction réside précisément dans le fait que le bouddhisme ignore la doctrine du "cercle intérieur de l'humanité" sans laquelle la Quatrième voie n'aurait aucun sens. L'idée corollaire, selon laquelle cette Quatrième voie serait alternativement ouverte et fermée, en activité ou en repos, par la décision du "cercle intérieur" selon les besoins de l'humanité, est encore plus importante. Si elle est acceptée, nous sommes engagés dans une version relativement "forte" de l'hypothèse du "cercle intérieur". Ceux d'entre nous qui acceptèrent Gurdjieff et Ouspensky pour maîtres, au début des années 1920, savaient qu'ils entraient dans une "École de la Quatrième voie". Notre seul doute concernait la suffisance de notre préparation.

Rétrospectivement, après cinquante ans, le problème n'apparaît pas si clairement. Nous pouvons voir que notre travail correspondait aux méthodes que Gurdjieff disait être celles des écoles de la Quatrième voie, mais ce qui n'est pas clair concerne la chaîne de transmission. Sans examiner ici les arguments pour ou contre la valeur de la mission de Gurdjieff — ce que je ferai dans un prochain chapitre — je crois que l'on peut dire qu'il y a sûrement des preuves que Gurdjieff croyait en l'existence d'un "cercle intérieur", au sens le plus "fort".

En 1953, alors que je voyageais au Proche et au Moyen-Orient, je recherchais — indépendamment de Gurdjieff — si de telles organisations existaient. Je suis entré en contact avec plusieurs écoles de dervishes naq'shbandi et j'ai trouvé que leurs organisations et leurs méthodes correspondaient, à un degré significatif, à la description de Gurdjieff. Celui-ci ne mentionna les Naq'shis qu'une seule fois, en 1923, lors du programme de démonstration des danses. Les naq'shbandis sont considérés comme successeurs des khwajagan. Ils sont, comme ces derniers, engagés dans des activités concrètes pour le bien de la société, ce qui serait un signe d'appartenance à l'école de la Quatrième voie. Ils attachent également une grande importance au développement harmonieux de tous les aspects de la nature humaine. Un autre indice, plus important, m'apparut lorsque chacun des soufis naq'shbandis que je rencontrai me parla d'un "maître supérieur" que je pouvais espérer rencontrer si je persévérais dans ma recherche. C'est un fait bien connu : bien que les naq'shbandis soient un des ordres soufis les plus importants en nombre et en étendue, personne ne sait ni ne révèle la moindre chose sur leur hiérarchie ou leurs groupes centraux. Les naq'shbandis sont donc peut-être liés d'une certaine façon à un véritable "cercle intérieur".

J'en conclus que le problème n'est pas si simple. S'il existe un "cercle intérieur", il ne peut être exclusivement islamique. La véritable signification d'un tel groupe doit résider dans sa mission. Plus on devient conscient des réalités spirituelles, plus on est convaincu qu'une très vaste activité s'exerce aujourd'hui dans le monde. Notre tâche est d'aider l'humanité à faire sa difficile et dangereuse transition vers une nouvelle ère. Si nous pouvons établir des preuves que Gurdjieff s'intéressait à cette tâche et que, de plus, il prépara la voie pour que nous puissions y participer, nous aurons fait un grand pas pour le lier au "cercle intérieur".

 

La recherche de G.

p106 - Si nous acceptons l'avertissement de Gurdjieff, rapporté par Ouspensky, selon lequel aucun maître ne peut être authentique s'il n'est en contact avec la source de son enseignement, nous ne devons pas abandonner notre recherche, mais, au contraire, l'intensifier. Dans les chapitres précédents, j'ai exprimé ma conviction que les écoles de sagesse de l'Asie centrale n'étaient pas si occultes ni même inaccessibles que le suggèrent certains écrits théosophiques. Dans ce chapitre, je laisserai de côté l'hypothèse du "cercle intérieur" et ne chercherai que les sources véritables de la vie et de l'enseignement de Gurdjieff, dont l'intérêt se portait vers la "connaissance cachée" et non vers le "pouvoir occulte". D'après ma propre expérience limitée, je suis convaincu qu'il est encore possible de trouver des individus et des groupes possédant des connaissances et des pouvoirs provenant d'écoles de sagesse. Il se trouve que la plupart de ceux que j'ai rencontrés personnellement appartenaient aux naq'shbandi ou à d'autres tarikats soufis directement affiliés aux khwajagan. A l'époque de Gurdjieff les occasions de telles rencontres étaient certainement plus nombreuses qu'aujourd'hui. Gurdjieff passa au moins vingt ans à voyager, et il avait une faculté incomparable, comme il le disait lui-même, "pour accéder au soi-disant saint-des-saints de presque toutes les organisations hermétiques telles que sociétés religieuses, philosophiques, occultes, politiques et mystiques, congrégations, partis, associations, etc., inaccessibles à l'homme ordinaire, pour discuter et échanger des points de vue avec d'innombrables personnes qui, comparées à d'autres, sont de véritables autorités".

C'est pourtant une source d'étonnement, pour quiconque a profondément étudié le point de vue de Gurdjieff "sur l'homme, l'univers et Dieu", qu'il ait été capable — même avec toutes ces facilités — de rassembler tant de concepts nouveaux et révolutionnaires. Denis Saurat, ce remarquable érudit et écrivain, directeur du French Institute de Londres, m'écrivit, en 1950, qu'à sa conclusion, certaines parties de l'enseignement de Gurdjieff ne pouvaient "provenir de source terrestre. Ou bien Gurdjieff recevait des révélations octroyées uniquement aux prophètes, ou bien il avait accès à une école d'un niveau surnaturel".

Les points de vue sont partagés. La plupart de ceux qui ont écrit d'après leur expérience personnelle de disciple, n'ont vu que l'homme Gurdjieff, sans rien percevoir au-delà. Ils supposent implicitement que son enseignement extraordinaire était le résultat de sa réalisation personnelle, en utilisant, il est vrai, le matériau des sources traditionnelles, les transformant jusqu'à en faire une nouvelle création. Selon ce point de vue, la recherche des sources ne serait qu'un exercice académique, d'importance secondaire. L'essentiel pour eux était de préserver tout ce que Gurdjieff avait enseigné, sans changement ni dégradation. Ils ne cherchaient pas plus loin.

La deuxième hypothèse est beaucoup plus stimulante. Si Gurdjieff avait trouvé une école — ou plusieurs écoles — d'un niveau surnaturel, alors de telles écoles existent, ont toujours existé et existeront toujours. Dans ce cas, nous pouvons espérer entrer en rapport avec elles. Gurdjieff devient un moyen et non une fin, un murshid, c'est-à-dire quelqu'un qui montre la Voie, et non un avatar qui incarne le But.

Gurdjieff parlait de lui-même avec ambiguïté. Parfois il affirmait presque être un avatar, une individualité cosmique incarnée pour aider l'humanité. Certains de ses élèves le crurent et accordèrent sans doute trop d'importance aux paroles qu'il prononçait peut-être davantage dans le but de choquer, plutôt que d'informer. Si nous écartons cette interprétation, le rôle de Gurdjieff demeure quand même extraordinaire. Il a mis en évidence le concept de "maîtres" comme une composante tangible de l'histoire humaine. Cette notion n'est pas du tout étrangère aux habitants de l'Asie, où la croyance en des hommes transformés en surhommes est presque universelle. En Occident, c'était une idée révolutionnaire, qui n'est acceptée que par les assoiffés de miracles et de merveilles. Gurdjieff réussit à préserver cette croyance fondamentale, mais lui enleva ses atours occultes ou sentimentaux.

Il réussit en partie cette démystification par son livre Rencontres avec des Hommes remarquables, mais surtout par son enseignement pratique qui nous montra la possibilité d'atteindre des niveaux supérieurs de conscience et d'être, pourvu que les conditions soient bonnes et qu'il y ait un réel désir de s'engager dans ce travail.

La première phase de la recherche de Gurdjieff fut axée sur les phénomènes étranges qu'il avait observés depuis son enfance et que personne ne pouvait lui expliquer. Ces phénomènes comprenaient tous les effets habituels des séances spirites, ainsi que la clairvoyance, la télépathie, des cas de guérisons miraculeuses dont il fut témoin et l'apparition de la pluie en réponse à des prières. Il observa tous ces phénomènes lorsqu'il était encore enfant : probablement entre huit et onze ans, de 1885 à 1888. Les histoires qu'il raconte ont un élément commun qui est souvent négligé par les lecteurs, qui ne les considèrent que comme de simples exemples de phénomènes psychiques en général. Gurdjieff attire l'attention sur une activité qui est naturelle dans son fonctionnement, mais ne peut être expliquée par les lois connues de la physique et de la biologie. On en déduit qu'il doit exister des substances autres que celles du monde physique, et que ces substances, ainsi que leur transformation, doivent être gouvernées par d'autres lois. La tendance générale qui consiste à inventer un nom nouveau pour parler de quelque chose d'inexplicable, et de le traiter ensuite comme si c'était expliqué, a notamment été ridiculisée à propos de l'«hystérie", hypothèse retenue par le médecin chef Ivanov pour rendre compte du fait qu'un Yesidi ne pouvait quitter le cercle tracé par terre autour de lui. En effet, Gurdjieff, dans cette première phase de recherche, monte le décor et pose le problème : "S'il existe des phénomènes dont nous ne pouvons nier la réalité mais qui ne peuvent entrer dans notre cadre conceptuel ordinaire, alors le cadre est défectueux et il faut en chercher un autre."

Gurdjieff dit qu'"il n'y avait pas un seul livre sur la neuropathologie et la psychologie, dans la bibliothèque de l'hôpital militaire de Kars (qu'il n'ait) lu, et lu très attentivement". Il est difficile de dater ces lectures. Il mentionne 1888 à propos de l'incident du Yesidi, et fait allusion, à ce propos, au fait qu'il avait commencé à boire de l'alcool. Il aurait eu onze ans à l'époque. On ne peut prendre très au sérieux l'affirmation de Gurdjieff selon laquelle il aurait lu de nombreux traités médicaux en langue russe — qu'il commençait à apprendre. Il dit ailleurs que son éducation fut achevée par le saint Bogachevsky, qui devint plus tard le Père Evlissi de la confrérie essenienne. Celui-ci lui apprit la doctrine de la conscience, qui devint plus tard un des principaux éléments de sa propre explication de l'évolution de l'homme. Le contraste entre la morale, qui est relative au temps et à l'espace, et la conscience, qui est éternelle et universelle, fut toujours au premier plan de l'enseignement de Gurdjieff.

Gurdjieff séjourna quelque temps à Jérusalem et dans la région montagneuse environnante. Il disait qu'un monastère essenien, où une très ancienne sagesse avait été préservée, existait près du mont de la Tentation. Il attribua certaines des danses sacrées qu'il enseigna par la suite, à cette confrérie. Il affirme avoir lui-même séjourné "parmi les esseniens, dont la plupart sont juifs, et que par le moyen de très anciennes musiques et danses hébraïques, ils avaient fait pousser des plantes en une demi-heure". Une histoire semblable est racontée dans les Récits de Belzébuth (à propos du Derviche de Bokhara). Les danses rituelles, attribuées par Gurdjieff aux esseniens, étaient, pour beaucoup d'entre elles, basées sur un cycle de sept. Gurdjieff veut peut-être nous faire comprendre que ce cycle de sept était un lien entre d'anciennes écoles telles que les confréries sarman et essenienne.

Il mentionne également une visite au mont Athos, qui était dominé, à l'époque, par des moines russes dont certains étaient des staretz ou maîtres. Il ne fait aucune allusion à la tradition selon laquelle j'ai ouï dire, en Grèce et en Asie, que le mont Athos était le centre d'une fraternité ouverte à toutes les religions, et qui connaissait le secret du Second Avènement du Christ. Si Gurdjieff était parvenu à une conclusion définitive au sujet de cette tradition, il en aurait laissé quelque indice direct ou indirect. Par d'autres sources, nous découvrons ses liens étroits avec des moines et des maîtres orthodoxes russes. Nous savons que les Églises orientales pratiquent d'admirables exercices spirituels, dont quelques-uns furent enseignés par Gurdjieff à ses propres élèves. Il mentionne à ce propos un voyage en Abyssinie, en compagnie du professeur Skridlov. Il y séjourna trois mois, poursuivant des recherches pour déterminer l'importance des traces de la tradition copte qu'il avait découvertes en Égypte. Je l'entendis plus d'une fois, à la fin de sa vie, parler de l'Abyssinie qu'il appelait même sa "deuxième patrie", espérant s'y retirer et y finir ses jours. Gurdjieff mentionne également la connaissance spéciale que possède l'Église copte sur les origines du christianisme, connaissance perdue par les branches orthodoxe et catholique.

Le problème de Gurdjieff était toujours de trouver des personnes qui pourraient comprendre et expliquer tout ce dont il avait été témoin, et lui montrer comment vivre selon la conscience objective plutôt que selon la moralité subjective. Il prétendit plus tard avoir trouvé la solution à tous ces problèmes par ses propres moyens, sans aide, en se servant de tout ce qu'il avait appris sur la physiologie et la psychologie humaines, ainsi que par des techniques spéciales telles que l'hypnose et la suggestion. Gurdjieff était un scientifique expérimental selon la tradition occidentale. Il ne se contentait pas de phénomènes isolés et insistait sur la nécessité d'une hypothèse globale qui relierait plusieurs phénomènes. Il ne pouvait néanmoins trouver tout ce dont il avait besoin pour lui-même et il était prêt à consacrer plusieurs années à la recherche de la "connaissance perdue". Il réussit plus tard à enseigner à d'autres comment atteindre par eux-mêmes cet état de conscience où il est possible de comprendre les processus cachés de la psyché humaine. Ceci ne dévalorise pas la recherche de Gurdjieff, mais fournit plutôt un motif supplémentaire pour essayer de la comprendre. Nous arrivons ainsi à la deuxième phase de la recherche de Gurdjieff, qu'il nous faut reconstituer à partir d'informations encore moins cohérentes que n'étaient ses souvenirs d'enfance.

Gurdjieff ne nous a pas rendu la tâche facile, les indications utiles étant parsemées dans ses écrits et dans les conversations qu'il eut avec ses élèves, individuellement ou en groupe. Il serait impossible de reconstituer l'itinéraire ou la chronologie de ses voyages, s'il n'avait pas également mentionné des événements historiques qui peuvent servir de points de repère. Considérons un événement mineur qui a néanmoins son importance pour la vérification des sources. Dans le livre II de la "Troisième Série" de ses écrits, Gurdjieff mentionne trois fois les lieux où il faillit être tué. Il écrit : "Même sans considérer les nombreux autres événements inhabituels dans l'expérience humaine, qui s'étaient produits sous le mode accidentel particulier à ma vie passée, il serait suffisant de rappeler cette étrange et inexplicable destinée qui me poursuivait, car je fus blessé trois fois en des circonstances très différentes, chaque fois presque mortellement et chaque fois par une balle perdue... Le premier de ces trois événements, incompréhensibles et fatidiques, se produisit en 1896 sur l'île de Crète, un an avant la guerre gréco-turque."

Nous savons qu'en 1894, une société secrète, les Ethniki Etairea, avait été formée pour fomenter des troubles en Macédoine et pour que le gouvernement russe la subventionnât généreusement et encourageât les Grecs vivant dans le Caucase à y adhérer. Le problème de la Crète fut au premier plan des préoccupations, en 1895. Il y a peu de doute que Gurdjieff adhérât à l'Ethniki Etairea pour pouvoir aller où il voudrait, et qu'en fait il se rendît en Crète en 1896, après son séjour en Égypte. La guerre entre la Grèce et la Turquie éclata, comme il le dit, un an plus tard, en 1897. Pourquoi Gurdjieff voulait-il aller en Crète ? Dans le chapitre II des Rencontres avec des Hommes remarquables, il fait allusion à la légende du "déluge d'avant le déluge" et à la confrérie Imastun dont le centre était une île qui auparavant portait le nom d'Haninn et "se trouvait approximativement à l'emplacement de la Grèce d'aujourd'hui". Le mot Imastun est sensé signifier "homme sage" ou "maître de sagesse" en vieil arménien, et il est certain que Gurdjieff a voulu communiquer l'idée selon laquelle avait existé un tel groupe ayant formé, d'après sa description, une caste répandue partout dans le monde.

Des allusions à l'Atlantide abondent dans les écrits de Gurdjieff. Miss Crowdy affirmait que l'Atlantide symbolise la "conscience" submergée dans la partie inconsciente de l'homme, et ne signifie rien d'autre. L'interprétation symbolique est certainement l'une des interprétations possibles, mais il est également certain que Gurdjieff voulait que l'on prenne au pied de la lettre l'histoire de l'Atlantide. J'avais accompagné Gurdjieff lors de sa deuxième expédition hors de Paris, pour visiter les grottes de Lascaux, en Dordogne, et y voir les célèbres peintures murales. Il nous dit qu'il n'était pas d'accord avec les dates de l'abbé Breuil selon lesquelles ces peintures existeraient depuis trente mille ans. Gurdjieff affirma que "les peintures étaient le travail d'une confrérie qui a existé après la chute de l'Atlantide, il y a sept ou huit mille ans". Gurdjieff associait l'Atlantide à l'Égypte pré-désertique. Il obtint par ruse la carte de cette région, d'un prêtre arménien, près de Nakhichevan, non loin de l'Irak, lors de son premier voyage avec Pogossian. Il associe le Caire, Jérusalem et la Crète dans ses nombreuses allusions à la confrérie des maîtres de sagesse. Le fait qu'il ait décidé de se rendre en Crète, en 1896, immédiatement après qu'Arthur Evans y ait commencé sa recherche du Palais de Minos, est particulièrement intéressant. Evans trouva des sceaux qui associaient la Crète aux villes de la Mésopotamie. Il est très probable que Gurdjieff ait entendu parler de ces découvertes par des archéologues qu'il rencontra en Égypte, en particulier le professeur Skridlov, et que ceci le décida à adhérer à l'Etairea pour faire, sur place, ses propres vérifications. La balle perdue qui fut l'occasion pour lui d'être amené à Jérusalem par des Grecs inconnus, "alors qu'encore inconscient", constitue la jonction avec la phase suivante de ses pérégrinations. De Jérusalem, il fit le voyage (mentionné au premier chapitre) à travers l'Anatolie, par voie de terre, vers le Caucase.

En rassemblant tous ces indices, nous pouvons constater la facilité avec laquelle Gurdjieff usait des situations politiques pour faire progresser ses propres recherches.

La série de voyages qu'il entreprit entre 1890 et 1898, fut principalement axée sur la vérification de sa conviction depuis l'âge de quatorze ans "qu'il y avait vraiment un "certain quelque chose" que les gens savaient auparavant, mais qu'aujourd'hui cette connaissance était bien oubliée". En compagnie de Pogossian, il s'adonna à une lecture intensive de l'ancienne littérature arménienne. Il mentionne à ce sujet : "Nous avions perdu tout espoir de trouver quelque indication de cette connaissance dans la science exacte contemporaine, dans les livres contemporains ou chez les gens en général, aussi nous portâmes notre attention vers l'ancienne littérature." Il dit ailleurs qu'il était parvenu en 1892 à "la conclusion définitive qu'il était totalement impossible de trouver ce que je cherchais parmi mes contemporains". A cette époque, Gurdjieff devait être âgé de quinze ans.

Gurdjieff décrit d'une manière suffisamment détaillée sa première expédition avec Pogossian pour que l'on puisse la suivre sur une carte. Son but était de découvrir des traces de la confrérie sarman. Pourtant, alors qu'ils n'étaient qu'à cent cinquante miles de la "vallée d'Izrumin" — qui est peut-être la vallée où se trouvait encore le sanctuaire de Sheikh Adi, principal centre des Yesidi — et alors qu'ils avaient découvert la carte de l'Égypte pré-désertique, près de la ville de "Z" (Zakho ?), ils abandonnèrent d'une façon étrangement désinvolte le but de leur voyage. Gurdjieff mentionne les yesidi comme une petite secte "vivant en Transcaucasie, principalement dans les régions proches du mont Ararat", alors qu'ils étaient largement répandus en Iran, en Irak, au Kurdistan et dans le Caucase.

Gurdjieff mentionne un livre arménien, Merkhavat, décrivant la confrérie sarman comme une "célèbre école ésotérique qui, selon la tradition, fut fondée à Babylone à la date très reculée de 2500 ans avant J.-C.". Pourquoi Gurdjieff a-t-il abandonné la recherche s'il était sur la piste d'une clé tellement importante pour la compréhension du mystère qu'il voulait dévoiler — à moins qu'il n'ait vu, dans la "carte de l'Égypte pré-désertique", un indice pour découvrir la solution de l'énigme ? Gurdjieff a probablement été convaincu, dès l'âge de dix-neuf ans, de l'existence d'une société qui "possédait une grande connaissance contenant la clé de beaucoup de mystères secrets". A trois cents miles au nord, Mosul est proche des villes de Ninève et Nimrod, capitales des rois assyriens. La société sarman y a probablement séjourné avant de se diriger vers le nord. Dans cette région on ressent fortement la continuité de la tradition. Gurdjieff semble être retourné vers le Caucase par Mosul, traversant les montagnes par le même col où tant de conquérants avaient pénétré en Syrie. Je lui ai demandé une fois s'il avait vu, à Mar Behmen, près de Mosul, les inscriptions arméniennes concernant Hulagu, le petit-fils de Genghis Khan. Pour toute réponse, il parla de la grande importance de cette région et de la croyance selon laquelle il s'agissait du site du jardin d'Eden originel, d'où coulent quatre fleuves. Il ajouta que Mosul fut, à un certain moment, le centre de la confrérie sarman qui succédait à une société existant depuis la disparition de l'Atlantide.

Nous devons maintenant examiner l'intérêt de Gurdjieff pour Babylone. Il s'y rendit deux fois. D'abord avec Skridlov, lorsqu'ils revenaient d'Abyssinie, et ensuite avec les "Chercheurs de la Vérité". La première visite date de 1894 et dura trois mois. C'est à cette époque que Gurdjieff eut des rapports télépathiques avec la "Société des Adhérents du Legominisme" qu'il mentionne dans le chapitre XXIV des Récits de Belzébuth. Les Allemands faisaient alors leurs grands travaux de fouille et s'apprêtaient, avec la complicité du gouvernement turc, à enlever l'incomparable Porte d'Ishtar, ainsi que beaucoup d'autres monuments à la gloire de Babylone, telle qu'elle était au VIIème siècle avant J.-C. On n'avait pas encore La recherche de Gurdjieff 115 adopté la pratique moderne qui consiste à boucher les excavations archéologiques : les maisons et les murs de la Babylone perse restèrent sur place. Bien que les toitures et les étages supérieurs aient disparu, lorsque je visitais Babylone pour la première fois en 1953, on avait le sentiment très fort de se trouver dans une ville vivante. Ce sentiment était peut-être beaucoup plus puissant lorsque Gurdjieff s'y rendit, en 1894. La très vivante description du "Club des Adhérents au Legominisme" que l'on peut lire dans les Récits de Belzébuth, a dû être inspirée par cette première visite.

La seconde eut probablement lieu en 1897, peu de temps après l'aventure crétoise. Elle est accessoirement décrite dans le chapitre VIII des Rencontres avec des Hommes remarquables.

Je crois que le "groupe des quatorze" mené par le prince Yuri, séjournant un mois à Baghdad, trouva peu de choses dignes d'intérêt si ce n'est la tombe de Sheikh Abdul Kadir de Jilan, fondateur de l'ordre des soufis kadiris. Les quatorze ont dû passer le plus clair de leur temps à Babylone à reconstituer la vie des sages qui y résidaient deux mille cinq cents ans plus tôt. Gurdjieff acceptait comme un fait historique la rencontre légendaire des sages, à laquelle auraient participé Pythagore ainsi que des représentants du Bouddha et de Lao Tseu, qui vivaient à la même époque. Cette assemblée prit des décisions de la plus haute importance sur l'Idée Maîtresse qui devait régner sur l'humanité à l'époque suivante. Gurdjieff affirme que cette assemblée fut organisée par une confrérie établie plusieurs milliers d'années auparavant, immédiatement après la disparition de l'Atlantide.

Si l'on en croit le récit fait par Gurdjieff dans The Herald of Coming Good, il se rendit tout seul en Asie centrale à l'âge de vingt ans, et, grâce à un barbier de rue, il fut introduit dans un monastère soufi où il parvint à la conclusion que "les réponses (qu'il cherchait)... ne peuvent être trouvées, dans la mesure où elles sont accessibles à tous les hommes, que dans la sphère de la "mentation" subconsciente de l'homme".

 Après quoi il reprit ses vagabondages et semble avoir décidé de s'allier avec le groupe des "chercheurs de la vérité", mené par le prince Yuri.

La troisième phase des recherches de Gurdjieff fut motivée par son espoir naissant de rencontrer des individus et des communautés possédant la vraie connaissance. Lorsque nous lisons les divers comptes rendus qu'il en fit lui-même dans Rencontres avec des Hommes remarquables, The Herald of Coming Good et Life 1s Real Only Then, When "I am", il semble y avoir d'abord une contradiction irréductible à propos d'événements qui s'étendent sur toutes ces années. Le premier livre suggère que la recherche fut conduite principalement par les "Chercheurs de Vérité" — ce qui est confirmé par les Fragments d'Ouspensky, où Gurdjieff est cité pour avoir dit qu«après de grandes difficultés, il trouva les sources de cette connaissance, avec plusieurs autres personnes qui, comme lui, cherchaient le miraculeux". Les deux autres ouvrages donnent l'impression que Gurdjieff découvrit ce qu'il cherchait par ses propres efforts et en particulier par des expériences menées sur d'autres personnes. Cette version est soutenue par l'exposé d'Ouspensky selon lequel Gurdjieff disait avoir fait "très jeune plusieurs longs voyages en Orient.., au cours desquels il rencontra divers phénomènes témoignant de l'existence d'une certaine connaissance de certains pouvoirs et possibilités qui dépassent les moyens ordinaires de l'homme. Progressivement, ses absences de chez lui et ses voyages commencèrent à avoir un but défini. Il recherchait la connaissance et les personnes qui possédaient cette connaissance."

La contradiction est plus apparente que réelle. Les Rencontres avec des Hommes remarquables sont, comme l'exprime ce titre, un compte rendu concernant les personnes rencontrées par Gurdjieff, avec lesquelles il travailla ; ce livre ne concerne pas ses recherches privées. Dans The Herald of Coming Good, Gurdjieff voulait faire comprendre quel énorme fardeau il avait porté, ainsi que l'importance de sa contribution personnelle dans la "tondaison", comme il disait, de ceux qui pouvaient fournir de l'argent pour ses entreprises. La Troisième Série est davantage autobiographique que les autres ouvrages de Gurdjieff, et elle révèle, par conséquent, des faits de sa vie privée qui n'apparaissent pas ailleurs, bien qu'il reste beaucoup de choses qu'il n'ait jamais dit. De nombreuses déductions sont possibles à partir des Récits de Belzébuth qui est, avec évidence, autobiographique en plusieurs passages, et d'ailleurs reconnu comme tel. "Belzébuth en tant qu'Hypnotiseur professionnel" était certainement Gurdjieff lui-même. Une photo de lui, à cette époque, le montre habillé comme un prestidigitateur professionnel. Il s'établit à Tashkent, comme faiseur de tours, et guérit sans doute des drogués et des alcooliques, de la même façon que je l'ai vu faire en Turquie, en 1921. Gurdjieff fut probablement en rapport avec les Services Secrets russes — condition pratiquement indispensable pour voyager librement en cette époque de troubles politiques. Il n'est pas étonnant que Gurdjieff ne se dévoile pas à propos de ses activités politiques. Le récit de son voyage avec Pogossian pour la Société Nationaliste Arménienne, la Dashnakzutium, constitue la seule allusion qu'il ait faite au sujet d'une mission politique.

Il est à peu près certain que les facilités dont Gurdjieff bénéficia pour voyager en Asie centrale vers l'Afghanistan, le Chitral, le Kashgaria et le Tibet, furent obtenues par sa fonction d'agent du gouvernement russe. Ses réflexions concernant l'Angleterre, presque toujours hostiles, et particulièrement sa critique de l'expédition Younghusband au Tibet, en 1903, suggèrent son désaccord avec les autorités de l'Inde britannique. Je peux personnellement confirmer qu'il y avait à New Delhi un dossier défavorable le concernant : à l'époque où j'étais agent de renseignements à Constantinople (en 1920), j'avais entendu parler de Gurdjieff par une dépêche de New Delhi nous mettant en garde contre "un agent russe très dangereux, George Gurdjieff, qui était en Georgie et qui avait sollicité un permis pour venir à Constantinople". Très peu de temps après avoir reçu ce message, je fus par hasard invité à dîner par mon ami le prince Sahaheddin, pour rencontrer un de ses vieux amis qu'il considérait comme un homme tout à fait exceptionnel dans le domaine de l'occultisme et de la spiritualité. C'était Gurdjieff. Je fus tout de suite convaincu que cet homme était bien plus intéressant comme source de "vraie connaissance" que comme agent du régime tsariste, ainsi que je l'ai expliqué dans mon livre Witness. Tous ceux qui connaissaient le Caucase à cette époque auraient soupçonné qu'un individu pouvant obtenir des permis pour se déplacer librement à travers les régions bolcheviques et social-démocrates, devait bénéficier d'un soutien auprès des autorités. Cette conclusion fut confirmée quelques années plus tard par Sir Paul Dukes, qui connaissait bien mieux que moi la situation russe entre 1917 et 1920. Il est probable que Gurdjieff ait réussi à utiliser les ressources de l'empire russe pour faire avancer ses propres plans. Il réussit même à pénétrer au Tibet, par Karakoram, à une époque où il eut été impossible à un Anglais d'y pénétrer par l'Inde. Il est plus que probable qu'il put aussi voyager en tant que guérisseur et magicien, prenant ainsi des contacts en Asie centrale avec des personnes qui auraient normalement évité des Russes, considérés à la fois comme des infidèles et comme une menace pour l'indépendance des Khanates du Turkestan. Il y a, en Asie, une énorme différence entre le fait d'être toléré et celui d'être accepté. Il y a même plusieurs niveaux d'acceptation. La plupart des Asiates sont authentiquement spirituels, et s'ils reconnaissent chez quelqu'un une recherche spirituelle sincère, ils écartent les différences de race ou de religion et ouvrent des portes qui ne sont même pas perçues par le voyageur ordinaire. Je le sais d'après ma propre expérience dans plusieurs pays d'Asie. Or Gurdjieff était beaucoup plus qualifié que moi pour susciter la confiance et gagner l'acceptation totale. Il réussit à accomplir en dix ans ce que la plupart des voyageurs ne pourraient même jamais envisager comme une possibilité. Ce n'est là qu'un petit aspect de l'histoire : je suis persuadé que Gurdjieff était, de plus, reconnu comme un missionné et qu'il reçut en conséquence une aide spéciale que personne n'aurait reçue à sa place.

Lorsque nous considérons toute l'étendue des idées, des doctrines et des techniques que Gurdjieff apporta à l'Occident, nous pouvons nous demander s'il est possible qu'un homme ait pu accomplir seul tant de choses. En fait, il nous a dit lui-même que son œuvre était le résultat d'un effort de groupe. Les "Chercheurs de Vérité" étaient un groupe de quinze à vingt hommes et une femme, comprenant des spécialistes de plusieurs disciplines, tous motivés par le désir commun de trouver la "vraie connaissance". Ils voyagèrent deux ou trois fois ensemble à l'occasion de leurs "expéditions majeures". Ils se déplaçaient également seuls ou en groupes de deux ou trois personnes. Parfois l'un d'eux restait longtemps dans un centre particulier où il sentait la possibilité de pénétrer plus profondément dans l'enseignement mis à sa disposition. Ils se rencontrèrent plusieurs fois et partagèrent leurs expériences. Il semble cependant que tout n'alla pas sans accrocs. J'ai entendu dire que des hommes affirmant avoir appartenu au groupe des "Chercheurs de Vérité" disaient que Gurdjieff avait suivi une ligne indépendante et s'était séparé des autres. Gurdjieff dit plus d'une fois, devant moi, qu'il avait emprunté et utilisé certaines idées pour des buts non approuvés par la confrérie qui en était à l'origine. Ouspensky soupçonnait très fortement que quelque chose, à un certain moment, alla de travers dans la recherche de Gurdjieff. A mon avis, il eut accès à des centres qui n'étaient pas ouverts à d'autres membres de son groupe et se sentit obligé de profiter des occasions qui se présentaient à lui.

Il est probable que la première "expédition majeure" conduit le groupe à travers la Perse du nord, au-delà de l'Amou Daria en Transoxanie, puis passa par Merv, Samarkand, Bokhara et Tashkent. Probablement, ils remontèrent directement les vallées, vers les régions élevées où le chemin de fer s'arrête. En effet, lorsque le groupe se dispersa, Gurdjieff repartit par Andijan et par le chemin de fer transcaucasien. Ce voyage amena Gurdjieff exactement dans la région où les khwajagan dominèrent la scène politique depuis des siècles et où ils étaient encore actifs en tant que communautés Naq'shbandi et comme Derviches Kadiri. A propos d'un tel voyage, l'on s'attendrait à entendre Gurdjieff parler de dervishes solitaires ou de sheikhs accompagnés de quelques disciples. Lorsque je voyageais moi-même, seul, dans ces régions, dans les années 1950, j'entendis parler à plusieurs reprises de maîtres soufis auxquels on me recommandait de rendre visite.

On apprend toujours quelque chose de telles visites et des conversations — mais rassembler les aperçus fragmentaires n'est possible que si ce que l'on a appris passe dans la pratique ; ce qui explique certaines périodes de retraite de Gurdjieff.

Dès 1899, alors que Gurdjieff n'avait que vingt-deux ans, il passa une longue période de sa vie dans un tekkeh soufi, en Afghanistan. Tekkeh est le terme général pour désigner un centre d'enseignement et d'orientation. Il diffère à plusieurs titres d'un monastère chrétien. Le tekkeh est présidé par un sheikh ayant atteint le niveau de murshid, ou de maître, ce qui exige parfois vingt, trente ou davantage d'années de service et de formation. Le sheikh est personnellement responsable du progrès spirituel de ses murids, c'est-à-dire ceux qui se placent sous sa direction et acceptent ses décisions. Il n'y a pas de vœux au sens où le moine chrétien fait sa profession ; mais il y a un acte d'acceptation mutuelle entre le murshid et le murid. L'initiation consiste à donner au murid un zikr ou exercice spirituel, qui est choisi selon ses besoins personnels. Cet acte est aussi le moyen par lequel le murid participe à l'action spirituelle ou baraka transmise par le sheikh. Dans un prochain chapitre nous examinerons attentivement la place de la baraka dans l'enseignement de Gurdjieff. A ce stade, la question est de savoir si oui ou non Gurdjieff devint jamais un murid au sens strict. Il semble probable qu'il reçut plusieurs initiations, sans s'attacher à une tarikat particulière. Il aurait été accepté comme un invité bienvenu, et reconnu comme ayant des qualités spirituelles exceptionnelles, et, par conséquent, comme ayant droit à certains, sinon à tous, des secrets du tekkeh. J'ai moi-même été accepté de cette façon dans plus d'un tekkeh et on me fit comprendre que si j'étais prêt à rester plus longtemps, je serais peut-être initié à des secrets plus profonds. On m'a également dit que si je me rendais à tel ou tel tekkeh, à une centaine de kilomètres, je trouverais peut-être un sheikh d'un niveau supérieur, et participerais à une baraka plus puissante.

Il est certain que Gurdjieff était beaucoup plus qualifié que moi pour pénétrer les secrets du soufisme. Il y passa davantage de temps et voyageait à une époque plus favorable, alors que les déplacements étaient plus faciles qu'après la (première) guerre mondiale et la révolution russe. Il dit une fois à Ouspensky que la vraie connaissance n'était pas cachée mais qu'au contraire ceux qui la possédaient étaient profondément soucieux de la mettre à la disposition de ceux qui pouvaient la recevoir et l'utiliser avec sagesse. Gurdjieff fut jusqu'à la fin de sa vie totalement réceptif aux idées et aux impressions nouvelles et il dut être, durant sa jeunesse, une source de joie pour les communautés soufies ou pour les individus qu'il rencontrait pendant ses voyages. Il devait également représenter une dure épreuve, car il ne cachait pas sa détermination opiniâtre à faire les choses à sa façon, ni son indifférence à l'égard de toute convention. Il se peut bien qu'il soit allé parfois un peu trop loin et se soit fait renvoyer avant d'avoir reçu tout ce qui aurait pu lui être donné.

Nous devons revenir à l'année 1899, alors que les membres de la communauté des "Chercheurs de Vérité" se préparaient pour leur dernière "grande expédition à travers la région du Pamir et de l'Inde". Gurdjieff décrit comme un intermède l'histoire folle du "grand atelier universel" qu'il établit en Ashkabad sur le réseau ferré transcaspien. Parmi d'autres exploits fripons, il décrit la façon dont il réussit à acheter et à transformer des corsets de femme, pour les vendre dans les villes de Krasnovodsk, Kizil Arvat, Ashkabad, Merv, Chardjui, Bokhara, Samarkand et Tashkent, ce qui représente une étendue de huit cents miles. Gurdjieff prétend avoir fait un profit de cinquante mille roubles en trois mois et demi. Il y a peut-être beaucoup d'exagération et de fantaisie dans cette histoire, mais même Gurdjieff n'aurait pas pu inventer certaines de ces histoires extraordinaires. Il devait alors être âgé de vingt-deux ans, il avait déjà beaucoup appris de ses rencontres avec les dervishes, et surtout, au tekkeh d'Afghanistan, mais il n'avait pas encore trouvé le centre de la confrérie sarman qui était le point culminant de sa recherche.

 Une expédition, dont il parle très peu, partit d'Orenburg pour la Sibérie en passant par Sverdlovsk. Dans les Récits de Belzébuth, Gurdjieff décrit une civilisation légendaire, Maralpleicie, la "culture du renne" qui a peut-être existé de la fin de l'ère glacière jusqu'au début de la période chaude du septième millénaire avant J.-C., alors que la steppe sibérienne était bien irriguée et très fertile. Je crois que la mention d'un "certain objectif lié au programme mis sur pied par ce même groupe, les Chercheurs de Vérité", confirmée par l'allusion explicite aux recherches archéologiques du professeur Skridlov, nous permet de déduire que le groupe avait déjà formé sa propre théorie sur les origines de la vraie connaissance qu'ils cherchaient. A cette époque, très peu de personnes auraient considéré la Sibérie comme un terrain propice à de telles recherches. Il se peut que cette expédition eût lieu à une époque plus reculée, peut-être en 1895, avant que Gurdjieff ne soit allé en Crète et n'ait découvert les traces de la catastrophe qui eut lieu en 1500 avant J.-C., mais c'est très improbable.

En confrontant les quatre expéditions : a) d'Égypte, de Crète et de Terre Sainte ; b) du Soudan et en Abyssinie ; c) en Iran et en Transoxanie ; et enfin, d) à travers la Sibérie, j'en conclus que les "Chercheurs de Vérité" avaient vérifié, dès 1899, à leur satisfaction, qu'il y avait eu des écoles de sagesse dans le nord-est de l'Afrique, au Levant, en Asie centrale et dans les vallées du nord de la Sibérie. Ceci concorde avec les preuves que j'ai rassemblées dans le quatrième volume de The Dramatic Universe concernant l'existence de quatre sources indépendantes de la culture et du langage humain, qui s'unirent pour produire le monde moderne. Lorsqu'il écrivait les Récits, Gurdjieff choisit de présenter cette idée sous forme d'allégories et de mythes, susceptibles de multiples interprétations. Il semble qu'il ait eu l'intention de transmettre un message bien précis, à prendre au pied de la lettre, dans sa description des divers centres de culture d'Afrique, du Levant, d'Asie centrale et de Sibérie. S'il en est ainsi, les expéditions dans ces régions ont un sens clair, et nous donnent également une clé pour comprendre les buts du groupe des "Chercheurs de Vérité". L'autre clé est donnée par son insistance à mettre l'accent sur l'aspect archéologique de leurs recherches, ainsi que par leur intention de découvrir des traces de sagesse antique.

La dernière grande expédition commença en 1900, à travers les Pamirs et l'Inde. Au cours de ce voyage, le groupe rencontra le ez-ezounavouran afghan, c'est-à-dire, dans le dialecte turcoman, quelqu'un qui fait un travail sur lui-même pour le salut de son âme. Cet homme est sensé leur avoir communiqué des informations très complètes sur "le corps astral de l'homme, ses besoins et possibilités de manifestation selon la loi". Il est peu probable que cette expédition ait effectivement atteint l'Inde, étant donné qu'à cette époque, un groupe trop nombreux de Russes y pénétrant par la rivière Kabul, aurait éveillé les soupçons des gardes frontaliers afghans, et encore plus ceux du gouvernement de l'Inde britannique.

Comme il est dit que Peter Karpenko mourut en Russie d'une grave blessure par balle, deux ans après, il est probable que le groupe soit retourné en Russie par l'Amou Daria et le chemin de fer d'Asie centrale. Gurdjieff est peut-être resté en arrière, puisque nous le retrouvons ensuite au Tibet. Il devait être assez profondément engagé dans la lutte politique entre la Russie et l'Inde britannique, pour la domination en Afghanistan, au Chitral, au Kashmir et au Tibet. Il précise qu'il séjournait au Tibet un an avant qu'éclatât la "guerre anglo-tibétaine".

Il nous faut maintenant examiner — et si possible déterminer — quel fut le rôle politique joué par Gurdjieff dans ces événements.

On a suggéré l'hypothèse que Gurdjieff était connu au Tibet sous le nom de Lama Dorjieff. Gurdjieff lui-même alimenta cette hypothèse en racontant — ainsi que je l'ai entendu dire, en 1949 — comment il présenta à la frontière tibétaine son nom et ses papiers rédigés en russe. Expliquant que la lettre "g" n'existe pas en tibétain, Gurdjieff dit que les gardes-frontière prononcèrent son nom Dorjieff, et lui donnèrent un laissez-passer à ce nom. Il raconta également une de ses histoires typiques, qui peuvent aussi bien relever de la réalité que de la fiction, à propos de son mariage tibétain. Son fils aîné serait devenu lama et aurait fait de tels progrès spirituels qu'il aurait été nommé abbé d'une lamasserie à un âge relativement jeune. "Il me rendit une fois visite à Paris avec une suite de moines, raconte Gurdjieff, et ils furent tous ébahis quand il se mit à genoux et me demanda sa bénédiction. Il resta un mois et retourna ensuite au Tibet, et en ce moment même il est à la tête d'un groupe de monastères."

Ces histoires suggèrent que Gurdjieff passa beaucoup de temps au Tibet et nous encourageraient à l'identifier avec le célèbre Lama Dorjieff qui porta au Tsar Nicolas II un mes-sage confidentiel du Dalaï Lama. Cette sensationnelle histoire ne peut être prise au sérieux quand on examine les photo-graphies du véritable Lama Dorjieff, qui ne peut, par aucun effort d'imagination, être pris pour Gurdjieff. De plus, le lama Dorjieff est sensé avoir été le tuteur du Dalaï Lama, dans la jeunesse de celui-ci — tâche qui ne pouvait de toute façon être dévolue qu'à un tibétain d'origine, probablement un lama Rimpoche, lié au Dalaï Lama dans une précédente incarnation. S'il s'était agi de Gurdjieff, il aurait fallu qu'il soit au Tibet à l'âge de douze ans et qu'il y restât au moins une quinzaine d'années, de 1888 à 1903. On ne peut donc prendre l'histoire Dorjieff au pied de la lettre.

Une autre explication possible est que Gurdjieff profita de la ressemblance des noms pour voyager librement au Tibet, et visiter des lamasseries qui, autrement, lui auraient été fermées. Son respect pour le lamaïsme était certainement profond. Il affirme, dans les Récits de Belzébuth, qu'un groupe de sept lamas possédait une connaissance et des pouvoirs spirituels sans pareil sur la terre, et que la mort accidentelle d'un des chefs du groupe avait anéanti un des espoirs de l'humanité. Dans l'un de ses exercices spirituels les plus remarquables, Gurdjieff plaçait "Lama" au même niveau que Muhammad, le Bouddha et le Christ, et il affirmait qu'il existe une concentration spéciale de pouvoirs spirituels en un certain lieu entre le Tibet et l'Afghanistan.

Au cours d'une conversation, Anna Durco demanda à Gurdjieff, comme l'aurait fait un enfant, pourquoi il n'avait pas de cheveux. Il répondit : "Tam gdie ya bil vsie bill" — "Là où j'étais, tous étaient ainsi". Il ajouta qu'ils portaient des vêtements rouges, avec une épaule nue et un bâton de bois à la main — avec un paysage de terre aride à l'arrière fond. Il semblait décrire un souvenir vivace d'une période de sa vie où il était habillé comme un lama.

Dans les programmes des démonstrations de "mouvements" présentés à Paris et à New York en 1924, Gurdjieff attribue divers danses et rites à des monastères de Sari au Tibet, de Maxari Sherif en Afghanistan, de Kizilgan dans l'Oasis Keriya au Turkestan chinois, et de Yangi Hissar à Kashgar. Ceci implique un séjour très prolongé dans ces régions.

Dans la Troisième Série, Livre IV, Gurdjieff déclare : "Sous de telles conditions de tension, les années passèrent ; alors, pour le malheur de mon corps physique, vint une autre année fatidique, 1902, où je fus transpercé par une deuxième balle perdue. Cela s'est produit dans les majestueuses montagnes du Tibet, un an avant la guerre anglo-tibétaine. Cette seconde fois, mon infortuné corps physique réussit à échapper au destin parce qu'il y avait près de moi trois bons médecins d'éducation européenne et deux bons spécialistes de la médecine tibétaine, tous très dévoués à ma personne. Après trois ou quatre mois de vie inconsciente, s'étaient envolées pour moi encore d'autres années de tension physique constante et d'inventions psychiques inhabituelles." Il écrit plus loin que sa convalescence eut lieu au Sinkiang "dans un endroit situé à la limite sud-ouest du désert de Gobi". Il ajoute que c'était près de la ville de Yangi Hissar.

Il est plus probable que Gurdjieff fut, en fait, un agent politique russe, plutôt que le célèbre Lama Dorjieff. Il eut accès à des lamasseries tibétaines et apprit des techniques de contrôle de l'énergie et d'autres pouvoirs psychiques, plutôt que spirituels, dont les lamas tibétains sont peut-être les plus grands spécialistes du monde. Cette interprétation est renforcée par le fait que Gurdjieff associe cette période avec le total éclaircissement des secrets du "corps astral" de l'homme. Dans les Récits de Belzébuth, Gurdjieff utilisa le terme "kesdjan" pour désigner ce qu'on appelle d'habitude "corps astral". Ce fait n'est peut-être pas sans importance. Kesdjan est un mélange de deux mots persans utilisés en Afghanistan.

Les complots arméniens, la rébellion crétoise contre la Turquie et la guerre anglo-tibétaine ne furent certainement pas les seuls contacts de Gurdjieff avec la guerre et la révolution. Il fait allusion à "ma propension, durant cette période, à toujours voyager et à essayer de me placer partout où, dans le processus de l'existence mutuelle des personnes, il se produisait des événements énergétiques très intenses, tels que guerres civiles, révolutions, etc." et il ajoute que cette propension venait de son unique objectif de "comprendre le sens et le but exacts de la vie de l'homme". Il poursuit : "Durant ces événements, j'avais rassemblé des informations me permettant de résoudre les problèmes de mon principal dessein sous une forme plus concentrée et, par conséquent, avec une meilleure productivité. Ensuite, comme conséquence de ma "mentation" automatique de la vision de toutes sortes de terreurs résultant des événements violents dont j'avais été témoin, et finalement des impressions accumulées, suscitées par des conversations que j'avais eu avec divers révolutionnaires dans les années précédentes, d'abord en Italie, ensuite en Suisse et plus récemment en Trans-Caucasie, s'était cristallisé en moi, petit à petit, à part ce dessein unique que j'avais précédemment, un autre but, inaccessible. Cet autre but, nouveau dans mon monde intérieur, était résumé par ceci, qu'il fallait que je découvre à tout prix quelque façon ou moyen de détruire chez les gens la prédilection pour la suggestibilité qui les fait si facilement tomber sous l'influence de "l'hypnose de masse"."

Quand Gurdjieff vint-il en Europe pour la première fois ? En parlant de Mme Vivitskaia, dans ses Rencontres avec des Hommes remarquables, il mentionne qu'il la rencontra à Rome durant sa jeunesse, un an et demi avant l'une des grandes expéditions des "Chercheurs de Vérité" — et il laisse entendre, en parlant du professeur Skridlov, que cette expédition fut le voyage sibérien. Dans ce cas, Gurdjieff avait dû se rendre en Italie et en Suisse dès 1896, peu de temps avant son aventure crétoise, probablement comme représentant de l'Ethniki Etairea, cette société révolutionnaire citée plus haut.

Les événements de Trans-Caucasie, évoqués dans le passage ci-dessus, se réfèrent certainement à la Révolution russe avortée de 1905. La guerre russo-japonaise, avec ses revers humiliants, avait tourné le peuple russe contre le gouvernement du Tsar. La célèbre attaque nocturne du 5 février 1904, dans laquelle la moitié de la flotte russe fut détruite à Port Arthur, ne suscita pas de réaction patriotique. Le ministre de l'Intérieur, Plehve, mourut dans sa voiture d'un attentat à la bombe, en juillet. Cet attentat, ainsi que de nombreux autres actes de violence, fut attribué à l'Union pour la Libération, fondée à Londres par Lénine. Il est probable que, se conformant à son plan de pénétration du "saint des saints" de tous les mouvements, Gurdjieff adhéra à la branche caucasienne de l'Union. Avant que la Révolution n'éclate, en 1905, Gurdjieff avait été blessé, et il était retourné en Asie centrale. Néanmoins, son contact avec le mouvement révolutionnaire fut probablement plus que momentané. Plus tard, dans son existence, Gurdjieff parla de l'injustice du régime tsariste d'une façon telle qu'elle choquait aussi bien Ouspensky que d'autres ayant appartenus au parti démocratique.

Lorsque Gurdjieff fut remis de sa blessure par balle reçue au Tibet, il retourna au Caucase, dans sa famille. Il s'engagea sans doute dans le mouvement révolutionnaire et il est possible que Djugashivili, le révolutionnaire georgien qui devint plus tard mondialement célèbre sous le nom de Joseph Staline, appartint au même groupe. On a récemment affirmé que Staline était un agent tsariste, ce qui suscite de nombreuses spéculations intéressantes. J'ai entendu Gurdjieff, de mes propres oreilles, affirmer qu'il avait connu Staline et avait été au Séminaire avec lui. Que cela soit vrai ou non, Gurdjieff dit qu'il fut blessé d'une balle perdue "à la fin de 1904, dans la région transcaucasienne, près du tunnel Chiatur". Il se peut bien qu'il ait été à la fois un révolutionnaire et un agent du gouvernement. Quand j'exerçais moi-même ce genre de profession, j'en connaissais plusieurs qui jouaient joyeusement un double rôle sans, comme l'aurait dit Gurdjieff, "ressentir aucun remords de leur conscience".

Avant de continuer le récit de cette période extrêmement critique de la vie de Gurdjieff, je dois rappeler sa description des années 1902-1904 comme étant "des années de tension physique constante et d'inventions psychiques inhabituelles". Je crois que nous pouvons raisonnablement en déduire que Gurdjieff accomplit, durant cette période, la transformation qui consiste à libérer son corps astral ou "kesdjan" de la dépendance du corps physique. A partir de 1904, Gurdjieff semble avoir complètement modifié le but et la méthode de sa recherche.

A propos du tunnel Chiatur, situé entre Tiflis et Batum, je dois citer largement le récit de Gurdjieff : "Au sujet de cette troisième balle perdue, je ne peux me priver de l'occasion, pour l'agrément de certaines personnes et le désagrément d'autres que je connais à l'heure actuelle [c'est-à-dire en 1935], de dire ouvertement... qu'elle fut tirée sur moi, inconsciemment bien entendu, par quelque "milashka" de l'un de ces deux groupes de personnes, en quelque sorte tombées sous l'influence de supérieurs autoritaires, de " parvenus de hasard ", qui, ensemble, posèrent alors, tout aussi inconsciemment, bien sûr, les fondements du travail de base qui aboutit à cette Russie qui, effectivement est aujourd'hui devenue " grande ". Là donc, commença la fusillade entre la soi-disant armée russe, principalement composée de Cosaques, et les soi-disant gourians."

Gurdjieff ajoute qu'il associe ces événements de 1904 à une expérience qu'il fit le 6 novembre 1927, et à la réalisation de tâches qu'il s'était imposées à lui-même.

Il continue : "La troisième fois, il n'y avait près de moi qu'un seul homme, et celui-ci très faible." Suit un récit très intéressant concernant son expérience dans les caves du Caucase, et sa convalescence progressive. Comme les Cosaques avaient le dessus, et qu'ils "fouillaient partout et arrêtaient tous les habitants " suspects " qui n'étaient pas natifs du pays", Gurdjieff décida de se rendre dans la région transcaucasienne, puis, après plusieurs autres aventures, se dirigea vers l'Asie centrale. Selon son propre récit (Troisième Série, Livre IV) "après être venu à bout de toutes sortes de grands et petits obstacles", Gurdjieff parvint "à la ville de Yanghi Hissar, dans l'ancien Turkestan chinois, et (se retrouva) dans le lieu même où (il avait) vécu plusieurs années auparavant, alors (qu'il recouvrait sa) santé, brisée par la balle perdue numéro deux.

"Cet endroit est situé sur la limite sud-ouest du désert de Gobi et représente, à mon avis, l'endroit le plus fertile de toutes les régions du globe terrestre. Et au sujet de l'air qu'on y respire, et de son influence salutaire sur tous ceux qui y habitent, je dirais qu'elle est réellement purificatrice. S'il existe vraiment un paradis et un enfer, et s'il en émane des radiations, alors l'air de l'endroit situé entre ces deux sources doit certainement ressembler à celui-ci. Car, d'un côté, il y a une terre qui fait presque surgir d'elle-même tous les genres de flore, de faune et de phoskalia terrestres et, non loin de cette terre fertile, il y a une surface de plusieurs milliers de kilomètres carrés représentant tout à fait l'enfer, où non seulement rien ne pousse, mais où tout être qui s'y aventurerait, y serait détruit en un court laps de temps, sans laisser de trace. Donc, sur cette petite surface étrange de la dure surface de notre terre, où l'air — c'est-à-dire notre " deuxième nourriture " — est transformé par la combinaison des forces de l'enfer et celles du paradis, un processus presque délirant avait commencé en moi, ou plus exactement, une introspection à l'occasion de laquelle apparut brusquement dans ma conscience une idée qui me sembla tout à fait absurde."

Ce passage illustre le pouvoir étrange qu'avait Gurdjieff de communiquer des notions factuelles, psychologiques et universelles en quelques mots. Le principe universel qui est ici illustré est évoqué par le conflit entre la joie et la souffrance, par l'expérience simultanée du paradis et de l'enfer. Le "purgatoire" représenterait l'action purifiante qui résulte de la soumission à la lutte entre le oui et le non. En termes psychologiques, allusion est faite à la transformation de notre nature émotive par la libération des "paires d'opposés". Le corps astral ou "kesdjan" reste attaché au corps physique jusqu'à ce que la libération soit accomplie. Gurdjieff veut indiquer qu'il a atteint cette libération à l'âge de trente-deux ans, après avoir frôlé la mort deux fois. L'âge de trente-deux ans est important, car selon plusieurs traditions, c'est l'âge auquel l'homme destiné à un haut degré de perfection humaine atteint la "première libération".

Gurdjieff était alors au stade de la "cristallisation" où un homme possède la puissance d'un être unifié tout en restant conditionné par ses propres caractéristiques essentielles. Gurdjieff avoua qu'il se trouvait alors dans un état très dangereux. On le surnommait le "tigre du Turkestan" ; les pouvoirs qu'il avait acquis avant et après son séjour au Tibet étaient psychiques plutôt que spirituels. Il savait bien que ce n'était pas ce qu'il recherchait et que la prochaine étape comprendrait le sacrifice de beaucoup de ce qu'il avait acquis.

On trouve dans la Troisième Série un récit extraordinaire sur les recherches que Gurdjieff poursuivait, alors qu'il se trouvait dans cet état, et sur la décision qu'il prit alors. Sans ce compte rendu, nous aurions très peu de choses pour nous aider à comprendre la transition. Gurdjieff décrit sa convalescence après sa deuxième blessure et l'associe à ce qui se passa après sa fuite hors du Caucase.

Ses compagnons l'avaient laissé au Tibet pour qu'il se rétablisse, et, au bout de six mois, il était suffisamment guéri pour projeter de partir voir sa famille dans le Trans-Caucase. La veille de son départ, dans le silence de la nuit des montagnes, il se mit à réfléchir sur le sens et le but de la vie "avec un esprit critique d'une force sans précédent". Il se souvint des erreurs de sa recherche jusque là et vit comment il aurait dû agir. Comme il succombait à une attaque de faiblesse physique, il essaya de se redonner des forces en allant à une source proche, et en versant de l'eau glacée sur son corps. Alors que ce remède l'affaiblissait davantage et l'obligeait à s'étendre, son esprit devint exceptionnellement actif, et les pensées qui lui vinrent alors restèrent claires pour le reste de sa vie.

Il était consterné à l'idée de devoir revivre l'état de frustration dont il avait fait l'expérience durant les six derniers mois, "non seulement avoir des sentiments qui alternaient presque régulièrement entre le remords pour les manifestations intérieures et extérieures de mon état de veille ordinaire, et la solitude, la déception, la lassitude, etc., mais avant tout d'être partout hanté par la terreur du " vide intérieur "". Alors qu'il avait quasiment atteint l'extrême limite des pouvoirs mentaux, "je ne pouvais même pas, ajoute-t-il, atteindre suffisamment l'état de " rappel à moi-même " pour faire obstacle aux associations qui se produisaient en moi automatiquement, à partir des facteurs héréditaires de ma nature. Dès que s'épuisait l'accumulation d'énergie qui me permettait d'être dans un état actif, immédiatement des associations de pensées et de sentiments commençaient à se diriger vers des objets diamétralement opposés aux idées de ma conscience... D'un côté il est clair qu'il était nécessaire de " me rappeler à moi-même " pendant le processus de la vie ordinaire. Et d'un autre côté, il y a nécessité d'un besoin d'attention, prête à fusionner avec autrui en cas de contact. Dans le passé, j'avais tout essayé mais rien ne m'avait aidé ; j'avais même porté des reliques de toutes sortes, qui m'aidèrent peut-être un peu lorsque je les portais au début, mais dès que j'arrêtais de les porter ou que je m'y habituais, tout redevenait comme avant. Il n'y avait aucune issue... Cependant, il devait en exister une, il n'y avait qu'une issue — avoir en dehors de moi, pour ainsi dire, un " facteur pour ne jamais dormir ", un facteur " aide-mémoire ". C'est-à-dire un facteur qui me rappellerait toujours dans tout état ordinaire, de " me souvenir de moi-même ". Mais qu'est-ce ? Est-ce vraiment cela ? Une nouvelle pensée ?... Pourquoi ne pouvais-je, dans cette circonstance aussi, chercher une " analogie universelle " ? Et ici également est Dieu ! (...)

"Dieu personnalise la bonté absolue ; Il aime tout et pardonne tout. Il est le Juste Pacificateur de tout ce qui existe. En même temps, puisqu'il en est ainsi, pourquoi enverrait-Il loin de Lui un de ses plus proches Fils Bien-Aimés, mobilisé par Lui, simplement à cause de la " voie de la fierté " propre à tous les individus jeunes et incomplètement formés, pour Lui donner une force égale mais opposée à la Sienne ?... Je fais allusion au " Diable ". Cette idée illumina, tel un soleil, la condition de mon monde intérieur, et mit en évidence l'idée selon laquelle il fallait inévitablement, pour pouvoir construire dans l'harmonie, en ce vaste monde, qu'existe une sorte de perturbation continue du facteur aide-mémoire. C'est pourquoi notre Créateur Lui-même, au nom de tout ce qu'il avait créé, avait été obligé de mettre un de ses Fils Bien-Aimés dans une situation aussi odieuse, au sens objectif du mot. Par conséquent, je dois aussi maintenant créer en moi-même, d'un facteur aimé de moi, dans mon petit monde intérieur, une source analogue intarissable...

"J'en vins à la conclusion que si je m'arrêtais intentionnellement d'utiliser le pouvoir exceptionnel que je possédais et que j'avais consciemment développé dans ma vie ordinaire au milieu des gens, alors cette source aide-mémoire jaillirait de moi. C'est-à-dire le pouvoir fondé sur la puissance dans champ de "Hanbledzoin" ou, comme d'autres l'appellent, le pouvoir de télépathie et d'hypnotisme... Et si donc je me privais consciemment de cette grâce naturelle, alors, sans aucun doute, toujours et en tout, je ressentirais son absence. Je n'oublierai jamais l'état d'esprit qui en résulta alors...

"Dès que je me rendis compte de la signification de cette idée, j'en fus comme réincarné ; je me levai. et. commençai à courir autour de la source, sans m'en rendre compte, comme un jeune veau. Cela finit ainsi que je décidai de faire vœu à la première occasion, devant ma propre essence, dans un état d'esprit connu de moi, de ne plus jamais utiliser ce pouvoir que je possédais."

Son second séjour au même endroit fut, pour Gurdjieff, l'occasion de réviser le but de sa vie. Le fait d'être témoin des terribles conséquences de l'«hypnose de masse" eut un profond effet sur lui, et il se donna pour tâche de trouver le moyen de libérer les gens de leur tendance à se laisser suggestionner : ce qui représente une dramatique révision de son précédent objectif, qui était d'accéder à la connaissance et aux pouvoirs détenus par les écoles de sagesse. Ce changement était en partie dû à sa décision de ne plus exercer ses pouvoirs psychiques à son propre profit, et en partie à la compassion née en lui par une prise de conscience plus aiguë des contradictions de l'homme moderne. Il vit grandir le pouvoir de domination et de destruction de la nature par l'homme, en même temps que se dégradait progressivement toute auto-discipline et toute liberté intérieure.

Nous n'entendons plus parler, après 1905, d'expéditions des "Chercheurs de Vérité". Gurdjieff entra alors dans la quatrième phase de sa recherche, maintenant centrée sur la compréhension des secrets de la psyché humaine. Il dit s'être rendu dans un "certain monastère dervishe situé en Asie centrale" où il passa deux années à étudier les lois de l'hypnotisme et de la suggestion, ainsi que d'autres aspects du subconscient de l'homme. J'hasarderai l'hypothèse qu'il s'agissait d'un tekkeh yesevi où Gurdjieff put apprendre beaucoup sur l'utilisation de la musique et du rythme, matière dans laquelle les yesevis étaient particulièrement qualifiés. Il est également possible qu'ils l'initièrent à l'exercice du "stop" ["stop" extrait du film de Peter Brook "Meetings with remarkable men"] décrit dans Les Fragments d'un enseignement inconnu. Bien que Gurdjieff donne parfois l'impression qu'il travaillait seul, d'autres passages montrent qu'il entra pleinement dans la vie du tekkeh et apprit de nombreuses techniques qu'il utilisa plus tard dans son propre Institut.

Bien qu'Ahmed Yesevi ait été l'un des successeurs de Yusuf Hamadani, il n'est en aucune façon reconnu universellement comme "maître de sagesse". Les yesevi modernes ont des liens si resserrés avec le Tibet et la Chine, que les confréries soufies plus orthodoxes les considèrent avec suspicion. Ceci explique peut-être l'attitude des sheikhs naq'shbandi à l'égard de Gurdjieff. Les maîtres de sagesse, comme nous l'avons vu avec Gujduvani, ne prisaient pas particulièrement la danse et la musique sacrées.

Gurdjieff ne trouva pas grand-chose pour lui plaire dans l'Islam orthodoxe. Il prétend avoir fait le pèlerinage à la Mecque et à Médine, en compagnie des derviches sarts, mais n'y avoir rien trouvé d'intéressant pour sa recherche. Il en était arrivé à la claire conclusion que s'il y avait quelque chose de valable dans la religion musulmane, il ne fallait pas le chercher dans les "Lieux saints" comme "tout le monde le dit et le croit, mais à Bokhara où, depuis les origines, la connaissance secrète de l'Islam est concentrée, cet endroit étant devenu son centre et sa source même". Cette déclaration serait étonnante et difficile à prendre au sérieux si nous n'avions vu l'extrême importance des khwajagan et de leurs successeurs, les soufis naq'shbandi, dont le centre fut Bokhara jusqu'à la fin du XIXème siècle. En général, les naq'shbandi n'ont pas de tekkeh au sens d'endroit fixe où vivent et travaillent un groupe de derviches sous la direction d'un sheikh. Leur principe est exprimé par la formule halvat dar anjumen qui signifie : "dans le monde, mais pas du monde". Leur vie extérieure était l'occasion de développer leur vie intérieure, ce qu'ils font encore aujourd'hui. C'est une des raisons qui me font dire que Gurdjieff s'était rendu à un tekkeh yesevi, ces derniers étant plus puissants à Tashkent qu'à Bokhara.

La confirmation directe du lien entre Gurdjieff et les yesevi a été donnée par ses conversations avec Anna Durco. En parlant de danses populaires, il dit qu'à Tashkent (qu'il prononçait Djashkent) il y avait des danses spéciales, mais que "plus loin", il y avait des danses encore beaucoup plus spéciales. Pour pouvoir y assister, il fallait être introduit par un palalikanina, ce qui signifie parrain en sanscrit et en romani. Ils enseignaient là les danses yesevi (Gurdjieff prononçait Yiesef), et un maître y enseignait par la danse ce que d'autres enseignent par les livres. Il dit que vraiment très peu de personnes étaient capables de lire le langage des symboles. Il ajouta une déclaration très importante — extraordinaire pour quiconque, mais bien étrange pour une enfant qui, heureusement, s'en souvint mot pour mot : "Dans un lieu, le symbole, dans un autre lieu, la technique, et dans un autre lieu encore, la danse." Ceci correspond très précisément à la répartition des dervishes naq'shbandi, djellali et yesevi, démontrant leur affiliation commune aux khwajagan, liens qui seraient autrement restés hypothétiques. Il dit également que les yesevi "enseignent la danse de la même façon que l'on plante une graine en terre, mais une graine très dure ; cette plante verte pousse lentement ayant besoin de beaucoup de temps pour pousser, de beaucoup de temps pour donner du fruit ; une grande quantité d'eau n'est pas suffisante à sa croissance. Parfois cette graine dure reste longtemps en terre ; quand elle commence à pousser, elle change tout, tout le paysage change. Lorsque le symbole et la technique poussent ensemble alors surgit une autre plante ; elles poussent rapidement et suivent un autre but. Peu nombreux sont ceux qui peuvent pratiquer la Danse spéciale — sacrée. Lorsque symbole, technique et danse se rassemblent en un même lieu — alors la danse sacrée tend vers un but très spécial."

Ces indications de Gurdjieff concernant sa recherche semblent avoir été données de telle sorte qu'on ne puisse les suivre prématurément. J'ai toujours senti que les yesevi avaient une importance particulière pour Gurdjieff, mais je n'en avais aucune preuve directe avant de lire le récit d'Anna Durco.

Durant la période de 1905 à 1907, Gurdjieff s'est probablement absenté plusieurs fois du tekkeh. En Asie centrale, les derviches se déplacent constamment et quand on s'aperçoit qu'ils ont besoin d'une formation particulière, ils sont envoyés auprès d'un sheikh reconnu comme maître. Gurdjieff affirme qu'il rassembla, dans les régions de Tashkent, de Chitral, des Pamirs, du Kashgaria et du Kafiristan, les danses, les exercices rythmiques et la musique qui constitueront un aspect particulièrement important de sa méthode. Ces divers lieux devaient se trouver à une distance accessible du tekkeh yesevi qui se situait peut-être dans la région de Kashgar.

Dans le programme de ses démonstrations de danses sacrées (à Paris, en 1923), Gurdjieff fait allusion à un Ordre fondé à la fin du xixe siècle, ayant son principal monastère dans la ville de Tangri-Hissar, dans le Kashgaria. Ce nom de Tangri-Hissar signifie "château de Dieu" dans tous les dialectes turcs de l'Asie centrale. Gurdjieff dit que les membres de cet Ordre adoptèrent pour mot de passe cette devise : "Nous qui tolérons la liberté". Ils étaient connus des indigènes sous le nom de "ceux qui ont renoncé". Les dervishes constituant cet Ordre venaient des ordres kubravi, kaljandar, naq'shbandi, djellali et kadiri. Ce mélange est particulièrement remarquable puisque les Ordres en question n'utilisent habituellement pas la sama, association de danse et musique sacrées.

Gurdjieff fait également allusion aux exercices religieux des moines Matchna qui vivaient dans la partie orientale du désert de Gobi et qui appartiennent à une toute autre tradition que celle de l'Ordre kashgarien. Ils sont affiliés aux yesevi et sont très liés au Tibet et au bouddhisme tantrique. De nombreuses danses sacrées sont réputées avoir une origine tibétaine.

La "grande prière" attribuée à cet Ordre est un des plus remarquables exemples de langage symbolique et, en même temps, une expression des différents hal ou états au travers desquels passe le dervishe durant le processus de libération du monde des illusions.

A propos de l'année 1907, Gurdjieff écrit : "Je commençais à me présenter comme "guérisseur" de toutes sortes de vices, en appliquant les résultats de mes études théoriques, accordant ainsi en même temps (aux patients) un véritable soulagement. Ceci continua d'être ma préoccupation exclusive durant cinq ou six ans, en accord avec le vœu essentiel imposé par ma tâche à fournir une aide consciencieuse aux souffrants et à ne jamais utiliser ma connaissance et mes pouvoirs à des fins personnelles ou égoïstes, si ce n'est dans l'intérêt de mes investigations. Non seulement je suis parvenu à des résultats pratiques sans précédent et inégalés de nos jours, mais j'ai aussi élucidé presque tout ce qui m'était nécessaire."

Il semblerait que Gurdjieff, durant cette période, ait finalement réussi à s'introduire dans un des sanctuaires de la confrérie sarman. Il décrit cet événement de telle façon qu'il est impossible de lui attribuer une date précise. Il dit spécifiquement qu'il s'agissait du "principal monastère de la confrérie sarmoung" et que ce fut sa dernière rencontre avec le prince Yuri qu'il connaissait depuis trente-cinq ans. Cette dernière affirmation semble manifestement absurde si l'on se rappelle que Gurdjieff n'avait que trente-cinq ans à cette époque. Il est vrai que Rencontres avec des Hommes remarquables est écrit non comme un récit mais comme une série de tableaux de personnes et d'événements isolés. Il ne s'en suit pas que tout y est fantaisiste ni que les événements décrits ne s'insèrent pas dans un compte rendu cohérent de la recherche de Gurdjieff. Son séjour de trois mois dans le sanctuaire sarman a dû intervenir à une époque tardive, car Gurdjieff exprime clairement avoir considéré ce séjour comme l'occasion d'une grande réalisation et comme le signe qu'il avait dépassé le niveau d'enseignement habituellement disponible dans un tekkeh derviche.

Nous n'avons trouvé aucune preuve, qu'avec toute leur sagesse et tout leur pouvoir, les khwajagan se soient jamais intéressés aux questions cosmologiques ou théologiques — incarnées par Gurdjieff dans son "système". Les exploits astronomiques et mathématiques avancés des érudits de Bokhara et de Samarkand étaient distincts des services psychologiques et humains rendus par les khwajagan. L'étude de ce que Gurdjieff a toujours appelé les "lois de la création du monde et de la conservation du monde" avait dû être limitée à des centres qui n'étaient plus accessibles aux derviches ordinaires. L'ami La recherche de Gurdjieff 137 de Gurdjieff, Bogga Eddin (transcription russe pour Bahauddin) représente le soufi ordinaire des traditions naq'shbandi ou kadiri, mais il reste en arrière lorsque Gurdjieff est invité au sanctuaire sarman. Quant à Solovief, son rôle est fantastique du début jusqu'à la fin. Le récit de sa mort — avec son cou rongé par un chameau sauvage dans le désert de Gobi — bouleverse toute chronologie. Cet épisode fut probablement inséré parce que Gurdjieff voulait inclure le jeu élaboré de l'aventure du Gobi à ce moment particulier du récit. Tout le groupe des "Chercheurs de Vérité", y compris "l'astronome expérimenté Dashtamirov" qui n'apparaît pas ailleurs, abandonna alors son entreprise, "bien qu'ils eussent déjà beaucoup progressé vers la découverte de la ville légendaire qu'ils s'étaient attendus à trouver durant leur voyage". Il me semble que toute l'histoire est une allégorie de la recherche de la "vraie connaissance" quelque part "au loin" comme si elle était cachée dans une ville légendaire au milieu d'un désert. Par contre, le sanctuaire sarman se trouve à "l'intérieur" et ne révèle ses secrets qu'à ceux qui peuvent mourir consciemment, comme le prince Yuri.

Bien que ces interprétations allégoriques aient été souhaitées par Gurdjieff, il donna des détails si précis sur les danses sacrées des prêtresses et sur la formation qu'elles recevaient, qu'il se référait certainement à des faits réels. Lorsque nous apprîmes les danses sacrées, nous découvrîmes que certaines des plus significatives étaient fondées sur des combinaisons de la "loi de trois" et de la "loi de sept" ainsi qu'en particulier, sur le symbole de l'ennéagramme. En fait, je crois que Gurdjieff avait eu accès à des idées cosmologiques et théologiques qui méritent l'épithète de "surnaturelles" que leur attribue le professeur Saurat.

Il nous reste à rendre compte des années qui suivirent 1907. Gurdjieff me dit une fois qu'il séjourna alors longtemps à Tashkent et ses environs, qui était un centre commode pour rencontrer des gens venus de différents khanats du Turkestan, ainsi que pour des visiteurs de l'est et de l'ouest. Dans le petit prospectus qu'il fit paraître à Constantinople en 1920, il dit avoir d'abord fondé son Institut à Tashkent. Considérons donc que la période durant laquelle Gurdjieff fut hypnotiseur et magicien professionnel dura de 1908 à 1909 (ou 1910). "J'avais décidé, écrit-il, de faire usage de ma connaissance exceptionnelle pour l'homme moderne, dans le domaine des soi-disant " sciences surnaturelles ", aussi bien que de mon habileté à produire différents " tours " dans ces domaines pseudo-scientifiques, en tant que soi-disant "professeur-instructeur"." Il donne comme raison à cette décision la mode de plus en plus répandue pour l'"occultisme", le "théosophisme", le "spiritisme", etc. Il entreprit alors d'entrer en contact avec des personnes appartenant à ce qu'il appelait "ces grandes organisations, où les gens se réunissent pour atteindre certains résultats spéciaux en étudiant une des sciences mentionnées ci-dessus".

Il cherchait l'occasion d'étudier les gens "dans leurs manifestations conscientes et inconscientes" pour faire progresser son plan d'aide à l'humanité, pour qu'elle atteigne la "liberté intérieure". On se souvient que Gurdjieff, en 1905, passa de la recherche des détenteurs de la vraie connaissance à une vérification expérimentale des conclusions auxquelles il était parvenu.

Je dois faire état d'une remarque que Gurdjieff me fit lors de notre dernier entretien. Il parla du travail qu'il avait commencé au Turkestan et dit : "Rappelle-toi de ce que je dis maintenant. Commence en Russie, termine en Russie." A l'époque, je ne remarquai pas l'importance de son allusion à Tashkent. Ce n'est qu'en préparant la documentation du présent livre que l'allusion "termine en Russie" prit un sens pour moi. Il semble clair aujourd'hui que l'accomplissement de l'œuvre de Gurdjieff exige que tout ce qu'il avait découvert en Asie centrale soit mis à la disposition de l'Occident.

Nous avons maintenant atteint la fin de cette phase que l'on peut proprement appeler la "recherche de Gurdjieff". Il était alors conscient d'une mission et se mit à l'œuvre pour l'accomplir. Il s'agissait de "réveiller l'humanité à une conscience de la Terreur de la Situation", et, à cette fin, Gurdjieff avait besoin d'aides pour répandre avec lui son message. L'étape suivante commence à Tashkent et se termine à Fontainebleau, au château du Prieuré.

 

La mission de G.

 p147 - En 1932, Gurdjieff écrit que lorsqu'il fonda son Institut, il choisit la Russie, selon lui paisible, riche et tranquille. Rien n'est plus faux. La quatrième Douma luttait amèrement contre le Tsar Nicolas II. La cour était en ébullition à cause de la santé précaire du fils unique du Tsar, Alexis, qui souffrait d'hémophilie héréditaire. Raspoutine avait déjà acquis son ascendant sinistre sur la Tsarina et, par son intermédiaire, rendait presque fous le prince et son père. Le parti modéré avait perdu son chef, Stolypin, assassiné, et il ne restait qu'une âpre lutte entre les réactionnaires soutenus par la Cour, et les révolutionnaires inspirés par Lénine et Trotsky.

Il semblerait que Gurdjieff se soit rangé du côté de la noblesse. Il est très possible qu'il fut présenté au Tsar comme sauveur possible du tsarevitch, ou du moins comme un homme aux pouvoirs étonnants. Je déduis ceci du chapitre des Récits de Belzébuth qui décrit sa rencontre avec le Tsar : il est difficile de croire que Gurdjieff ait pu inventer cette histoire, si ce n'est par des renseignements de première main. Il parlait toujours affectueusement de Nicolas II et le décrivait comme un homme bon et compatissant, mais pas plus qu'un Warwick à cause de son incapacité à influencer les événements.

Gurdjieff affirme qu'il arriva à Moscou avec une fortune d'un million de roubles et deux collections inestimables, une de vieux tapis rares et l'autre de porcelaine et de ce qu'on appelle du cloisonné chinois.

D'abord à Moscou, puis, un peu plus tard, à Saint-Petersbourg, il organisa une série de conférences qui attirèrent un certain nombre d'intellectuels et d'hommes de science. Le cercle des personnes qui s'intéressaient aux idées de Gurdjieff commençait à s'élargir. Celui-ci commença la préparation de tout ce qui était nécessaire pour lancer l'Institut. Il acheta une propriété près de Moscou, commanda l'équipement dans plusieurs pays européens et prépara même la publication de son propre journal. L'éruption de la guerre et l'invasion de la Russie par les Allemands semble avoir été pour lui une surprise complète. Rétrospectivement, ce fait semble indiquer une incapacité singulière, venant de Gurdjieff, à interpréter la situation ; mais la Russie toute entière était stupéfaite. Gurdjieff ne comprenait absolument pas la situation politique en Europe qui lui sembla étrange toute sa vie. Il avait vécu en Asie centrale, où l'influence russe s'étendait de façon régulière. La guerre russo-japonaise et la révolution avortée de 1904-1905 étaient oubliées. L'empire russe était devenu une réalité indéniable, et personne n'imaginait le voir disparaître rapidement.

Gurdjieff semble avoir été lié au parti modéré qui entourait le Tsar et fut sans doute sollicité pour contrecarrer l'influence d'un Raspoutine honni. Mais la Tsarina, Alexandra Feodorovna, était inébranlable. Elle était hypnotisée par la prophétie de Raspoutine selon laquelle, lorsqu'il mourrait, ce serait la fin de la monarchie russe. Il faut dire que l'ambiance générale de la Cour et l'attitude de nombreux aristocrates et membres de l'intelligentzia étaient étrangement sensibles à toutes sortes de miracles promis. Il y avait divers cercles dévoués à des chefs spirituels et occultes. Celui de Gurdjieff comprenait des personnes pleinement conscientes du besoin urgent de s'accorder avec le parti libéral des "Octobristes" qui avaient représenté, depuis 1905, le principal espoir de progrès constitutionnel. La position de Gurdjieff dans l'aristocratie devait être bien établie, puisqu'il put rencontrer et épouser une des dames d'honneur de la Tsarina, la belle et talentueuse comtesse Ostrowska, qui restera avec lui jusqu'à la fin de sa vie.

Les désastres stratégiques et les défections au front, furent aggravés par la totale incompétence de Nicolas II et des ministres qu'il avait choisis. Le Tsar prit le titre de Commandant en chef des armées et passa beaucoup de temps sur le front allemand, où il empêcha que l'on prenne des décisions efficaces. La communication avec les alliés occidentaux de la Russie devenait ridiculement inexistante : personne ne voulait avouer que le système tout entier s'effondrait et ne serait jamais restauré. La machine administrative de la Russie était fortement centralisée et ne pouvait s'adapter à la guerre. La distribution de vivres commença à se faire rare et le gouvernement refusait de voir que ce fait rendait inévitable une révolution, même en l'absence de chefs et de plans révolutionnaires. Les grèves, dans les secteurs clé de l'industrie, se firent plus importantes et plus longues, simplement parce que les travailleurs avaient besoin de nourriture et n'avaient pas d'autre moyen de le montrer. Personne ne voulait reconnaître les signes de démoralisation, pourtant visibles partout.

Malgré ces conditions, Gurdjieff continua à organiser ses groupes et découvrit, en avril 1915, un élève et un assistant apprécié en la personne de Peter Demianovitch Ouspensky, qui donnait à Moscou des conférences avec des titres tels que "A la recherche du miraculeux" ou "Les problèmes de la mort". Il fut présenté à Gurdjieff par une relation de hasard. Ouspensky fut immédiatement impressionné par la maîtrise que témoignait Gurdjieff dans certains sujets, qu'il lui demandait d'expliquer.

Gurdjieff ne parla pas de son Institut à Ouspensky, mais lui laissa entendre qu'il avait des groupes actifs travaillant à Moscou et dans une datcha à une heure de distance. Ouspensky entreprit rapidement d'organiser des groupes à Saint-Petersbourg et fut peu à peu associé de très près au travail de Gurdjieff. Il laissa par la suite un compte rendu détaillé du contenu et de la méthode de l'enseignement de Gurdjieff entre 1915 et 1917, jusqu'à la révolution d'octobre. (In Search of the Miraculous.) Gurdjieff ne se rendit plus à Saint-Petersbourg, mais Ouspensky venait régulièrement à Moscou en compagnie de sa femme, pour recevoir des instructions et glaner de nouvelles idées sur lesquelles travailler.

Entre juillet 1915 et septembre 1916, Gurdjieff avait émis des flots d'idées, d'une force et d'une originalité étonnante, "dans le champ de Hanbledzoin" ainsi qu'il disait. C'est pendant cette période que Gurdjieff semble avoir parlé d'un "cercle intérieur de l'humanité", d'"écoles" et de "voies", d'une façon qui suggère qu'il acceptait une version relativement "forte" de la notion de "cercle intérieur". Apparemment, il ne parla ni à Ouspensky, ni aux autres, du travail accompli au Turkestan avant qu'il ne vienne à Moscou.

Gurdjieff avait alors quarante ans. Ouspensky le décrit comme un homme de type oriental, d'âge mûr, avec une moustache noire et des yeux perçants, donnant l'impression d'un homme mal déguisé, dont la vue vous gêne parce que vous voyez qu'il n'est pas ce qu'il prétend être et que pourtant vous devez lui parler et vous comporter comme si de rien n'était. Cette impression de distance demeure tout au long du récit d'Ouspensky sur le temps qu'il passa avec Gurdjieff. Finalement, Ouspensky sépara Gurdjieff, en tant qu'homme, de ses idées. Les conséquences de cette distinction eurent une grande portée, et aboutirent finalement à l'effondrement total d'une relation entre deux hommes exceptionnels. Ouspensky, heureusement, avait recueilli et publia plus tard la majeure partie de ce qu'enseigna Gurdjieff durant les quatre années où ils furent en contact. A mon avis, ce matériel dont Ouspensky se servit pour son propre enseignement, entre 1922 et 1940, alors qu'il avait ses propres groupes à Londres, constitue l'ensemble d'idées et de méthodes le plus précieux qu'il m'ait été donné de consulter en cinquante années de recherche, sur la piste de Gurdjieff. Il y manquait néanmoins quelque chose d'essentiel à mes yeux. Non seulement Gurdjieff ne disait rien (ou du moins, Ouspensky n'en rapporte rien) sur son travail en Asie centrale et les buts qu'il s'était fixé en venant en Russie, mais il donnait l'impression que le travail dépendait exclusivement des efforts personnels que chaque homme devait faire par lui-même. L'idée de la grâce efficiente, si importante dans la doctrine chrétienne, et sans laquelle le travail sur soi-même serait impossible, ne fut pas mentionnée, non plus que la notion soufie de baraka se rapportant à la même activité surnaturelle transmise de personne à personne. Je suis persuadé que Gurdjieff était pleinement conscient de l'importance de cette action puisqu'il m'en parla personnellement, cinq ans plus tard, à Fontainebleau.

Comment se fait-il que Gurdjieff ait émis une telle richesse d'idées et d'enseignements sur presque tous les sujets de quel-que intérêt concernant la transformation de l'homme, et qu'il n'en ait pas mentionné la clé de voûte : la transmission de l'énergie supérieure ou baraka ? Je crois qu'on peut trouver une explication de ce fait dans ce qu'écrit Gurdjieff de son projet initial d'établissement d'un Institut à Tashkent. Son but n'était pas de mettre en œuvre une activité, mais d'étudier des personnes de différents types, afin de trouver le moyen de les aider à se libérer de la maladie universelle de suggestibilité qui leur fait croire à "n'importe quelle vieille histoire". Les personnes disposées à travailler avec lui à ses conditions, sans pour autant perdre de vue leur propre but d'évolution, pouvaient profiter du contact avec Gurdjieff. Si ces personnes faisaient preuve d'incapacité, il ne s'en estimait pas responsable. Les conditions extérieures d'instabilité étaient telles que personne ne pouvait prédire où l'on serait d'un mois à l'autre : aussi Gurdjieff ajourna-t-il l'établissement de son Institut.

En juin 1917, il rassembla douze ou quatorze personnes à Essentuki, sur le flanc nord des montagnes du Caucase, pour travailler avec elles jour et nuit durant six semaines, avec une intensité jusque là inégalée. Ouspensky écrit que pendant cette période Gurdjieff leur dévoila le plan de tout son travail. Il leur montra "les origines de toutes les méthodes, de toutes les idées, leurs liens, leurs relations mutuelles et leur direction. Beaucoup de choses demeuraient obscures pour nous, beaucoup d'autres n'étaient pas prises dans leur vrai sens, bien au contraire ; quoi qu'il en soit, nous reçûmes des directives générales que j'estimais pouvoir nous guider par la suite.»

Selon le récit d'Ouspensky, il est clair que les six semaines passées à Essentuki durant l'été de 1917 constituaient pour Gurdjieff une expérience très importante pour mettre à l'épreuve les méthodes qu'il avait l'intention d'utiliser dans son Institut. Lorsque l'expérience fut terminée, il congédia brutalement tout le monde, causant un certain désarroi chez ceux qui ne pouvaient en comprendre la raison.

L'année suivante, Gurdjieff fit une seconde expérience, cette fois près de Touapsé, non loin des rives de la mer Noire. Ouspensky vint de Saint-Petersbourg, qu'il avait quitté une semaine avant le coup d'état bolchevique du 21 octobre 1917. Gurdjieff avait rassemblé une dizaine de personnes, dont le docteur et Mme Stjernwal, Thomas de Hartmann et sa femme Olga. Ouspensky remarqua que "quelque chose n'allait pas. Ce n'était plus du tout l'atmosphère d'Essentuki." Il n'y avait aucune sorte de "travail" au sens où cela avait été compris à Essentuki. Le groupe séjourna deux mois à Touapsé, d'où Gurdjieff envoya des messages à ceux qui étaient restés à Moscou et Saint-Petersbourg. Il réunit finalement une quarantaine de personnes. La nouvelle phase du travail commença en mars 1918, avec un système différent, comprenant des activités extérieures les plus diverses. Un règlement sévère fut imposé. Pour la première fois, Gurdjieff initia le groupe aux rythmes et danses qui, leur dit-il, étaient principalement d'origine derviche.

Ouspensky ne semble pas avoir compris que dans toutes ces activités Gurdjieff expérimentait et vérifiait les diverses techniques qu'il avait l'intention d'introduire dans son Institut. Ouspensky résume en une phrase le programme : "En plus des exercices, des danses, de la gymnastique, des entretiens, des conférences et des tâches ménagères, des travaux spéciaux avaient été organisés pour ceux qui étaient sans moyens financiers." C'est exactement la description d'une communauté yesevi, dans laquelle les familles vivent ensemble, obéissant en tout au sheikh, étudiant la gamme obligatoire des exercices et diverses disciplines, et subvenant en même temps à leurs besoins par diverses activités.

Gurdjieff proposa pour la première fois de donner une raison sociale au groupe. Il organisa également des conférences publiques pour attirer les personnes intéressées. Ouspensky était profondément troublé par la tournure que prenait le travail. Il avait présumé que les groupes de Moscou et de Saint-Petersbourg, puis la communauté d'Essentuki qui en émanait, représentaient le travail tel que Gurdjieff avait l'intention de le développer dans l'avenir. Il s'y sentait à l'aise, et malgré quelques réticences sur la manière dont Gurdjieff traitait les individus — comme M. Zakharof, renvoyé, presque moribond, à Saint-Petersbourg — il était prêt à le soutenir dans toutes ses entreprises. Il précise même que seul le "travail" avait rendu l'existence supportable devant les horreurs et absurdités liées à l'effondrement de la Russie tsariste.

Gurdjieff avait l'étrange faculté de distraire l'attention de ses buts et intentions propres. Aucun de ses élèves n'était capable de suivre sa pensée, même lorsqu'il n'en faisait pas un secret.

Il advint donc qu'Ouspensky ne participa pas à une nouvelle expérience qui reproduisait, avec des conditions extérieures très astreignantes, une expédition — analogue à celles qui furent entreprises par les "Chercheurs de Vérité" vingt ans plus tôt — que Gurdjieff raconte en détail dans les Rencontres avec des Hommes remarquables. Son principal souci d'ordre pratique était de sauver de la conscription vingt jeunes gens qui l'avaient rejoint dans le Caucase, et de se dégager, avec ses disciples les plus dévoués, de la dangereuse situation issue du conflit entre les cosaques et les bolcheviks. S'intéressant aux mégalithes, et désireux de vérifier l'existence d'alignements dans des régions presque inaccessibles du Caucase, Gurdjieff commença à répandre le bruit qu'il connaissait l'emplacement de très riches dépôts d'or et de platine. Il proposa d'organiser une expédition de prospection sensée rapporter de grandes richesses au gouvernement provincial. Il démontrait ainsi à ses élèves que le pouvoir de suggestion pouvait facilement faire croire aux gens "n'importe quelle vieille histoire". Le résultat en fut qu'on lui donna toutes les facilités, y compris l'utilisation de deux wagons de chemin de fer, pour l'emmener avec son groupe à Maikop, à une époque où, à cause du mouvement continuel des troupes, il était presque impensable, même pour un homme sans bagage, de voyager en train.

Le reste du voyage jusqu'à Tiflis, par la montagne, est décrit par Gurdjieff et par Thomas de Hartmann. Gurdjieff écrit : "A mon avis, nous en sortîmes sains et saufs parce que dans la présence réunie de ces personnes — bien qu'elles aient été aux prises avec un état psychique proche de la déraison — l'instinct inhérent à tout être humain lui permettant de distinguer le bien du mal, au sens objectif, ne faisait pas complètement défaut. Et, par conséquent, sentant instinctivement dans mes activités le germe vivant de cette impulsion sacrée qui seule est susceptible d'apporter le bonheur authentique à l'humanité, ils firent avancer de toutes les façons possibles le processus de réalisation de ce que j'avais entrepris bien avant cette guerre."

Ni Ouspensky, ni de Hartmann — qui avaient, sur Gurdjieff, des opinions personnelles très différentes — ne semblent avoir compris que celui-ci considérait les événements sur une échelle de temps bien différente de la leur. Il s'était fixé pour tâche d'introduire dans le monde moderne des idées et des techniques devenues au plus haut point nécessaires, si l'humanité voulait survivre à la crise dont la révolution russe n'était qu'un premier symptôme. Qu'il ait été ou non confiant dans les événements, Gurdjieff était cependant obligé d'agir comme s'ils permettraient la réalisation de son projet. Il ne s'intéressait pas aux contingences immédiates de survie : sa vie passée montre amplement son indifférence à l'égard des difficultés personnelles ainsi qu'à l'égard d'un danger de mort imminent. Dans toutes les expériences qu'il menait sur les personnes, il agissait logiquement. Son plan était d'établir un système de formation et de développement personnel, afin de produire des hommes et des femmes "libres". Il ne s'intéressait pas aux problèmes des individus qui, de toute manière devaient résoudre leurs problèmes personnels s'ils voulaient réaliser quoi que ce soit.

Le voyage de Maikop à Tiflis a sans doute été trop dramatisé par de Hartmann. Gurdjieff exagéra aussi quelque peu les difficultés qu'il rencontra en arrivant à Tiflis. L'armistice entre la Turquie et les Alliés avait été signée à Mudros, le 30 octobre 1918, douze jours après la capitulation de l'armée allemande en France. Une armée d'occupation alliée contrôlait Constantinople. Une brigade d'infanterie britannique fut envoyée en Georgie au début de 1919, à la fois pour couper court à toute menace turque et pour renforcer le moral des gouvernements socio-démocrates de Georgie et d'Azerbaijan. Les Alliés occidentaux étaient, à cette époque, très dépendants du carburant qu'on leur livrait du champ pétrolier de Bakou, et l'on considérait qu'il était vital de garder ouvert le pipe-line allant de Bakou à Batum. Pour la première fois depuis l'effondrement de la Russie, il existait un lieu de calme relatif, dans le sud du Caucase. Le commerce reprit avec l'Occident par les Dardanelles. Des pèlerins d'Asie centrale pouvaient se rendre à La Mecque, pour la première fois depuis cinq ans. Les Arméniens, les Grecs et les Juifs s'activaient beaucoup pour restaurer le commerce dont dépendait leur subsistance.

Gurdiieff évalua rapidement la situation. A Tiflis, il trouva des membres de sa famille ayant échappé à la double dévastation de l'armée russe en déroute et de l'avance des Turcs, tout aussi désordonnée. Son père avait été tué près d'Alexandropol. D'autres étaient morts de la typhoïde. Il envoya partout des messages, invitant sa famille et ses élèves à le rejoindre. Selon son propre récit, Gurdjieff eut alors à sa charge le gîte et le couvert de près de deux cents personnes, y compris ses neveux, nièces et autres enfants. Il organisa très rapidement un véritable commerce de tapis, avec l'aide du premier Anglais à être entré en rapport avec lui, le major Pinder, officier du service de renseignements anglais, responsable de la sécurité du pipe-line Bakou-Batum. C'était également un de mes collègues à l'état-major général des renseignements de l'armée de la mer Noire, commandée par le général Sir George Milne.

En trois semaines, le commerce de tapis produisit de tels bénéfices qu'il y avait non seulement assez d'argent pour faire vivre tout le monde, mais même un excédent important. Les officiers anglais, français, italiens et américains se trouvant à cette époque à Constantinople, achetaient sans compter des tapis orientaux de toutes sortes, et les marchands du bazar et des boutiques de Pera offraient, à des prix inouïs, des tapis de Russie et du Turkestan. Un commerce de gros expédiait directement la marchandise dans tous les ports d'Europe et des Etats-Unis. Gurdjieff acquit rapidement la réputation d'un grand homme d'affaires, et gagna la confiance du gouvernement de Georgie où il décida d'établir son Institut. Le flot de réfugiés du nord avait créé une crise de logement ; mais, comme le dit Gurdjieff : "Le gouvernement georgien me rencontra à mi-chemin et ordonna au maire de Tiflis de m'aider de toutes les manières possibles pour trouver un immeuble digne d'une si importante institution d'utilité publique." Plusieurs membres du conseil municipal de Tiflis s'intéressaient au travail de Gurdjieff et firent tout leur possible pour l'aider, mais on ne trouva rien de convenable et l'Institut dut être installé dans des locaux temporaires.

A cette époque, il y avait à Tiflis un climat particulièrement étrange et inhabituel, dans les pensées et les sentiments. L'effondrement révolutionnaire de la société connaissait une accalmie que tous s'accordaient à considérer comme éphémère. L'argent coulait à flots, mais la possibilité de voyager était restreinte, les Alliés ayant imposé de sévères limitations pour empêcher les voyageurs de rejoindre, par le Bosphore, la liberté de l'Europe. La Navy contrôlait totalement la mer Noire, y compris les ports russes d'Odessa et de Novorossisk. Les Georgiens ne sont pas un peuple particulièrement réfléchi, mais il y avait à Tiflis, comme dans chaque ville, une proportion de gens sérieux qui cherchaient un moyen de comprendre "la vie", laquelle se révélait si totalement différente de ce qu'on aurait pu prévoir.

Nous avons aujourd'hui devant nous la menace d'un effondrement total de la société humaine sur la terre et il n'y a pas de refuge. En 1918, l'effondrement total était imminent mais localisé, et beaucoup de personnes se tournèrent vers l'idée de fuite. D'autres comprirent que changer de résidence n'implique pas un changement des problèmes fondamentaux et commencèrent à rechercher un nouveau mode de vie.

Cette attitude pouvait alors paraître étrange aux Européens qui croyaient encore que le monde "retournerait à l'état normal", mais n'étonne plus ceux qui ont vu la deuxième guerre mondiale, les grandes crises économiques, l'effondrement brutal des empires et la bombe atomique.

Gurdjieff comprit qu'il attirerait ceux qui pouvaient voir et penser clairement. Il invita tous ses anciens élèves à l'aider. Ouspensky était, à l'époque, dans un état de doute profond quant à ses rapports futurs avec Gurdjieff. Il fut même tout à fait étonné de voir figurer son nom parmi les "enseignants spécialistes" de l'Institut. Il cite un passage du prospectus : "Avec l'autorisation du ministre de l'Éducation nationale, l'Institut pour le Développement harmonique de l'Homme, basé sur le système de George Ivanovitch Gurdjieff, a été ouvert à Tiflis. L'Institut accepte les enfants et les adultes des deux sexes. Cours matin et soir. Le programme d'étude comporte : gymnastique de toutes sortes (rythmique, médicale et autres), exercices pour le développement de la volonté, de la mémoire, de l'attention, de l'audition, de la pensée, de l'émotion, de l'instinct, etc., ainsi de suite." Après cette description des diverses activités qui auraient lieu, le prospectus informait les lecteurs que le système de G. I. Gurdjieff "est déjà mis en pratique dans toute une série de grandes villes telles que Bombay, Alexandrie, Kaboul, New York, Chicago, Christiana, Stockholm, Moscou, Essentuki et dans toutes les filiales et foyers de véritables fraternités internationales de travailleurs".

L'absurdité de ces affirmations était conforme à la méthode que s'était imposée Gurdjieff, qui consistait à agir en toutes circonstances de telle façon que les gens aient du mal à l'accepter sans réserve. Ni Ouspensky, ni les autres élèves qui commencèrent à cette époque à s'éloigner de Gurdjieff, ne se doutaient probablement que son étrange comportement lui était dicté par la nécessité d'empêcher les gens de trop dépendre de lui. Il n'expliqua que beaucoup plus tard pourquoi il avait agi de la sorte. Ouspensky avait pourtant compris qu'il "jouait toujours un rôle" et l'avait accepté de façon positive jusqu'à ce que le jeu soit dirigé contre lui-même. Pour atteindre son but, Gurdjieff avait été obligé de montrer une partie de l'étendue de ses idées et de ses pouvoirs, et les gens s'étaient fait une idée exagérée de ce que Gurdjieff pourrait faire pour eux. La situation était maintenant différente ; Gurdjieff devait organiser son travail en fonction de l'Institut qu'il voulait établir, et il ne pouvait plus jouer le même rôle qu'avant.

Ouspensky ne prit pas très au sérieux ce projet d'Institut. Il ne le considérait que comme une couverture nécessaire pour faire accepter légalement les activités de Gurdjieff. Il dit même que cette forme extérieure "pouvait avoir l'air d'une caricature". Comme la plupart des personnes qui avaient appartenu à son propre groupe de Moscou, Ouspensky avait des doutes sérieux sur Gurdjieff. La plupart étaient prêts à accepter sa formule, séparant l'homme Gurdjieff, avec ses qualités et défauts, de son système, considéré comme quelque chose d'important et de merveilleux.

Vers cette époque, par l'intermédiaire de Thomas de Hartmann et de sa femme, deux nouvelles recrues vinrent chez Gurdjieff : Alexandre de Salzmann et sa jeune femme, Jeanne. Leur secours fut rapidement inestimable pour l'organisation des démonstrations publiques des danses et mouvements, car, habitant Tiflis depuis la Révolution, ils connaissaient beaucoup de personnalités influentes.

L'Institut fonctionna plusieurs mois à Tiflis. Mais lorsque le British War Office décida de retirer le détachement de militaires britanniques avec tous ses officiers, l'effondrement du gouvernement social-démocrate devint inéluctable. Je dirigeais alors le service des renseignements politiques de l'état-major général britannique en Turquie, et l'une des tâches qu'il m'incombait était de m'occuper d'une délégation de la Deuxième Internationale socialiste, qu'en désespoir de cause les Alliés envoyaient à Tiflis pour conforter le moral du gouvernement georgien. J'étais persuadé pour ma part que si nous avions maintenu une présence militaire dans le Caucase, les Bolcheviks se seraient arrêtés au nord des montagnes et une zone neutre aurait pu être maintenue par des gouvernements indépendants. Ceux-ci auraient pu contenir pour plusieurs années la menace bolchevique sur le Caucase. La mission, conduite par Ramsay Mac Donald et Camille Huysmans, revint de Tiflis avec une requête urgente pour un soutien sans relâche du gouvernement menshévique. Malheureusement, les principes stratégiques rigides prévalurent. Ni la France, ni l'Italie ne voulaient nous soutenir ; la brigade britannique fut donc retirée. Le gouvernement du Caucase s'effondra peu après.

Gurdjieff se trouvait face à un choix capital. Il pouvait se rendre en Europe occidentale ou bien aller vers l'est, au Turkestan, où il était en pays de connaissance. Il était persuadé d'y trouver un havre sûr pour lui-même et pour ceux de ses disciples qui désiraient le suivre. Il proposa à plusieurs d'entre eux une expédition en Perse, mais ne s'y rendit, en fin de compte, qu'avec un seul compagnon. Je suppose que ce voyage n'avait pas tant pour but d'examiner la situation, qu'il savait y être bien meilleure qu'en Russie, que de voir et de consulter des personnes dont il respectait le jugement. Ceci explique peut-être l'affirmation de Gurdjieff selon laquelle sa venue en Europe avait été approuvée par son "maître".
.../...

p165 - L'examen de ces dix années, comprises entre 1911 et 1921, montre que Gurdjieff suivait un plan clair et cohérent. Ses actes paraissaient peut-être excentriques et inconséquents aux yeux d'autrui. Mais il était apparemment poussé par la conviction de l'importance de sa mission pour l'humanité, que les Forces Supérieures lui donneraient les moyens d'accomplir. Je crois qu'il était à l'époque en relation avec des communautés dervishes d'Asie. Il me faisait en tout cas l'impression d'un homme ayant un programme bien défini. Il disait avoir la possibilité d'obtenir l'aide de personnes connaissant l'importance de sa tâche. On ne peut exprimer le sentiment de totale assurance avec laquelle Gurdjieff se fraya son chemin à travers les complications de pays dévastés par la guerre et la révolution. Ouspensky, qui avait beaucoup d'amis en Europe, était beaucoup moins sûr de lui et plus anxieux quant à la possibilité de pouvoir s'établir avec certitude en Angleterre. Gurdjieff donnait l'impression qu'il pouvait établir son Institut dans le lieu le plus approprié à sa mission, et qu'il le ferait de toute façon. Lorsqu'il décida de renoncer au projet d'un centre à Londres, la raison en était qu'il souhaitait se rendre à Paris, et non qu'il fût rejeté par Londres.
 

Essence - Personnalité

p167 - La décision prise par Gurdjieff de quitter Londres fut une grande déception pour le groupe anglais. Nous avions été électrisés par d'extraordinaires conférences qui nous avaient donné un avant-goût de ce qui aurait pu se faire si l'Institut avait été établi à Hampstead, comme nous l'espérions. Je possède des notes d'une conférence que Gurdjieff donna le 15 mars 1922. J'en cite ici des extraits pour donner une idée de la manière dont les idées de Gurdjieff nous furent d'abord présentées. Il faut se rappeler que rien n'avait encore été publié. Ouspensky nous avait déjà dit des choses étonnantes, mais il en était resté à ce que nous pouvions observer et vérifier par nous-mêmes. Deux traducteurs, un Anglais et un Russe, accompagnaient Gurdjieff. Celui-ci répondait à une question d'Orage sur les moyens de parvenir au changement radical de l'être, qui, selon Ouspensky, était à la fois possible et nécessaire. Gurdjieff introduisit les idées d'essence et de personnalité, avec un vocabulaire particulier, nous parlant, comme Ouspensky ne l'avait jamais fait, de la possibilité d'utilisation de l'hypnotisme pour transformer la personnalité.

Il expliquait comment les transformations plus profondes que nous souhaitions ne pouvaient pas résulter d'une activité extérieure, mais devaient être la conséquence de nos propres souffrances et sacrifices. "La personnalité, dit-il, ne nous appartient pas, nous ne sommes pas nés avec. Elle est acquise par le contact avec des personnes endormies, et par conséquent, elle doit être endormie. Elle ne veut pas se réveiller, elle veut être hypnotisée. L'Essence est endormie mais elle n'est pas hypnotisée. Nous ne sommes nés qu'avec celle-ci et ce qui en découle par une évolution naturelle. La personnalité est ce que nous acquérons dans la vie. Elle est en surface et change donc très facilement. Changer l'essence est difficile, parfois même impossible.

"Vous devez comprendre qu'il y a deux sortes de changements dans la personnalité. Il y a le changement inconscient. Celui-ci est temporaire. Une série d'expériences remplace une autre. Ensuite la situation réapparaît, et la personnalité redevient ce qu'elle était auparavant. Le changement conscient de la personnalité peut être permanent. Si nous observons la personnalité, nous pouvons découvrir ce qui doit être changé, de telle sorte qu'elle ne retourne pas à son état antérieur.

"Lorsque vous apprendrez à vous observer, vous apprendrez à distinguer ce qui appartient à l'essence et ce qui appartient à la personnalité. Alors vous pourrez tout classer en vous-même, et réussir à connaître l'essence. La personnalité ne peut pas contrôler l'essence ; elle ne peut que préparer le chemin pour que l'essence puisse se réveiller. Le vrai contrôle ne peut exister que dans l'essence. Tout contrôle dans la personnalité n'est qu'illusion.

"Les gens sont liés par la personnalité et par l'essence. C'est chimique. Deux personnes peuvent s'aimer par leur personnalité mais se haïr par leur essence. Leurs essences se disputeront toujours, mais leurs personnalités pardonneront.

"Vous devez d'abord comprendre la situation telle qu'elle se présente maintenant. Ce que vous pouvez " vouloir " en vous-même ne vient que de la personnalité. Cela n'a aucun rapport avec la vraie volonté. Quelque chose touche la personnalité et elle dit " je veux " ou " je ne veux pas ", " j'aime " ou " je n'aime pas ", et croit qu'il s'agit de volonté, alors qu'il n'en est rien. Ce n'est qu'une réaction passive. La volonté n'existe que dans l'essence. Tels que vous êtes maintenant, votre essence n'a pas de volonté, elle n'a que des impulsions automatiques. Les désirs de l'essence sont vos propres désirs, mais ils ne sont pas conscients, ils ne correspondent pas à la volonté. Ils surgissent en vous automatiquement parce que vous êtes comme cela.

"L'essence et la personnalité existent même dans différentes parties du cerveau. Presque tout ce qui appartient à la personnalité réside dans l'appareil formateur. L'essence ne peut pas se servir de tout ce matériel et, par conséquent, n'a pas d'esprit critique. Elle est confiante, mais parce qu'elle ne sait pas, elle est craintive. Vous ne pouvez pas influencer l'essence par des arguments logiques, ni la convaincre. Avant de commencer à faire par elle-même des expériences, l'essence reste telle qu'elle a toujours été. Parfois se présentent des situations dans lesquelles la personnalité ne peut réagir et l'essence doit réagir. Alors on voit tout ce qu'il y a dans l'essence. Peut-être ce n'est qu'un enfant qui ne sait pas comment se comporter. Cela ne sert à rien de lui dire de se comporter différemment, car elle ne comprendra pas votre langage. La personnalité est facilement influencée, surtout chez l'homme moderne. La personnalité cède à toutes les suggestions, si absurdes soient-elles. Peut-être l'esprit est-il parfois plus averti, mais l'essence est timide. L'esprit sait peut-être qu'il devrait tout aimer, mais l'essence ne peut pas : il ne reste alors que des mots.

"Chez la plupart des gens, l'essence ne continue à recevoir des impressions que jusqu'à l'âge de cinq ou six ans. Elle croît tant qu'elle reçoit des impressions, mais ensuite toutes les impressions sont accaparées par la personnalité et l'essence cesse d'évoluer. Si l'éducation n'est pas trop défavorable, l'essence peut parfois continuer à évoluer et il peut en résulter un être humain plus ou moins normal. Mais les êtres humains normaux sont l'exception. Presque tout le monde ne possède qu'une essence d'enfant. Il n'est pas naturel que, chez un adulte, l'essence soit celle d'un enfant. C'est pourquoi il reste intérieurement timide et plein d'appréhension. Il sait qu'il n'est pas ce qu'il prétend être, mais ne comprend pas pourquoi.

"Vous ne pouvez pas savoir comment l'essence peut être changée et occuper une place normale dans votre vie, avant d'avoir acquis davantage de connaissances. Vous avez besoin d'un nouveau " langage ", que je ne pourrais pas vous enseigner maintenant, même si je le voulais. Par l'observation de vous-même, vous finirez par savoir ce qui doit être changé et pourquoi ; mais même si vous savez ce qui doit être changé, vous ne pouvez pas trouver comment travailler sur vous-même. Parce que l'essence est unique, chacun a besoin d'un programme individuel. Mais pour établir un programme individuel, une longue étude est nécessaire, faite non seulement par soi-même, mais aussi par d'autres. C'est comme cela que les choses sont arrangées pour les membres de l'Institut. Lorsqu'ils arrivent, ils commencent à s'étudier, et d'autres les étudient aussi. Longtemps après, il est possible d'établir pour chacun son propre programme de travail."

Ce que dit Gurdjieff soutient la comparaison avec l'enseignement des khwajagan. Un homme ne peut entrer dans la voie tant que sa personnalité domine. Le renoncement de la personnalité est le fana-i-akham, qui n'est pas le vrai fana, mais est néanmoins nécessaire pour que le chercheur puisse recevoir des influences supérieures. Le premier renoncement de l'essence est le fana i ef'al et le renoncement final de l'être est le fana i sifat — les mots ef'al et sifat exprimant les aspects extérieur et intérieur de l'essence. L'origine soufie de son enseignement transparaissait dans toutes les conférences de Gurdjieff de cette époque.



La vie au Prieuré

p194 - Aucune description extérieure de la vie au Prieuré ne peut donner une idée adéquate de ce qui se passait à l'intérieur des gens. Ils pouvaient voir d'eux-mêmes que des miracles étaient possibles et se produisaient sous leurs yeux. Ils pouvaient voir les êtres tels qu'ils étaient vraiment derrière leurs masques et leurs comportements routiniers extérieurs. Ils pouvaient faire l'expérience à l'intérieur d'eux-mêmes des états de conscience décrits par Ouspensky, mais que le travail de Londres ne leur avait jamais permis d'atteindre.

Malgré ces résultats, quelque chose n'allait pas. Il y avait trop de frénésie, nous étions tous trop pressés "d'entrer au paradis, à tout prix, avant la semaine prochaine", comme disait Gurdjieff. Ouspensky estima que beaucoup de ses disciples avaient beaucoup trop rapidement abandonné leurs vies et leurs occupations à Londres pour se consacrer totalement au travail avec Gurdjieff. Il y avait parmi eux des hommes exceptionnels tels qu'Orage et Nicoll, ainsi que des femmes d'une grande force de caractère, comme Ethel Merston et le docteur Bell. A l'époque, peu d'entre nous étaient prêts à accepter le fait que le processus de transformation prend du temps et que chaque étape doit être complétée pour que la suivante se déroule correctement. Nous voulions tous courir avant de savoir marcher.

Il me semble, rétrospectivement, que Gurdjieff continuait ses expérimentations. Il voulait voir ce dont étaient capables les Européens. Il découvrit qu'ils étaient prêts à fournir des efforts que peu d'Asiates accepteraient — pour la simple raison que la plupart des Asiates ne sont pas pressés. Cette différence est trompeuse et il se peut que Gurdjieff ait mal jugé cette capacité pour l'effort, la prenant pour un profond besoin de transformation intérieure. A mon avis, nous n'avions pas bien compris qu'un profond changement d'attitude à l'égard de soi-même est nécessaire avant que le processus du "Travail" puisse agir librement en nous. Nous étions peut-être induits en erreur par l'insistance de Gurdjieff à mettre l'accent sur l'effort, et sur toujours plus d'effort. Cette insistance était probablement nécessaire avec les Asiates et même avec les Russes qui, d'après Gurdjieff, sont des "dindes, à mi-chemin entre des paons et des corbeaux". En 1922, les Anglais avaient encore ce préjugé puritain qui nous faisait croire que ce qui est bon pour nous doit nécessairement être difficile et même désagréable. On voyait donc des hommes et des femmes accepter avec empressement les plus absurdes exigences et le plus outrageux comportement de la part de Gurdjieff. Les Français jetaient un coup d'oeil sur ce qui se passait et s'en allaient rapidement.

Ceci nous ramène à la vie au Prieuré en 1923. Alors que toute la semaine était consacrée au travail intensif, le samedi était un jour de fête. Presque tous les samedis, on servait un repas spécial avec du vin et des alcools. Il y avait les invités de Gurdjieff et de quelques élèves privilégiés. Les meilleures chambres à coucher du château étaient réservées pour les visiteurs. On appelait ces chambres "le Ritz". Elles étaient bien meublées et soigneusement entretenues, alors que nous dormions dans les communs. Et nous avions de la chance si nous partagions une chambre avec un compagnon avec qui nous nous entendions. Le Prieuré acquit une certaine célébrité par des articles de journaux publiés en Angleterre et en France. Gurdjieff et ses disciples étaient appelés les "philosophes de la forêt", et des visiteurs parisiens prenaient l'habitude de venir tard, les samedis soirs, assister à des démonstrations de rythmes et de danses sacrées, aussi bien qu'à des phénomènes pseudo-magiques brillamment mis en scène par Gurdjieff, de Hartmann et Alexandre de Salzmann. J'assistais à plusieurs de ces démonstrations et ne pus deviner comment ces tours étaient exécutés, avant qu'ils ne me soient expliqués.

 

La science de l'idiotisme

p196 - En Asie centrale, les festins rituels font partie du mode de vie derviche. La fonction de Chamodar, ou Maître du Festin, est une très vieille institution. Gurdjieff dit qu'il avait conservé les coutumes qui lui avaient fait bonne impression durant son long séjour au Turkestan. Une de ces coutumes était le rituel que Gurdjieff appelait la "science de l'idiotisme". Il expliqua que dans une communauté soufie qu'il avait l'habitude de visiter, une méthode d'enseignement avait été transmise depuis l'antiquité. Cette méthode consistait à tracer la voie de l'évolution de l'homme, de l'état de nature à la réalisation de son potentiel spirituel. J'ai rassemblé, à ce propos, le contenu de diverses conversations, dans le compte rendu qui suit :

"Il y a vingt et un degrés de raison, de l'homme ordinaire jusqu'à Notre Infini, c'est-à-dire Dieu. Personne ne peut atteindre la Raison Absolue de Dieu, et seuls les Fils de Dieu, comme Jésus-Christ, peuvent aller jusqu'aux 19° et 20° degrés. Par conséquent, le but de chaque être qui aspire à la perfection doit être d'atteindre le 18 ° degré. Vous devez tous comprendre que les personnes que vous connaissez n'ont pas de raison du tout. Elles vivent dans leurs rêves et n'ont aucun lien avec la réalité. Quiconque a un contact avec la réalité est appelé un Idiot. Le mot Idiot a deux sens : le vrai sens qui lui était donné par les sages de l'Antiquité, était d' " être soi-même ". Un homme qui est soi-même ressemble à un fou et agit comme un fou aux yeux de ceux qui vivent dans le monde des illusions : par conséquent, quand ils appellent un homme un fou, ils veulent dire qu'il ne partage pas leurs illusions.

"Celui qui décide de travailler sur lui-même est idiot aux deux sens du mot. Les sages savent qu'il recherche la réalité. Les sots pensent qu'il a perdu la raison. Nous sommes tous, ici, sensés être à la recherche de la réalité, et par conséquent nous devrions tous être des idiots : mais personne ne peut vous forcer à être un idiot. Vous devez le choisir vous-même. C'est pourquoi tous ceux qui nous rendent visite et qui désirent rester en contact avec nous, ont le droit de choisir leur propre forme d'idiotie. Alors tous les autres souhaiteront de tout cœur qu'il devienne effectivement cet idiot. L'alcool était utilisé à cette fin par les sages de l'Antiquité ; non pour s'enivrer, mais pour renforcer le pouvoir du désir."

Gurdjieff pratiquait un rituel fixe, qui consistait à boire à la santé des idiots. Il commençait par les idiots ordinaires, pour passer aux super-idiots, et ensuite à l'archi-idiot. Le quatrième, l'incorrigible idiot, fut choisi d'innombrables fois par Gurdjieff pour expliquer ce qu'il voulait dire par "mourir honorablement". Le faux idiot incorrigible est content de lui-même et ne voit pas qu'il est "candidat pour mourir comme un chien". Le véritable idiot incorrigible voit son propre néant total et ne se rend pas compte que cette mort du soi est la garantie de sa résurrection. A partir de cette étape, il devient un idiot compatissant, dont la raison s'est ouverte aux souffrances des autres. Le sixième type d'idiot est l'idiot au supplice, qui n'est pas encore prêt à être aidé. Ensuite, il y a trois idiots géométriques — carré, rond et en ligne brisée — qui représentent des étapes dans l'installation de la vraie raison, d'abord momentanée, puis découvrant sa propre identité et enfin luttant avec acharnement pour se libérer. Gurdjieff disait de lui-même qu'il avait l'usage de "cinq vendredis dans la semaine" — exemple de diction absurde qui exprime certaines réalités mieux que nombre de paroles sensées.

A ces repas du samedi soir, les toasts dépassaient rarement le stade de l'idiot en ligne brisée, sauf si Gurdjieff voulait associer une des personnes présentes aux caractères d'un idiot des séries suivantes : idiots illuminés, suspicieux et crâneurs... Au-delà, il y a des idiots dont les traits sont profondément enracinés dans leur nature essentielle. A chaque étape, il y a une mort et une résurrection, avant qu'un nouveau degré de raison ne soit atteint.

Gurdjieff imprima une orientation très significative à cette science de l'Idiotisme, en expliquant que personne ne pouvait dépasser le stade de l'idiot illuminé, s'il n'était auparavant "consciemment descendu" au premier degré de l'idiot ordinaire. Ses explications se réfèrent au même secret que Jésus exprimait en disant : "Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux". Ayant entendu d'innombrables fois les explications de Gurdjieff concernant les toasts aux idiots, je ne puis qu'être émerveillé par la connaissance de la nature humaine qu'il arrivait à exprimer si simplement. Ses explications de la situation tragique de l'idiot illuminé que "même Dieu ne pouvait aider" me faisaient invariablement frissonner d'effroi. Rien n'a tant servi à me convaincre que nous devons totalement abandonner toute prétention à nous particulariser, si nous voulons atteindre la vraie liberté.
 

Gurdjieff écrivain

p217 - Ni Orage ni Gurdjieff ne laissèrent de version définitive des Récits. Certains passages manquaient et durent être reconstitués de mémoire, ce qui fut possible grâce au groupe de New York qui avait entendu Gurdjieff les lire plusieurs fois depuis 1929. Personne ne croyait que l'on puisse en réaliser une version complète, mais cela fut fait, en trois ou quatre mois. Gurdjieff, à qui l'on avait fait parvenir des exemplaires, souriait de contentement et semblait satisfait. Orage et Ouspensky reçurent aussi leurs exemplaires.

Cette version des Récits de Belzébuth réalisée à l'époque présente un grand intérêt. Par certains aspects, elle est plus facile à comprendre que la version finale, publiée en 1950, et que sa traduction française publiée quelques années plus tard. Les modifications les plus importantes se trouvent dans le chapitre "Le Purgatoire". Gurdjieff changea également certains des "mots clés", particulièrement ceux qui désignent les deux lois cosmiques fondamentales. Dans la première version, la Loi du Principe Ternaire est appelée Triamonia, alors que dans la version définitive elle est appelée Triamazikamno, qui veut dire, en grec familier, "Je mets trois ensemble". De la même façon, la Loi du Septenaire est appelée dans l'ancienne version Eftalogodiksis, alors que dans la nouvelle version elle est appelée Heptaparapashinokh, mélange de dérivés grecs et arméniens. Pourquoi Gurdjieff fit-il ces changements dans la description des Lois cosmiques ? Il inventa tous ces mots pour donner au lecteur l'impression d'être en présence d'un Être d'une nature différente de la nôtre, d'un Être dont l'origine ne se trouve pas sur notre planète, et il produit cet effet avec art. Mais il y a beaucoup plus dans cette révision qu'un simple changement de mots. Par exemple, la première version donne beaucoup plus de détails sur les étapes de l'évolution de l'homme, beaucoup moins explicites et beaucoup plus difficiles à comprendre dans la version finale. Pourquoi Gurdjieff aurait-il rendu un chapitre déjà difficile encore plus ardu s'il avait pour intention effective de faire connaître ses idées au grand public par le moyen des Récits ? Seuls ceux des lecteurs qui connaissaient déjà bien ses idées, et qui étaient prêts à consacrer beaucoup de temps pour l'étude approfondie de ce chapitre, pouvaient y comprendre quelque chose. Gurdjieff a prouvé par les Rencontres avec des Hommes remarquables qu'il était capable de raconter des histoires dans un langage simple, sans mettre le lecteur face à des problèmes linguistiques. Nous savons aussi qu'il ne passa pas moins de sept années à rédiger les Récits, "ne se donnant aucun répit" comme il le disait lui-même "ni de jour, ni de nuit, constamment écrivant et réécrivant". Nous devons donc supposer que le style des Récits est bien celui que Gurdjieff avait choisi, et que les modifications étaient intentionnelles, malgré le fait qu'elles rendent les idées moins accessibles au lecteur non préparé.

Ces changements sont assez frappants, mais il y a un contraste encore plus grand avec les idées telles qu'elles sont présentées par Ouspensky, dont l'intention était d'exprimer aussi littéralement que possible tout ce que Gurdjieff avait dit au groupe de Moscou de 1915 à 1917, et dans le Caucase en 1918. Le compte rendu des Fragments d'un Enseignement inconnu est, en effet, beaucoup plus facile à comprendre, et il eut beaucoup plus de succès que les Récits de Belzébuth, ce que Gurdjieff avait d'ailleurs prévu. Lorsqu'en 1948, Mme Ouspensky lui envoya le manuscrit dactylographié de Fragments of an Unknown Teaching, comme on l'appelait alors, Gurdjieff le fit lire devant lui et faisait constamment la remarque que cette présentation n'était pas aussi satisfaisante que celle de Belzébuth ; il insista pour que nous nous référions à ce dernier comme source authentique. En 1949, Gurdjieff insista beaucoup pour que In Search of the Miraculous soit publié après que Belzébuth soit sorti des presses et diffusé depuis plusieurs mois. Après la mort de Gurdjieff ce désir fut négligé, et les deux ouvrages sortirent en même temps.

On aurait pu supposer qu'Ouspensky, avec son amour de la clarté et de la simplicité, aurait expurgé la présentation de plus en plus complexe de Gurdjieff pour exprimer ses idées en des termes plus acceptables pour le lecteur. Mais ceci ne semble pas avoir été le cas. Ouspensky était très consciencieux dans son désir de transmettre exactement ce qu'il avait appris de Gurdjieff, et lorsqu'il insérait des points de vue personnels, comme par exemple toutes les spéculations sur les échelles de temps, dans le chapitre 15 des Fragments, il le précisait clairement. Il semblerait plutôt que Gurdjieff, ayant décidé de présenter ses idées au grand public, ait néanmoins voulu préserver leur sens profond, en ne les rendant accessibles qu'à ceux qui étaient prêts à fournir un très grand effort pour leur étude. De ce fait, Gurdjieff se trouvait assis entre deux chaises. D'une part, il désirait vivement que Belzébuth soit largement diffusé et lu, et prit beaucoup de peine pour y parvenir. On fit une souscription, et des exemplaires furent vendus à perte. Il demandait constamment à ses élèves de s'assurer que Belzébuth reçoive une large publicité et soit lu partout où cela serait possible. Il s'attendait certainement à une audience mondiale, et il voulait voir le livre publié dans autant de langues que possible. Mais d'autre part, le style employé était de plus en plus obscur, et certaines idées étaient démantelées de façon telle qu'il n'était plus possible d'en faire la synthèse sans rapprocher des passages extraits de contextes tout à fait différents. Il n'est même parfois possible de comprendre les idées qu'expose Gurdjieff dans Belzébuth qu'en se référant à ses autres écrits...

Gurdjieff savait sans doute qu'il s'était placé dans une situation paradoxale. Il avait pour but de répandre largement ses idées tout en s'assurant qu'elles ne seraient accessibles qu'à ceux qui pourraient les utiliser correctement et avec le respect nécessaire. La manière dont furent écrits les Récits de Belzébuth fut agencée de façon à servir aussi bien que possible ce double but.


Après 1931, non seulement Gurdjieff entreprit la correction finale des Récits de Belzébuth, particulièrement du chapitre "Le Purgatoire", mais il travailla beaucoup sur son dernier livre. Son second ouvrage, Meetings with Remarkable Men, est le moins sujet à discussions. Il y eut une omission importante lors de sa publication : le chapitre consacré au prince Nijeradze, bien que réécrit plusieurs fois, ne fut jamais terminé. Il en existe deux traductions contradictoires, à partir de fragments originaux en arménien dont aucune ne montre où Gurdjieff voulait en venir. Il semble probable que ce chapitre contenait, sur la recherche de Gurdjieff, une allusion qui, à son avis, en disait trop sur la vraie nature de la source avec laquelle il avait été — et était toujours — en contact.

Le prince Nijeradze devait avoir été impliqué dans quelque épisode embarrassant, lié aux difficultés que rencontra Gurdjieff après avoir enfreint le règlement d'une des confréries où il avait reçu aide et enseignement. Quelqu'un qui l'avait entendu lire en 1933, raconte que ce chapitre produisait une profonde impression par le récit d'un homme qui se réveille après la mort et réalise qu'il a perdu l'instrument principal de sa vie (son corps) et se souvient de tout ce qu'il aurait pu faire avec, lorsqu'il était toujours vivant. Il est étonnant que les passages les plus intéressants et les plus émouvants de ce livre soient précisément ceux qui ne furent finalement pas publiés.

Je fais notamment allusion aux trois passages où Gurdjieff évoque un enseignement de la plus haute importance concernant les trois corps de l'homme, qu'il reçut avec le groupe qui l'accompagnait. Dans chaque cas, il promettait que ce sujet ferait l'objet d'un chapitre spécial de son dernier livre. La première fois, Gurdjieff écrit que le groupe, avec Ekim Bey, voyageait dans le nord de la Perse et rencontra un dervishe solitaire. Au cours d'une halte de quelques jours, le dervishe leur fit un exposé sur le corps physique de l'homme, ses besoins et ses possibilités. La deuxième fois, ils se trouvaient dans la région montagneuse des Pamirs et rencontrèrent un fakir qui avait été commandant d'artillerie dans l'armée afghane. Là également, pendant leur séjour, un enseignement spécial leur fut donné sur le corps astral de l'homme et ses possibilités. Enfin, dans le chapitre sur le "Professeur Skridlov", Gurdjieff décrit un séjour prolongé dans un monastère du Kafiristan, ainsi que la rencontre avec le Père Giovanni ; celui-ci termina ses exposés par une explication sur la foi et sa place dans la vie humaine, ce qui mena à un autre exposé, sur l'âme humaine, son évolution, et sur les conditions d'une possibilité pour l'être humain de posséder sa propre âme.

A ma connaissance, aucun de ces documents promis n'existe. Il existe des indications selon lesquelles, si Gurdjieff les avait écrites, il les aurait détruites, pensant qu'il serait imprudent de les mettre à la disposition de tout le monde. Il avait souvent menacé de détruire des manuscrits. Nombre de ses élèves américains croyaient qu'il y avait eu un holocauste et que les passages manquants avaient été brûlés. On peut supposer que Gurdjieff jugea que certaines informations étaient susceptibles d'être mal utilisées, si elles tombaient dans de mauvaises mains.

Par conséquent, son dernier livre, Life is Real Only Then, When "I Am", est incomplet. Il comprend une première partie, ou "Livre", basée sur des conférences données à New York en 1930 et 1931. Les deuxième et troisième Livres sont manquants ; et le quatrième Livre, comprenant un prologue et deux chapitres, donne un aperçu très intéressant sur les problèmes de la vie intérieure auxquels Gurdjieff dut faire face au cours de sa propre évolution spirituelle. Le dernier chapitre, intitulé "Monde Intérieur et Extérieur de l'Homme", est incomplet et s'achève brutalement alors que Gurdjieff est sur le point de révéler le secret de la longévité qu'il avait découvert. Ce secret est indirectement dévoilé, au lecteur attentif, dans la première partie du même chapitre.

Paul Anderson écrit, à propos des parties manquantes : "Nous nous rendîmes tous compte que Belzébuth était le seul document important. Tous ses secrets — ou du moins ceux qu'il se sentait libre de révéler — y étaient consignés, et la tâche qui restait à accomplir était de préparer des êtres susceptibles de les interpréter. Si les Récits de Belzébuth étaient un "legominisme", il fallait former des initiés qui pourraient transmettre les méthodes pratiques que la Troisième Série (des écrits de Gurdjieff) était sensée indiquer, mais non enseigner. Les deux Livres existant de la Troisième Série sont extrêmement importants pour tous ceux qui désirent comprendre l'évolution de Gurdjieff et sa méthode de travail : mais ils ne sont pas des manuels pratiques et n'ont jamais eu la prétention d'en être."

Un examen des écrits de Gurdjieff serait incomplet si l'on ne mentionnait la brochure intitulée The Herald of Coming Good, publié en 1933. Une note sur sa couverture indiquait : "Contrairement à la coutume établie, je donnerai la permission de reproduire, dans tous les pays, non seulement mon premier livre que voici, mais également ceux de la Première Série [Belzébuth] ; et si cela s'avère nécessaire, je suis prêt à subventionner ces publications, à condition, bien entendu, qu'elles soient rigoureusement conformes à l'original." Gurdiieff donna d'abord des instructions pour que le livre soit diffusé parmi tous ses disciples, en vue de collecter des fonds pour sauver l'Institut. Puis, le mardi 7 mars 1933, il déclara par écrit, au Grand Café de Fontainebleau, qu'il avait l'intention de poser la première pierre d'un nouvel immeuble, au centre du grand parc du Prieuré, une nouvelle Study House, avec des salles de conférence, des théâtres, trois laboratoires et un observatoire.

Lorsque je me trouvais au Prieuré, en 1923, Gurdjieff me parla de ses projets à peu près dans les mêmes termes ; il s'agissait donc d'autre chose que d'une toquade. Ou bien Gurdjieff avait l'intention de créer quelque chose de matériel, ou bien il exprimait symboliquement quelque chose qui doit être spécialement étudié ; il est évident que ses trois laboratoires représentent les différentes étapes de l'évolution de l'homme : la transition du corps physique au corps astral ou kesdjan, le développement de la Raison dans le corps kesdjan et enfin, la libération du troisième corps, correspondant à l'état supérieur de l'être, à l'âme.

Il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qui est écrit dans The Herald of Coming Good, mais comme un rappel de la disposition de Gurdjieff à indiquer, à ceux qui venaient à lui, le chemin de l'évolution. Il est intéressant de noter que cet opuscule était également appelé par Gurdjieff du nom de Habardji, ce qui signifie, en turc, "crieur public". Cette tendance à employer le turc montre à quel point il baigna dans cette langue depuis son enfance ; la seule citation en langue étrangère dans les Récits de Belzébuth est un proverbe dervishe connu : «Dunyanin isi pakmazli pishi yeyen agizinda pusar esegin disi», ce qui signifie : «Les affaires du monde sont comme un plat épicé, à celui qui en mange pousse des dents d'âne.»

Tout ce qui est relaté dans The Herald of Coming Good est d'un profond intérêt pour comprendre l'évolution de la pensée de Gurdjieff ; mais cet ouvrage représente en même temps un épisode malheureux qu'il voulut ensuite enterrer. Moins d'un an après sa parution, Gurdjieff écrivait que si certains de ses lecteurs avaient eu la chance de ne pas lire The Herald of Coming Good, il leur conseillait de ne pas le faire ; et s'ils l'avaient lu, de veiller à ne pas le passer à d'autres.

La tentative manquée pour ressusciter l'Institut en 1933 était, semble-t-il, le résultat de l'accueil très encourageant reçu par les Récits de Belzébuth chez les élèves américains de Gurdjieff ; et avec l'amélioration de la situation économique aux États-unis, vint l'espoir qu'il pourrait recevoir, une fois de plus, de grosses sommes d'argent de ces élèves. Vers 1934, Gurdjieff avait pris une retraite temporaire. Il vivait avec l'un de ses disciples, Fred Leighton, qui racontera maintes fois par la suite cette histoire : après six mois de compagnonnage, Gurdjieff, sur le point de partir, lui dit : "Allons, Fred, je suis resté avec vous durant tout ce temps, et vous ne vous êtes pas du tout servi de moi !" Il semble qu'à cette époque Gurdjieff n'écrivait pas et n'était pas non plus disposé à s'occuper du Prieuré. Il fit parfois allusion à un voyage en Asie centrale, en 1932, pour reprendre contact avec ses relations antérieures. Il revint alors aux États-unis, décidé à faire une tentative de plus pour ressusciter l'Institut. Selon une autre version, il disait avoir fait ce voyage en 1933, après la publication de The Herald of Coming Good. Après son retour, il aurait abandonné complètement son projet, répudié ce livre, et commencé à compléter ses écrits. Pour autant que nous le sachions, Gurdjieff n'écrivit plus rien après The Inner and Outer World of Man, dernier chapitre de la Troisième Série, terminé en 1935.

En mai de cette année, Gurdjieff abandonna finalement ses écrits, laissant inachevée la Troisième Série. Il explique dans le "Livre IV" qu'il avait été "contraint de détruire presque tout ce qu'il avait écrit", ayant pris conscience qu'il ne pourrait trouver personne capable d'en tirer profit. Après la mort d'Orage, l'espoir de Gurdjieff de rétablir l'Institut était entièrement fondé sur les États-unis. Ses disciples américains avaient fait de leur mieux. Nick Putnam, qui était comme un fils pour Gurdjieff, prit des rendez-vous avec diverses personnes fortunées, mais sans aucun résultat. Paul Anderson réussit à susciter un tel intérêt chez le sénateur Bronson Cutting, du Nouveau Mexique, que celui-ci demanda à rencontrer Gurdjieff, en vue de racheter le Prieuré, pour le louer à l'Institut. Gurdjieff et Putnam se rendirent à Washington, à la fin d'avril. Le sénateur Cutting était au Nouveau Mexique, et il y eut dix jours d'attente. Gurdjieff, déjà exaspéré par la réaction insouciante de centaines d'Américains à la mort d'Orage, se mit en colère. Il demanda à Anderson de se rendre à l'ambassade russe pour demander, en son nom, s'il pourrait rentrer en Russie et continuer à y enseigner son système.

La nuit du 6 mai, l'avion dans lequel se trouvait le sénateur, qui rentrait à Washington pour rencontrer Gurdjieff, explosa en plein vol. Tous ceux qui y avaient embarqué périrent.

Gurdjieff fut visiblement frappé par cette nouvelle. Quelques jours plus tard, Paul lui rendit compte du résultat de sa démarche auprès de l'ambassade russe. "Nous sommes informés sur lui et sur ses activités" avait dit le conseiller. "Il peut rentrer en Union soviétique, à condition qu'il accepte de travailler au poste qu'on lui assignera ; mais il ne doit rien enseigner." A partir de ce moment, Gurdjieff disparut une dizaine de jours. Il n'assista à aucune des réunions de groupes qui avaient été organisées. Paul et Naomi, qui le virent en privé, m'ont dit qu'il avait totalement changé d'apparence : il semblait être devenu terne et apathique, et ne parlait que brièvement. Quelques jours plus tard, ils l'accompagnèrent à la gare. Il ne leur dit rien, mais il était évident qu'il avait espéré pouvoir se rendre en Russie, et que le refus de l'ambassade avait mis fin à un projet qu'il aurait aimé exécuter. Le passeport de Gurdjieff, que j'ai soigneusement examiné, montre qu'il se rendit en Allemagne et revint en France en juillet. Il semble, d'après ce qu'il en dit lui-même plus tard, qu'il ait réussi, durant ces deux mois, à se rendre dans le Caucase et même en Asie centrale. Il est certain qu'il envisagea sérieusement de retourner à Tashkent, mais qu'il s'aperçut qu'il n'y disposerait que de très peu de la liberté d'action nécessaire à son travail.

Il dut définitivement et irrévocablement renoncer à fonder sa propre organisation. Pour bien évaluer le lien de Gurdjieff avec les "maîtres de sagesse", il est important de savoir s'il alla ou non les consulter à cette occasion.

C'est en tout cas ce que laisse entendre Gurdjieff dans le "Livre IV" de sa "Troisième Série".

 

La question posée par G.

p231 - Il est étonnant que Gurdjieff ait posé sa question — au cœur du sujet — bien avant la fin du XIXème siècle. Rien de ce que nous avons trouvé dans l'enseignement et les techniques des khwajagan ou de leurs successeurs, ne nous permet de penser que Gurdjieff trouva chez les soufis la "question" ou la "réponse". Il insiste lui-même sur le fait qu'il s'agit de sa propre interrogation, qui, comme nous l'avons indiqué plus haut, devint "l'idée fixe de son monde intérieur". Si nous acceptons ce fait, nous pouvons en déduire que Gurdjieff était bien plus qu'un explorateur heureux ayant trouvé et apporté à l'Occident des "fragments d'un enseignement inconnu".

Gurdjieff a clairement exprimé son message dans les Récits de Belzébuth, particulièrement dans le chapitre intitulé "Le Purgatoire". Le passage clé dit ceci : "L'évolution et l'involution des éléments actifs actualisant le principe Trogoautoegocratique de l'existence de tout ce qui existe dans l'univers par le moyen de l'alimentation et du maintien réciproques..."
.../...
p234 - "Quel est le sens et la signification de la vie terrestre ?" La réponse de Gurdjieff à cette question est foncièrement différente de toutes les hypothèses actuelles. Gurdjieff affirme dans les Récits de Belzébuth que la doctrine du "maintien réciproque" est dérivée d'un ancien manuscrit sumérien découvert par le grand philosophe kurde Atarnakh. Le passage en question (chapitre XLIII) dit : "En toute probabilité, il existe dans le monde une loi du maintien réciproque de tout ce qui existe. Il est évident que nos vies servent aussi à maintenir quelque chose de grand ou de petit dans le monde."

Ces lignes apparaissent dans la description d'une confrérie d'Asie centrale appelée "Assemblée des Illuminés", laquelle existait depuis l'époque sumérienne et s'épanouit ouvertement sous le royaume bactrien, au temps où Zoroastre enseignait. Après celui-ci, la confrérie disparut pendant une centaine de générations, et ce n'est qu'aujourd'hui qu'elle recommence à rayonner dans le monde son "enseignement inconnu".

Le sens spécifique du "maintien réciproque" implique que l'univers possède une structure ou modèle interne, par lequel chaque classe d'êtres existante produit des énergies ou des substances nécessaires au maintien de l'existence des autres classes.

Gurdjieff utilise les termes d'évolution et d'involution pour décrire ce processus. L'involution est le processus de transformation au cours duquel une énergie supérieure agit sur des énergies inférieures par le biais d'un dispositif qui met en place l'environnement et les conditions nécessaires. Le corps humain est un tel dispositif, ainsi que tout autre organisme vivant. La terre fournit également un environnement permettant à l'énergie supérieure, telle que la radiation solaire, d'agir sur les éléments plus passifs de l'écorce et de l'atmosphère terrestres. L'involution est entropique, c'est-à-dire que le niveau général d'énergie est toujours baissé, à mesure que s'opère toutes les transformations involutionnaires.

L'évolution est le processus inverse. C'est la production d'une énergie supérieure à partir d'une source inférieure. Ceci nécessite également un dispositif, mais d'un autre genre, car l'élévation de l'énergie est aléatoire et ne peut se produire en l'absence totale d'énergie supérieure. La vie est un processus évolutionnaire, qui va dans le sens opposé à ce qui est probable. Le travail par lequel l'homme se transforme est évolutionnaire. Il va contre le courant de la vie. Ceci explique ce que Gurdjieff avait coutume de dire, cité par Ouspensky : "Le Travail est contre la nature et contre Dieu".

Néanmoins, le Travail serait impossible sans l'aide d'En-Haut, et cette aide est accordée parce que "de tels organismes, relativement indépendants, sont également nécessaires" (Belzébuth). A l'intérieur de certaines limites, le processus d'évolution peut commencer en un point donné par une combinaison de circonstances favorables due au hasard, mais ce début prometteur ne mènerait à rien si la puissance supérieure n'intervenait pas. Cette idée est très importante pour comprendre l'évolution de l'homme, en tant que race et en tant qu'individu. Dans la plupart des cas, le premier pas est accompli par une combinaison accidentelle suffisant à faire naître le besoin d'échapper au courant d'involution qui aboutit à la stagnation ; mais ce besoin est lui-même destiné à involuer et à être désorienté. Il peut cependant nous amener sous l'influence de forces conscientes et créatrices. Une véritable évolution peut alors commencer.

Selon Gurdjieff, c'est ce qui se passe sur des planètes où des formations capables de mouvements automatiques surgissent accidentellement. Le Créateur observe de tels événements et n'intervient qu'après, pour servir de guide et de soutien.

L'étape accidentelle appartient au champ des possibilités créé par les lois naturelles de la transformation d'énergie. Les étapes ultérieures nécessitent une action surnaturelle. Celle-ci n'est pas arbitraire, mais dépend des rapports entre les entités, par lesquels chacun maintien l'existence des autres dans une sorte de système de solidarité universelle. Chaque classe d'êtres est dotée d'une forme d'énergie lui permettant de jouer un rôle dans le processus cosmique. Une conception entièrement nouvelle des valeurs et des buts en découle. C'est la contribution essentielle de Gurdjieff à l'idée maîtresse nouvelle de la prochaine ère.

Le processus d'évolution est visible dans la chimie de la terre. Les minéraux de l'écorce terrestre et les gaz de l'atmosphère produisent les substances à partir desquelles tous les corps vivants sont créés. A partir du dioxyde de carbone, de l'eau et de la radiation solaire (photosynthèse), la végétation verte produit l'oxygène et les hydrates de carbone sans lesquels aucune vie animale ne peut subsister. Les plantes produisent également des composés azotés qui sont la clé des processus de reproduction, de régénération et de transformation d'énergie des formes de vie supérieures. Si la doctrine du "maintien réciproque" se limitait à ces constatations, elle ne serait pas révolutionnaire. La vigueur de cette doctrine réside dans le fait qu'elle inclut l'humanité dans une classe d'êtres dont "la vie sert également à maintenir quelque chose de grand ou de petit dans le monde". Gurdjieff développa ce thème en affirmant que l'être humain, comme toute chose vivante ou non, est une "machine à transformer l'énergie" et qu'il a, plus précisément, pour fonction de produire l'énergie sensible et consciente nécessaire au maintien de l'harmonie du système solaire. Il peut produire cette énergie volontairement ou involontairement. La première façon est le "travail sur soi" ; c'est-à-dire le perfectionnement de soi. La seconde façon est la mort. D'où le lien entre le "maintien réciproque" et la guerre. Gurdjieff fait également un rapport entre le besoin d'énergie consciente et l'explosion démographique. Cette loi du "maintien réciproque" est examinée plus à fond dans le prochain chapitre.

En vertu de la loi primordiale de la conservation de la matière (Gurdjieff l'appelle Autoegocrate) l'univers conditionné manifeste, avec le temps, une tendance vers la dégradation de sa cohérence jusqu'à la dissolution finale. Gurdjieff enseignait que l'énergie supérieure est générée à un niveau d'être non-conditionné, afin de corriger le processus d'entropie, et cette énergie qui rend possible l'évolution. Le terme Trogoautoegocrate (ce qui signifie, en grec, "je mange et ainsi je me maintiens") s'applique à la loi gouvernant cet aspect non-conditionné de la création, qui ne viole en aucune façon les lois universelles ni les conditions d'existence dans le temps et l'espace.

Gurdjieff introduit un autre concept important qu'il appelle Iraniranumange, ce que "la science objective appelle l'échange cosmique ordinaire des substances" ou la transformation d'énergies, qui dépend de mécanismes dont la machine thermique est l'exemple le plus étudié, et dans laquelle de l'énergie inférieure, sous la forme de mouvements moléculaires, est convertie en énergie mécanique supérieure. Dans le générateur électrique, l'énergie mécanique est convertie en électricité. Dans les organismes vivants, l'énergie chimique des aliments est convertie en énergie mécanique exactement comme dans une machine thermique. Il y a cependant d'autres exemples plus intéressants, bien que moins compris, de la transformation d'énergie, dans notre expérience humaine. La perception des sens convertit l'énergie des impulsions électriques de la vue, des vibrations gazeuses du son, des changements chimiques dans le goût et l'odorat, en énergies de sensation, de pensée et de sentiment. Ces énergies sont produites par tous les animaux, mais seul l'homme a la faculté d'augmenter la qualité, par ses efforts volontaires, et d'améliorer la qualité des énergies "psychiques" qu'il libère.

Il y a, dans l'explication de Gurdjieff (Récits de Belzébuth) une convergence remarquable de deux courants de pensée d'origines totalement différentes. D'une part, nous acquérons une image cohérente de l'origine de la terre, son atmosphère, ses océans et la première apparition de la vie. La cosmologie et la paléontologie scientifiques sont, de nos jours, très différentes de ce qu'elles étaient il y a cinquante ans, alors que Gurdjieff rédigeait son Belzébuth. Sa pensée remonte à plusieurs milliers d'années dans le passé, tout en étant à l'avant-garde d'un grand nombre de nos dernières "découvertes". Dans le schéma de Gurdjieff, les planètes où se formèrent des atmosphères devinrent le théâtre d'intenses transformations physiques, puis chimiques, menant à des combinaisons de plus en plus complexes qui acquirent finalement la propriété de se renouveler. Le point critique est l'apparition de cellules capables de s'agréger pour former des organismes multicellulaires. Cette transition du protozoaire au métazoaire a dû se produire sur terre il y a environ un milliard d'années. Ces organismes avaient une faculté de survie relativement indépendante des conditions de l'environnement. Dans les Récits, Gurdjieff parle de l'apparition de "la possibilité de déplacement automatique d'un endroit à un autre, sur la surface des dites planètes". Cette idée est une anticipation frappante des points de vue récents sur l'origine de la vie sur terre. Il n'est question, dans la présentation de Gurdjieff, ni d'une création ad hoc, ni d'un plan pré-établi. Les nouvelles formes de vie apparurent spontanément grâce aux influences organisatrices des structures supérieures. Lorsqu'elles furent observées par Notre Père Commun Illimité, "Il eut l'idée divine de S'en servir pour administrer le monde qui grandissait".

Gurdjieff s'écarte ici des théories mécanistes sur l'évolution. Il propose le schéma d'une évolution consciemment guidée, menant à l'apparition finale d'une activité consciente et intelligente. L'homme diffère radicalement des animaux, non par son origine, mais par sa capacité d'évoluer qu'il doit à "l'attention spéciale du Créateur qui met à l'œuvre Ses propres pouvoirs en lui", ce qui donne à l'homme et aux êtres semblables une triple nature : corps, âme et esprit, ainsi que la possibilité d'atteindre une individuation complète.

L'ensemble du système devrait être étudié plus attentivement qu'il n'est possible dans ce bref résumé. Un examen approfondi mènerait à la découverte d'un système de valeurs à trois niveaux :
1. La préoccupation de l'homme au sujet de son sort, en fonction de sa mortalité.
2. La place de l'homme dans la nature et les responsabilités qui en découlent.
3. La responsabilité surnaturelle de l'homme à atteindre le but pour lequel il existe.

Gurdjieff envisage l'unification de ces valeurs par l'opération naturelle de la transformation d'énergie dans et par l'homme lui-même. L'être humain a la possibilité, en toute liberté, d'accepter la responsabilité de transformer des énergies très supérieures, atteignant ainsi un "état d'être supérieur" ou une âme immortelle, tout en servant le processus du "maintien réciproque". Le principe de la transformation d'énergie est exprimé dans cette phrase : "Le supérieur s'unit à l'inférieur pour réaliser une moyenne." Ceci implique une double source : a) la descente de ce qui est subtil vers ce qui est grossier, par le processus d'involution ; b) la subtilisation du grossier, auquel est mélangé une énergie supérieure, lors du processus d'évolution. Le monde est fait de telle sorte que les énergies sont constamment en involution et en évolution, traversant divers systèmes et structures. La vie sur terre est un système de transformation d'énergie. L'individu participe également à l'échange universel, dont Gurdjieff exprime la globalité par le terme Iraniranumange. Le  "tout est mouvement" d'Héraclite, prend un nouveau sens dont on ne trouve aucune trace dans les fragments qui nous restent des spéculations des premiers philosophes grecs. Il apparaît pourtant qu'ils cherchaient une telle clé à l'énigme de l'existence.

Gurdjieff offre donc un espoir de concilier la vision matérialiste ou mécaniste, avec la vision religieuse ou spirituelle de l'homme et de l'univers. Sa doctrine suggère également que l'être humain assume une grande responsabilité. Si les concepts, complémentaires, du "maintien réciproque" et de la transformation intentionnelle de l'énergie sont valables, ils nous fournissent un système de valeurs qui ne dépend pas d'une forme particulière de croyance. Ils répondent à la question concernant le sens et la signification de la vie humaine en précisant que celle-ci dépend de notre propre décision. Nous pouvons : — soit transformer mécaniquement des énergies jusqu'à la mort, a laquelle une énergie supérieure sera automatiquement libérée au détriment de notre existence en tant qu'individus ; — soit transformer intentionnellement des énergies et vivre à des niveaux de plus en plus élevés, jusqu'à ce que nous devenions des âmes libres et immortelles.

Cette doctrine est à la fois hérétique du point de vue religieux et inacceptable pour l'orthodoxie scientifique. Le christianisme et l'Islam enseignent une immortalité inconditionnelle de l'âme qui ressuscitera avec un corps physique. Les religions orientales enseignent également l'immortalité inconditionnelle du "principe" qui se réincarne. Dans tous les cas, le destin du principe immortel dépend du comportement moral, c'est-à-dire d'un type de comportement réglementé par décret divin ou par la loi du karma. Gurdjieff affirme que le principe immortel en l'homme n'est que potentiel, et ne devient que rarement une réalité, à condition que l'individu puisse transformer sa nature par ses propres "labeur conscient et souffrance intentionnelle".

La doctrine que je viens de résumer est, en substance, celle des écoles soufies de l'Asie centrale, et les différencie des soufis musulmans orthodoxes des pays arabes. Nous trouvons, dans les hymnes sacrificiels des écritures saintes iraniennes et védiques des références très claires à la transformation des énergies par l'alimentation et par le feu, dans le but d'atteindre l'immortalité. Gurdjieff connaissait sans doute de telles idées depuis son enfance, mais il ne pouvait les relier au "sens et à la signification de la vie sur terre" avant d'avoir été admis dans le monastère sarman et initié au mystère du "maintien réciproque". Ceci est la clé d'une vision nouvelle et satisfaisante de la vie humaine sur terre. Si nous pouvons l'accepter, nous avons alors un critère qui permet d'évaluer toutes les activités, petites et grandes. Nous pouvons, par notre propre volonté et par nos actes, réaliser un triple but : nous faisons notre salut, nous aidons l'humanité dans son évolution, et nous allégeons les souffrances de notre Créateur.

Gurdjieff exprime la causalité universelle par cette formule : "tout provenant de tout et pénétrant tout". On ne peut échapper au processus circulaire qui lie chaque événement dans l'univers à tous les autres événements. La causalité est le principe central de la mécanique classique. Gurdjieff était bien conscient, dans sa recherche, de ce qu'impliquait ce principe. I1 n'y a, par ailleurs, aucune preuve que, ni les maîtres de sagesse, ni leurs successeurs, ni, en fait, aucune autre école asiatique, aient été conscients de ce principe dans sa formulation scientifique ; ce qui ne signifie pas qu'ils ne connaissaient pas le problème à leur façon. La doctrine islamique orthodoxe affirme que les décrets de Dieu sont absolus et ne tolèrent aucune exception. Mais elle affirme aussi que le libre arbitre de l'homme et la responsabilité de ses actes et de leurs conséquences, sont attestés par le même Décret qui le créa.

Les khwajagan affirmaient que l'omniprésence de Dieu permettait à toutes choses de réaliser leur destin, ce qui suppose néanmoins qu'il n'y ait pas prédétermination par Décret Divin. Il existait probablement un enseignement secret, qui n'est explicite dans aucun écrit soufi, selon lequel l'harmonie universelle nécessite une contribution de l'homme, par ses exercices spirituels et son ascétisme. Les pouvoirs attribués aux soufis seraient la conséquence de tels exercices. Ces pouvoirs sont de deux sortes : ceux acquis par le travail et ceux qui proviennent de la grâce. Les premiers sont toujours liés à l'acceptation de la souffrance et de la privation.

La solution de Gurdjieff est centrée sur la découverte de ce qu'il appelle la "Loi de Sept", ou, comme dans les Récits de Belzébuth, Heptaparaparshinokh. Bien qu'il la qualifie parfois péremptoirement de "Première Loi cosmique fondamentale", il ne la formule jamais avec précision. Dans les Fragments d'un Enseignement inconnu, avec son amour caractéristique pour la clarté et la définition, Ouspensky présente cette loi comme la règle servant à déterminer si un processus dirigé peut être achevé sans que soit perdue l'intention originale.

Il existe dans la nature une part d'impondérables qui dérangent tout processus et qui rend pourtant possible la réalisation des buts. Cet élément aléatoire n'est pas arbitraire, car, ainsi que l'affirme Gurdjieff, il pénètre, dans tout processus orienté, par deux voies. Il n'est pas certain qu'une orientation puisse être maintenue sous l'impact de forces extérieures dues au hasard qui sont toujours présentes. Il est également incertain que l'achèvement puisse être atteint sans perte de forme ni de contenu. Gurdjieff associe explicitement l'ambiguïté du hasard à la construction de l'échelle musicale. La séquence des vibrations est sensée illustrer la loi du Septenaire. Nous avons ici un critère décisif prouvant l'originalité des "idées" de Gurdjieff. Le lien entre les vibrations et la musique était connu de Pythagore. La propriété par laquelle le doublement ou la division en deux du taux vibratoire ne modifie pas le ton, et la découverte de tonalités intermédiaires, correspondant aux différents rapports : 1/2, 2/3, 3/4, etc., étaient connues des Grecs et des Chinois. Dans le Timée, Platon établit une cosmologie complexe — dont il attribue explicitement l'origine aux pythagoriciens — fondée sur les rapports de 1/2/3... Le modèle qui en résulte eut une influence considérable sur la pensée occidentale, et, sous le nom de "musique des sphères", fut responsable d'autant de succès que d'échecs dans l'étude du système solaire. Il orienta l'évolution de la chimie vers son extraordinaire pouvoir actuel de transformations des matériaux terrestres. Néanmoins, il n'y a aucune trace, ni dans Platon, ni chez les néo-platoniciens et leurs successeurs médiévaux ou modernes, de la reconnaissance du rôle du hasard. Les transitions d'une note à l'autre étaient considérées comme contrôlables et prévisibles. Cette méconnaissance du hasard aboutit à une incompréhension fondamentale des limites de la méthode scientifique. La remise en cause du principe de causalité n'est que récente.

Au milieu des années 1930, je faisais partie d'un groupe d'étudiants qui, sous la direction d'Ouspensky, essayait de découvrir les origines des "Lois du Trois et du Sept" de Gurdjieff. Nous réussîmes à trouver des traces de la triade dans tous les enseignements traditionnels. Les Chaldéens considéraient 120 comme un nombre fondamental : il est le produit de 1 X 2 X 3 X4 X5 et divisible par 6, 12 et 24. C'est pourquoi nous avons 360° dans un cercle, et les nombres 60 et 24 dans notre mesure du temps. Mais le 7 est un chiffre rebelle. Il n'est pas divisible et semble être lié à la "quadrature du cercle", car le rapport du diamètre et de la circonférence est presque de 22/7. La croyance que le 7 est un chiffre sacré remonte aux temps chaldéens, aux premiers développements de l'arithmétique.

De telles considérations nous mènent à la conclusion selon laquelle la "Loi de Sept" fut probablement formulée à Babylone et qu'elle s'intégrait très bien à la doctrine zoroastrienne de la relation fortuite des forces universelles. Après l'effondrement de l'Empire perse, on ne parla plus de cette loi, mais elle fut sans doute préservée par des sociétés secrètes.

A l'époque de notre recherche, nous ne savions rien de la confrérie sarman, à laquelle Gurdjieff fit allusion, je crois, pour la première fois dans les Rencontres avec des Hommes remarquables. Il est probable qu'il ait pris connaissance de cette étrange et unique formulation de la loi dans le monastère sarman. Cette supposition est rendue très plausible par son allusion aux "arbres vesanelniens" qui servaient à enseigner les mouvements rituels aux prêtresses et qui sont dérivés du symbole de l'ennéagramme, représentant la victoire sur le hasard par l'interaction de trois processus.

Il semble donc que nous ayions des preuves supplémentaires de l'emprunt de Gurdjieff aux spéculations cosmologiques et théologiques des sarman, d'origine chaldéenne et zoroastrienne. Mais il s'inspira également de la tradition pythagoricienne à travers le néo-platonisme et le pseudo-Dionysius, adaptant leur doctrine des "mondes différents" ou cosmos. La théologie mystique russe accepte la doctrine des sept "mondes" avec Dieu, Source Absolue, unique, seul, inaccessible, les transcendant tous. Ouspensky présente le "Rayon de Création" de Gurdjieff pratiquement en ces mêmes termes. Ceci ne fait pas partie de la cosmologie sarman, mais Gurdjieff ne voulait pas laisser de côté les aspects valables de la tradition russe orthodoxe. La hiérarchie des substances — la Table des Hydrogènes — est presque certainement dérivée des spéculations néo-platoniciennes et peut-être, également, gnostiques, sur les "émanations" provenant du monde supra-sensible.

On peut raisonnablement conclure que l'intention de Gurdjieff était de faire une synthèse, rassemblant d'abord ce qu'il avait appris de ses premiers contacts avec l'ésotérisme chrétien de l'Église Orthodoxe, puis, les concepts plus forts du "maintien réciproque" et du "hasard universel" enseignés dans la confrérie sarman. Il avait essayé de concilier les deux systèmes cosmologiques qu'il avait découverts, mais il ne put achever sa tâche. Nous verrons qu'il voulait aussi intégrer dans sa vision du monde l'enseignement psychologique des maîtres de sagesse, qui avait ses racines dans les traditions pré-islamique, bouddhiste et celles de l'Asie centrale.

Gurdjieff trouva une réponse à ses préoccupations dans la tradition zoroastrienne préservée par les sarman. Sans aucun doute, Gurdjieff voulait combler les lacunes de ce qu'il avait appris, et présenter le tout d'une façon acceptable pour le monde moderne. Il ne réussit complètement dans aucune de ces entreprises ; mais sa contribution n'en est pas moins remarquable. Il est le seul à proposer une réponse à sa propre question, qui soit acceptable. Après un demi-siècle de fréquentation du concept de "maintien réciproque", je suis plus que jamais convaincu qu'il contient le germe d'une nouvelle compréhension de la place de l'homme dans l'univers.

Je n'ai pas essayé d'interpréter la totalité du message exprimé par Gurdjieff dans les Récits de Belzébuth. S'il avait eu l'intention de rendre le message explicite pour tout lecteur, il l'aurait fait lui-même. Ceux qui estiment que sa "question" est aussi la leur, chercheront la réponse d'une façon approfondie. Il y a un passage, cependant, auquel il faut prêter une attention particulière, éclairant d'une façon nouvelle la compréhension de Gurdjieff concernant le rôle de l'individualité dans le cosmos. Il s'agit du portrait étrange, mais très significatif, des individus parfaits dont le seul but est de servir leur Créateur et qui, du fait même qu'ils sont des individus, créent des tensions qui aboutissent à des problèmes imprévus. Ainsi, non seulement Gurdjieff rejette la doctrine de l'omnipotence divine, en supposant que le Créateur est incapable de transcender les conditions de l'écoulement du temps, selon les lois de l'entropie, mais il affirme également qu'il existe des limites à Sa capacité de pénétrer l'avenir. Par ailleurs, il accepte Dieu comme illimité ("Notre Créateur Sans Limite"), plein de miséricorde et de sagesse, et il affiche une attitude d'amour, de vénération et de confiance dans la bonté de Dieu. Il est important de voir comment Gurdjieff a élaboré les implications théologiques de sa doctrine.

Son idée fondamentale est que tout, dans l'univers, est matériel, au sens où tout est énergie, tout subit des processus de transformation ; dans l'univers existant, il n'y a pas de séparation entre la matière et l'esprit, ni entre le bon et le mauvais. Gurdjieff ne reprend nulle part le dualisme zoroastrien entre les puissances bonnes et les puissances maléfiques. Nulle part, dans sa doctrine, on ne trouve l'équivalent d'Ahriman, le mauvais esprit qui cherche à détruire. Par contre, il montre que dans les limites imposées par les conditions d'existence dans l'univers, il existe une force de négation. Cette force n'est pas intrinsèquement mauvaise ; elle est, en effet, nécessaire à la manifestation du plan divin. Dans un extraordinaire passage de la Troisième Série, Gurdjieff décrit son propre dilemme, lorsqu'il ne parvenait pas à trouver de solution à son problème. En fin de compte, il vit, symboliquement, Dieu et Diable comme représentation analogique de son propre besoin de se libérer d'une chose à laquelle il tenait — et qui lui servirait d'aide-mémoire" perpétuel.

L'idée de Gurdjieff n'est ni dualiste, ni moniste. Le monde est une interaction continuelle entre différents degrés de matérialité et de spiritualité, douze en tout. Chaque degré représente un mode d'expérience différent, une possibilité différente de manifestation du plan divin, un rôle différent dans le schéma général des choses. Entre ces différents niveaux d'être, il y a un échange perpétuel de substances. Cet échange cosmique qui préside à l'agrégation et à la désagrégation, au développement de l'activité et de la conscience, à la dissolution et à l'entropie, et même à la dissolution dans l'état primaire, est le processus de la transformation d'énergie. Ce qui rejoint en grande partie la vision de la science physique contemporaine avec, cependant, pour différence fondamentale, le fait que Gurdjieff ne limite pas ce processus de transformation des substances au seul monde physique — ni même biologique — mais y intègre le domaine des expériences de la pensée et du sentiment, ainsi que des expériences spirituelles supérieures d'amour, d'union et de créativité. Toutes ces expériences possèdent des qualités liées aux différents états du système d'énergie universelle du monde.

Ce n'est certes pas une idée que Gurdjieff pouvait prétendre avoir été le seul à découvrir ; beaucoup de personnes en disaient autant à la fin du XIXème siècle. Dans les divers types de pan psychisme que les philosophes ont essayé d'introduire, il y a toujours une certaine tentative d'explication de la coexistence de processus psychiques ou conscients avec les processus matériels ou énergétiques, en postulant une seule substance. La grande différence, qui est une caractéristique importante du système de Gurdjieff, vient de la description des différents plans d'existence, considérés comme complets en soi ; chacun séparément des autres, tout en subissant des variations internes, reste très différent des niveaux supérieurs ou inférieurs. Ceci est lié à la doctrine des cosmos, ou à celle des états individualisés de l'existence, qui sont tous construits d'après le même modèle cosmique et ne diffèrent que par la dimension et par les fonctions externes.

Nous avons ici une combinaison d'idées essentielles pour comprendre la cosmologie de Gurdjieff, mais qui restent distinctes du premier ensemble d'idées concernant Dieu, le "pourquoi" de l'existence, l'incertitude et le hasard qui entourent la vie. Le second groupe d'idées comprend l'échange cosmique mutuel de substances, et la constitution de cosmos distincts. Les êtres humains sont un exemple particulier de cette individualisation au "quatrième niveau de la structure cosmique". Ils sont des machines ou des centres de transformation d'énergie, servant la loi du "maintien réciproque". Toutes ces idées remarquables ont déjà été présentées et approfondies dans les Fragments d'un enseignement inconnu d'Ouspensky ainsi que dans d'autres livres écrits sur l'enseignement de Gurdjieff. La doctrine des cosmos est probablement d'origine gnostique ou néo-platonicienne. On trouve des concepts semblables évoqués chez Valentinus et développés dans les écrits Rose-Croix. Dans les groupes de Russie, Gurdjieff avait insisté sur la nécessité de commencer par comprendre ce que signifie un "cosmos". Il voyait dans cette doctrine des cosmos un lien unifiant le principe du "maintien réciproque" avec l'idée d'une série de mondes. C'est pourquoi il en reparle dans le chapitre "Le Purgatoire" des Récits de Belzébuth.

Dans ce même livre, Gurdjieff décrit l'Okidanokh omniprésent, pour la première fois présenté dans le chapitre III, avec une allégorie concernant les vaisseaux spatiaux, qui symbolisent les "chemins" que prend l'homme pour atteindre la Raison objective. Gurdjieff fait comprendre qu'un chemin amélioré, plus rapide et plus efficace que ceux du passé, est maintenant à la disposition de l'humanité. Les vieux engins spatiaux consommaient une substance cosmique ne contenant que deux des trois parties présentes dans l'Okidanokh — ce qui est une allusion au concept du bien et du mal qui avait jusqu'à présent réglementé la société. Après avoir démontré, dans le chapitre X, l'absurdité qui consiste à mener les affaires humaines en faisant intervenir les notions abstraites de bien et de mal, Gurdjieff revient, dans le chapitre XVII, à l'Okidanokh et fait un exposé complet sur la "nouvelle voie", orientée vers la "troisième force". Mais il reste quelque chose de boiteux et les expériences décrites dans le chapitre XVIII, "L'Archi-Absurdité", montrent que même la "nouvelle voie" peut être mal interprétée, si l'on croit que la "troisième force" peut être introduite extérieurement. Dans le chapitre XXXIII, Belzébuth explique que "les membres érudits de la Société Akhaldan découvrirent que, grâce à la troisième partie de l'Okidanokh omniprésent, ils pouvaient, par sa puissance neutralisante sacrée, ou force de Conciliation, mettre toute sorte de formation planétaire dans un état tel qu'elle garderait pour toujours tous les éléments actifs qu'elle contenait à un moment donné : c'est-à-dire qu'ils pouvaient éviter complètement leur décomposition future". Le sens de l'Okidanokh est également développé dans les chapitres sur "La Religion" et "L'Électricité". Il n'est pas mentionné une seule fois dans les chapitres "Le Purgatoire" et "Heptaparaparshinokh" qui contiennent pourtant l'essence de la cosmologie de Gurdjieff. Apparemment, celui-ci s'inspirait de plusieurs sources et prenait garde de ne pas effacer complètement les différences afin d'éviter une cohérence fictive. Il utilisait des terminologies différentes pour chacune des sources et présentait les sujets dans des contextes différents. Je ne cherche pas, dans le présent livre, à faire une exégèse des textes de Gurdjieff — si ce n'est pour comprendre ses intentions.

Dans les Récits de Belzébuth, nous sommes confrontés à plusieurs énigmes caractéristiques. La première, c'est le sens d'Okidanokh. La deuxième est le lien de ce dernier avec la loi du principe ternaire. Une autre est son omission dans le chapitre "Le Purgatoire". Enfin, quel est le rôle de l'Okidanokh dans notre propre expérience.

Aucune solution à ces énigmes, ni à d'autres du même genre, ne peut "faire autorité", puisque Gurdjieff laissa les "disciples de ses idées" trouver leurs propres réponses. A mon avis, l'Okidanokh est la Volonté créatrice par laquelle l'univers existant se réalise et s'épanouit. Le fonctionnement de cette volonté peut s'opérer de plusieurs façons. Il y a d'abord le processus universel d'actualisation dans le temps et l'espace. Dans ce processus, il n'y a pas de volonté individualisée ni localisée. Les lois de la thermodynamique correspondent à l'Okidanokh omniprésent dans son état primitif, indivis. La "volonté" de Schopenhauer, le développement des théories de l'inconscient, de Schopenhauer à Freud, de la doctrine de la libido aux diverses formes de behaviorisme, sont des idées se rapportant toutes à l'Okidanokh primitif. C'est une pulsion impersonnelle et inconsciente par laquelle le monde est actualisé "selon la loi". Le second mode de fonctionnement se produit lorsqu'il y a une polarisation des forces. L'idée de l'antiquité grecque, selon laquelle le conflit est la source de toute activité, et l'idée d'une distinction entre les forces d'Affirmation et les forces de Négation, rejoignent les concepts du Yang et du Yin, et d'autres principes "mâle" et "femelle" des cosmogonies antiques. La volonté n'est plus aveugle ni inconsciente, car elle est "séparée d'elle-même". De cette séparation viennent la sensibilité et la naissance de l' "esprit". La "nouvelle voie" apparaît avec la découverte que l'Okidanokh contient lui-même trois principes et que la véritable "volonté" — et, par conséquent, la vraie liberté — reposent dans la "troisième force" négligée. Un être n'a de volonté que dans la mesure où il peut dégager la troisième force, ce qui se réalise par une sorte de choc ou de tension.

Gurdjieff illustra ce principe dans sa propre vie, et particulièrement pendant les deux périodes, 1925-1927, 1927-1929, lorsqu'il réalisa que son rêve d'établir une organisation mondiale pour aider l'humanité à se libérer de sa principale faiblesse — qui est précisément le manque de volonté — ne se réaliserait pas. Et, lorsqu'il comprit que sa détermination à transmettre ses connaissances par écrit allait également échouer, il se rendit alors compte que l'ancienne façon de faire ne servait à rien et il créa des conditions dans lesquelles la troisième force pouvait être libérée.

Il y a un passage clé dans le chapitre des Récits intitulé "L'Électricité". L'électricité représente la volonté égoïque, c'est-à-dire ces impulsions de l'être humain qui naissent de son ego et semblent, à ses yeux comme à ceux des autres, des actes de volonté. La volonté égoïque détruit la possibilité d'acquérir la véritable volonté. Le sage saturnien, qui a compris la vraie signification de la volonté, déclare que la substance cosmique omniprésente, l'Okidanokh, est nécessaire à la naissance et au maintien de toute forme d'existence, et que l'essence de toute chose vivante ou inanimée, y compris les êtres possédant toutes sortes de systèmes de fonctionnement de cerveau, dépend de cette substance. Enfin, vient la déclaration la plus importante : la possibilité pour les "êtres-à-troiscerveaux" de se perfectionner et de se fondre, en fin de compte, à la Cause première de tout ce qui existe, dépend exclusivement de cette substance.

Cette déclaration, en langage simple, signifie que c'est notre volonté, et elle seule, qui peut librement prendre les décisions qui nous mènerons à la libération finale. Nous pouvons, sous l'influence d'autrui, nous comporter correctement. Nous pouvons faire les efforts nécessaires pour accéder à l'unité et à la force de l'être. Nous pouvons faire tout ceci, et pourtant, nous restons emprisonnés dans notre nature existentielle. Pour atteindre le but ultime, nous devons être prêts à renoncer à tous les "moindres buts". Le conflit habituel entre le dualisme et le panthéisme est évité. Les dualistes affirment que l'âme et Dieu font deux. Dieu serait à "l'extérieur", nous aspirons à Sa présence, dans les Cieux — ou du moins, ailleurs qu'en ce monde. Le soufisme affirme le contraire : Dieu est pleinement présent dans ce monde, à l'intérieur de nous, "plus près de nous que nous-mêmes". Dieu est Tout et Chaque chose. Deus est omne quod est. Ce dilemme est bien connu de ceux qui s'engagent sur la voie de l'expérience mystique et religieuse.

Gurdjieff le résout de la manière la plus simple. Ce n'est pas Dieu qui est omnipotent mais la Volonté universelle, l'Okinadokh, qui n'est ni personnelle, ni impersonnelle ; elle est une, et pourtant elle est divisible ; elle est partout, et pourtant elle peut être localisée. Ceci est tout à fait compatible avec les enseignements traditionnels des khwajagan. Nous n'en trouvons pas trace dans le chapitre "Le Purgatoire" qui est, je suppose, dérivé des enseignements sarman. Si cette supposition est exacte, elle nous donnerait une indication très précieuse pour reconstituer la tradition sarman.

Je n'ai choisi que trois concepts parmi tous ceux que contiennent les Récits de Belzébuth : le Trogoautoegocrate, l'Iraniranumange et l'Okidanokh omniprésent, parce qu'ils sont peut-être les plus originaux et les plus surprenants. Ils se rapportent à ces trois éléments fondamentaux : la Fonction, l'Être et la Volonté.

 

La loi du maintient réciproque

p251 - Si la clé des problèmes de notre siècle se trouve dans le "maintien réciproque", il nous faut examiner cette doctrine d'un peu plus près. Gurdjieff fut loin de tout révéler ; mais il donna une clé essentielle sous la forme d'un schéma qu'il montra au petit groupe qui vivait avec lui à Essentuki, dans le Caucase, au moment culminant de la Révolution russe. Il appelait ce schéma "symbole de toute vie", précisant que celui-ci était tout à fait particulier et sans lien avec ce qu'il avait déjà enseigné. Bien que ce schéma se rapporte à l'alimentation, son interprétation n'est pas liée aux transformations d'aliments produisant l'énergie nécessaire à notre travail et à notre évolution. Gurdjieff expliqua qu'il ne s'intéressait pas tant aux événements cosmiques qu'aux équilibres cosmiques. Le schéma fut donné sous forme résumée et sans explication. Lorsque nous l'étudiâmes avec Ouspensky, dans les années 1920, personne ne put en tirer grand-chose, bien que nous en sentions l'importance. Depuis 1922, nous avons eu cinquante ans pour y réfléchir, et nous nous y sommes- reportés à maintes reprises. Je pense qu'il contient la clé pour comprendre le "nouveau monde". C'est pourquoi je présenterai ici le résultat de recherches menées pendant les vingt dernières années avec mes collègues de l'Institut pour l'Etude comparative de l'Histoire, de la Philosophie et des Sciences.

Selon la présentation de Gurdjieff, tous les modes d'existence dans l'univers peuvent être groupés en différentes classes d'essence, de telle sorte que chacune de ces classes en "maintient" une autre et, à son tour, est "maintenue" par une troisième. Bien que l'homme apparaisse dans le schéma, celui-ci ne se réfère pas à l'homme en tant qu'individu, ni même à l'humanité en général, mais plutôt à l'être humain considéré comme possédant un type particulier d'essence susceptible de transformer des énergies d'une qualité correspondante, et, par conséquent, de jouer un rôle spécifique dans l'harmonie universelle. Une classe d'essence n'est pas définie de la même façon qu'un biologiste classe les plantes et les animaux. Elle est caractérisée par un type d'expérience possible. L'exemple de base donné par Gurdjieff est la division des êtres en individus à "un, deux ou trois cerveaux" ; ce qui correspond plus ou moins à ce que nous appelons les invertébrés, les vertébrés et l'homme. Le comportement de l'être à "un cerveau" est totalement automatisé. Il ne fonctionne presque exclusivement que pour se nourrir et se reproduire. Un être à "deux cerveaux" possède un système nerveux lui permettant d'organiser son énergie sensible. Il fait diverses expériences que les hommes peuvent reconnaître comme ressemblant aux leurs. Il est en particulier capable d'éprouver les mêmes sensations que nous, mais non de penser comme nous. En tant qu'être à "trois cerveaux", l'homme appartient à une catégorie spéciale d'essence caractérisée par un potentiel de transformation. Il peut exercer un réel pouvoir de choix qui n'existe pratiquement pas chez les animaux, sauf lorsqu'ils subissent une influence humaine. A partir des rares indications qu'il nous a laissées, nous pouvons construire une échelle de douze classes d'essence, correspondant aux douze étapes du diagramme de Gurdjieff. Voici la terminologie que je propose :

 
12. L'Infini La Volonté Créatrice Suprême.
11. Trogoautoegocrate Le travail spirituel qui maintient la Création.
10. L'Individualité) Cosmique La Volonté Divine.
9. Les Démiurges Les Hiérarchies Angéliques.
8. L'Homme Êtres à trois cerveaux.
7. Les Vertébrés Êtres à deux cerveaux.
6. Les Invertébrés (essence "germinale") Êtres à un cerveau.
5. Les Plantes Formes Statiques de Vie.
4. Le Sol Écorce Terrestre Sensible.
3. Les Cristaux Formes Statiques non animées.
2. Les Éléments simples Combinaisons primaires de la matière
1. La Chaleur Énergie inorganisée.


Nous avons une étrange tendance à considérer l'humanité comme séparée de l'ordre naturel. Nous avons reconnu l'évolution de l'homme à partir des primates, ainsi que toute l'histoire phylogénétique de la vie depuis ses premiers débuts, il y a deux ou trois millions d'années. Nous reconnaissons notre dépendance à l'égard de l'écorce terrestre en ce qui concerne les matières premières et les énergies nécessaires à notre technologie, et à l'égard de la vie animale et végétale, en ce qui concerne notre alimentation ; mais il ne nous vient pas à l'esprit que cette dépendance est réciproque, et que nous sommes tellement intégrés dans l'ordre naturel que nous allons à notre perte en lui nuisant. Le seul responsable de cette erreur est notre égoïsme. Il en va autrement avec le sens plus profond du "maintien réciproque" — le Trogoautoegocrate — qui offre à l'humanité une solution nouvelle et réaliste aux problèmes de la vie. Ceci n'est pas évident au premier abord.

Il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de réponse satisfaisante aux questions : "Pourquoi l'humanité existe-t-elle ?", "Quel est le but de la vie ?", "Pourquoi l'univers fut-il créé ?". Deux solutions également insatisfaisantes sont de rejeter de telles interrogations, les considérant comme absurdes simplement parce que nous ne savons pas y répondre, ou d'accepter des réponses dénuées de sens, comme "Dieu créa l'univers pour l'homme, et l'homme pour Lui-même". Ces solutions n'offrent pas de fondement pour susciter un monde nouveau. Gurdjieff propose une solution qui peut se traduire par un nouveau mode de vie pour l'humanité, dès aujourd'hui et dans l'avenir.

Le monde fut créé parce que l' "être" et le "temps" se détruisent mutuellement. Tout ce qui est isolé et replié sur soi périt obligatoirement par manque d'un principe de renouvellement. Il y a renouvellement partiel, en prenant des énergies de l'extérieur, mais ceci est insuffisant. Le renouveau total nécessite une entière réciprocité. C'est par l'échange universel d'énergies qu'est maintenue l'Harmonie universelle. Cet échange nécessite, à son tour, une structure organisée, offerte par l'interaction des différentes classes d'essence. C'est la signification du schéma de Gurdjieff. Dans le "Symbole de toute Vie", chaque classe d'essence a trois caractéristiques indépendantes :

1. Elle est ce qu'elle est. C'est sa quintessence par laquelle elle se tient au cœur d'un système à cinq termes.
2. Elle se manifeste à l'intérieur de limites définies par les classes d'essence qui lui sont supérieures et inférieures.
3. Elle s'intègre uniquement dans le processus Trogoautoegocratique, en "maintenant", et en étant "maintenue" par des classes d'essence situées à l'extérieur de ses propres limites d'existence.

Dans le schéma de Gurdjieff, le processus d'évolution commence par une énergie informe, pareille à la Tapas, ou chaleur védique, qui fit éclore l'oeuf du monde. L'énergie inorganisée donne lieu à des combinaisons et à des états simples, d'où proviennent les premières formes durables : les cristaux, qui sont les modèles élémentaires du monde des solides, des liquides et des gaz constituant notre environnement matériel. L'apparition de la forme, surgie de l'informe, de la permanence surgie de l'impermanence, est nécessaire à l'existence d'entités, d'objets susceptibles d'exister indépendamment.

L'étape suivante prépare l'entrée en scène de la vie. C'est l'apparition de fortes concentrations d'énergie de surface dans les matières colloïdales, produisant, en surface, une couche de substances actives, qui devient, après des millions d'années, le sol constituant la couche sensible de la terre. Le premier système complet d'auto régénérescence comprend les cinq classes d'essences que sont les plantes, le sol, les cristaux, les éléments tels que l'air et l'eau, et, enfin, la chaleur et l'énergie inorganisée. Ces classes d'essence occupent une place et jouent un
rôle dans l'harmonie cosmique, sans lesquels toute la structure s'effondrerait.

Les trois caractéristiques susdites se trouvent dans l'essence du cristal. C'est la plus simple forme d'existence possédant son propre schéma dans l'espace et le temps. Elle possède la propriété cosmique de permettre la concentration permanente, en un seul lieu, d'un grand nombre d'atomes identiques. Sans cette propriété, les transformations de la vie seraient impossibles. Parce que nous sommes constamment entourés de masses solides, nous ne remarquons pas à quel point elles constituent un phénomène extraordinaire, extrêmement rare dans l'univers. Moins d'un millionième des masses de notre galaxie sont dans l'état solide, et, dans l'univers tout entier, la proportion de masse solide est beaucoup plus infime. D'ailleurs, la terre est la seule parmi toutes les planètes du système solaire à posséder l'immense quantité d'eau nécessaire au maintien de conditions extraordinairement stables de température et de climat.

Voilà de quoi nous interroger sur la raison de notre présence sur une planète possédant de si rares propriétés. L'essence cristalline a une influence décisive sur nos vies par son pouvoir de concentration des éléments. Au cours de centaines de millions d'années, les minéraux de l'écorce terrestre se sont concentrés dans d'immenses dépôts où nous puisons aujourd'hui avec imprévoyance. Au pire, nous craignons que nos petits-enfants manquent de ressources énergétiques et de matières premières nécessaires à la production industrielle. La vérité est que les grands gisements minéraux jouent un rôle vital dans le maintien de l'équilibre des forces qui influencent la vie de notre planète, et, particulièrement, celle de l'humanité. Nous provoquons des troubles, avec les étranges résultats que nous pouvons constater... Lorsque nous étudions toute la série des classes d'essence, nous voyons qu'il y a un nombre étonnant d'activités entrelacées, qui sont une des preuves les plus convaincantes de l'existence d'une Intelligence supérieure à l'œuvre dans la création. Les concentrations d'éléments dans l'écorce terrestre sont en elles-mêmes assez étranges pour susciter l'interrogation : "par quelle Intelligence et dans quel but ce travail a-t-il été accompli ?".

Cette étrangeté augmente lorsque nous passons à la classe d'essence suivante, qui est la fine et très active couche de matière colloïdale recouvrant la surface terrestre, et qui comprend ce que nous appelons la terre proprement dite qui possède la propriété spéciale de permettre aux trois états de matière, solide, liquide et gazeuse, d'agir réciproquement avec une forte concentration d'énergie. L'élément terre représente moins d'un millionième de la masse terrestre, et pourtant, avec la surface des océans, il est le théâtre de presque toutes les transformations dont dépend la vie. L'essence de la terre s'étend du cristallin au seuil du végétal. D'un côté de l'échelle elle n'est pas beaucoup plus que du roc désintégré, et de l'autre côté, elle est presque vivante.

L'essence de la terre est dynamique. Elle est constamment en transformation. Elle s'accroît de toutes sortes de produits d'érosion : des sédiments de rochers cristallins, de poussière déposée par les vents, de résidus organiques (humus et terreau). Elle se nourrit de substances simples et, en retour, maintient la vie organique de la planète. Nous savons que notre vie dépend de la terre. Les déserts, produits par un "viol de la terre" sont un constant rappel de la précarité du contrôle que nous avons sur la vie. Sans la vie, le sol dégénère et perd son caractère dynamique. Sans les éléments : air, eau, anhydride carbonique et sels minéraux, la terre meurt. Lorsque la terre est "traitée" avec des substances incompatibles avec la structure de son essence — telles que les divers produits chimiques que nous utilisons aujourd'hui sur une vaste échelle — elle ne tient plus sa place dans l'harmonie universelle, et cesse progressivement de libérer les énergies nécessaires à l'évolution de notre planète. Nous commençons déjà à observer les conséquences d'un déséquilibre écologique au niveau de l'essence terrestre. Si nous regardions de plus près, nous verrions que nous violons les lois de notre propre existence, et nous comprendrions peut-être que ce fait amène inévitablement son propre châtiment.

L'homme moderne ne tient pas compte des lois cosmiques, même lorsqu'elles lui sont révélées. Il ne voit pas qu'il subit déjà les conséquences de son manque de réflexion. Nous ne pouvons prétexter l'ignorance, car même si nous sommes incapables de comprendre intellectuellement le plan universel, nous pouvons être sensibles à son fonctionnement par les intuitions de notre conscience. Des centaines de milliers d'hommes et de femmes sont profondément angoissés par ce que doit subir notre terre nourricière. Ils interprètent peut-être parfois cette détresse en termes superficiels, mais ils font de grands efforts pour préserver notre héritage. Ils comprennent partiellement qu'en empoisonnant la terre, nous introduisons en nous-mêmes des poisons psychiques. C'est un fait confirmé que les pays qui emploient un maximum d'engrais artificiels souffrent du plus grand nombre de désordres psychiques.

Mais les gens refusent d'admettre qu'il y ait un lien de cause à effet. Ce refus d'admettre la réalité se trouve à chaque niveau de notre engagement dans le processus universel.

La classe suivante est celle de l'essence des plantes. Elle est statique. Elle produit une gamme de substances extraordinairement étendue. Non seulement tous les éléments chimiques entrent dans la vie végétale sous la forme de sels cristallins, mais certaines plantes ont le pouvoir de synthétiser des substances ayant un grand pouvoir sur la psyché humaine. Toute la vie sur terre, toutes les possibilités d'expériences, dépendent des substances produites par l'essence végétale. Nous sommes responsables à l'égard de ce merveilleux système bio chimique qui maintient l'équilibre de l'air, de la terre et des océans, et qui satisfait à nos principaux besoins. Alors que nous reconnaissons que la destruction des forêts et la déperdition du plancton végétal due à la pollution des mers — pour ne citer que deux exemples — menacent toute vie sur la planète, nous ne voyons pas que l'humanité va payer pour toute cette destruction. Nous commettons l'erreur terrible de traiter la nature comme une puissance étrangère, au lieu de reconnaître que nous sommes totalement impliqués dans le bien-être de la vie végétale sur la terre.

La sixième classe d'essence est celle des invertébrés, ou êtres à "un cerveau". Dans le schéma de Gurdjieff, ils sont indiqués comme étant la nourriture de l'homme. Ceci est loin d'être évident, car de toutes les formes de vie sur la terre, les animaux invertébrés occupent le moins de place dans notre alimentation.

Nous avons plusieurs éléments d'explication. Dans les Récits de Belzébuth, Gurdjieff affirme que sur toutes les planètes normales, l'aliment principal des êtres à trois cerveaux est la "phosphora", c'est-à-dire le germe de blé. Les céréales et les fruits sont des aliments naturels. Nous avons également besoin de légumes et de viande dans des proportions qui varient selon nos conditions de vie. Dans tous les cas, l'alimentation est liée à la reproduction. Chez les invertébrés, la reproduction sexuelle prend des formes très complexes, qui libèrent de grandes quantités d'énergie sexuelle. Le niveau est le même, dans l'échelle cosmique, que celui de l'énergie créatrice qui est l'énergie supérieure caractéristique de la race humaine. Nous voyons donc qu'il existe une affinité particulière entre l'homme et les êtres à "un cerveau", dont le rôle, dans l'harmonie cosmique, n'est, par ailleurs, pas facile à déterminer. A part quelques espèces dites "utiles", nous considérons les invertébrés comme des ennemis et les détruisons sur une vaste échelle. La seule contrainte que nous ayons vient de la prise de conscience que la reproduction de tous les végétaux supérieurs dépend des invertébrés transférant le pollen d'une fleur à l'autre. Nous ne soupçonnons même pas le lien plus important du "maintien réciproque" qui unit l'homme à l'essence génésique dans toutes ses manifestations.

La septième classe d'essence comprend tous les animaux vertébrés, que Gurdjieff décrit comme ayant "deux cerveaux", ce qui signifie qu'ils sont capables de sentiments. Les animaux sont le résultat final de l'évolution naturelle. Sans esprit créateur, ils sont nécessairement subordonnés à l'homme, mais ils concentrent une large gamme d'énergies sensibles nécessaires à l'harmonie cosmique. C'est pourquoi nous trouvons dans le royaume animal des expériences sensitives analogues à toute la gamme des émotions humaines, ce qui est conforme à la règle selon laquelle chaque classe d'essence s'étend de celle qui lui est inférieure à celle qui lui est supérieure. Nous sommes "des animaux, dans notre nature inférieure". Nos émotions de crainte et d'excitation, de colère, de curiosité, de timidité et de courage, d'irritation et de contentement sont pareilles à celles que nous observons chez les animaux. Les sentiments vraiment "humains" que sont l'amour, la foi, l'espérance et la conscience ne sont possibles que chez des êtres créatifs. Malheureusement, nous avons perdu la capacité de ressentir naturellement les émotions "positives" et leur avons substitué les passions animales inférieures. Ceci est déjà mauvais pour notre humanité. Mais notre destruction en masse de l'espèce animale suscite une autre conséquence sérieuse par le fait que les énergies que celle-ci devrait libérer doivent, d'une façon ou d'une autre, être transformées en forces positives. Étant donné que seul l'homme possède la gamme nécessaire d'émotions, il s'en suit que l'espèce humaine doit fournir, à la place des animaux, les énergies nécessaires à l'harmonie cosmique. Ainsi, l'humanité se condamne inconsciemment à une existence quasi animale. Ceci explique partiellement le comportement effroyablement inhumain qui semble être devenu la règle à notre époque. La peur et la colère nous mènent à la cruauté bestiale qui stupéfait ceux qui croient encore à la noblesse de l'essence humaine. La doctrine du "maintien réciproque" de Gurdjieff est peut-être difficile à accepter dans tous ses détails, mais il nous faut avouer qu'elle rend compréhensibles nombre de choses qui, sans elle, resteraient inexplicables.

La pierre de touche est l'explication du destin de l'homme. Nous vivons à une époque qui ne peut plus accepter les deux doctrines extrêmes de l'Occident, que représentent le matérialisme dialectique et le théisme du "paradis" et de l' "enfer". L'Orient offre la doctrine de la "libération" qui n'attribue aucune valeur au monde matériel et rejette même la promesse de l'immortalité. La version bouddhiste insiste sur la libération comme délivrance de la vie, et la version soufie promet l' "Union avec l'Un". Aucune de ces versions n'offre une signification satisfaisante à notre vie terrestre. Si nous rejetons toute vie dans l'«au-delà", il ne nous reste plus qu'un "humanisme" naturaliste. Aucune vision du monde ne tirant ses valeurs et sa signification que de l'expérience humaine n'a de sens. Le monde est trop vaste (et trop passionnant) pour n'être considéré que comme l'arrière-plan du drame humain. L'importance primordiale du schéma de Gurdjieff réside dans le fait qu'il nous indique comment trouver une explication cohérente "pour tout et pour chaque chose".

Selon l'explication de Gurdjieff, il y a trois genres d'êtres, totalement différents, qui prennent forme humaine. Les premiers sont des Incarnations, c'est-à-dire des "Individualités Cosmiques envoyées d'En Haut". Les seconds sont des hommes et des femmes qui ont appris à vivre en harmonie avec la nature en accomplissant leurs devoirs. (Ils sont dispensés des incidents de la vie ordinaire. Ils sont devenus des Individualités de plein droit. Je leur ai donné le nom de psychoteleios pour exprimer l'idée d'une psyché perfectionnée. Le soufisme les appelle Insan-i-kamil — l'Homme parfait.) Le troisième genre comprend la grande majorité des gens qui vivent d'une façon quasi bestiale, ou, plus exactement, comme s'ils étaient des jouets mécaniques, n'agissant, pour ainsi dire, que par rapport à des forces qui leur sont extérieures. (C'est la classe psychostatique. Une possibilité leur reste de se perfectionner. Gurdjieff insiste beaucoup sur le fait que l'homme n'accomplissant pas ses devoirs cosmiques par ses propres "labeurs conscients et souffrances intentionnelles" perd son âme immortelle et se trouve "détruit pour toujours" après sa mort.)

La première catégorie est à peu près semblable à l'Avatar hindou. La doctrine du Resulallah, ou "messager de Dieu", en est la version islamique. Elle a un écho dans le quatrième Évangile : "Il y avait un homme envoyé de Dieu qui s'appelait Jean". Cette doctrine exprime le souci divin pour la situation difficile où se trouve l'humanité. Gurdjieff montre explicitement comment ce souci se manifeste par des idées créatrices, plutôt que par des interventions surnaturelles. Il n'y a rien de très nouveau ici, jusqu'à ce que nous nous tournions vers la deuxième catégorie d'êtres humains, en relation avec la doctrine du "maintien réciproque". Gurdjieff insiste constamment sur le fait que les mêmes services et sacrifices par lesquels nous jouons notre rôle dans le "maintien réciproque", transforment notre nature d'animaux pensants en celle d'individus libres, et créent sur la terre une société en harmonie avec la nature. La nature de l'homme est dynamique : pour être, il doit devenir. Pour devenir, il doit payer le prix de son existence. Après quoi, des horizons illimités de réalisation cosmique s'ouvrent à lui. Il peut devenir l'allié de confiance de la Puissance Suprême qui gouverne le monde.

L'homme "de la Voie" est un concept familier de toutes les religions. Les élus sont "appelés à devenir des saints". Une fois que l'on s'engage sur le marga bouddhiste, la voie de la libération, on la suit jusqu'à l'état de perfection. L'homme de la Voie, dans le soufisme, c'est le salik ou chercheur de vérité. Nous avons perdu contact, en Occident, avec cette prérogative de la plus haute importance. Nous avons vendu notre héritage contre l'illusion du pouvoir matériel. Mais ceci est un lieu commun. La seule particularité de l'enseignement de Gurdjieff est qu'il montre la relation entre le perfectionnement de soi et l'accomplissement d'un devoir cosmique. "Le labeur conscient et la souffrance intentionnelle" peuvent très bien se traduire par "le service et le sacrifice". Ce sont les deux moyens par lesquels l'homme est transformé, libère les énergies nécessaires au processus Trogoautoegocratique, acquiert son propre être impérissable et prépare un meilleur avenir pour ses descendants. Ceux qui repoussent le devoir inhérent à notre existence humaine, perdent leur nature d'être humain et "meurent comme des chiens".

Après l'homme vient la neuvième classe d'essence que Gurdjieff appelle les "anges" et que j'ai appelé "démiurgique" pour éviter les associations théologiques. Dans les Récits de Belzébuth, les êtres immortels à trois cerveaux, n'évoluant pas vers un état d'être différent, jouent le rôle important de gardiens de l'ordre mondial. Pour accomplir leur tâche, ils ont besoin de toute l'étendue des énergies libérées par l'essence animale et par l'humanité. La différence est que les animaux produisent des énergies sensibles en vivant et en mourant, alors que l'homme peut produire ces énergies par le "labeur conscient et la souffrance intentionnelle". Ici réside la distinction entre la vie consciente (Foolasnitamnian) et la vie mécanique (Itoklanoz). Nous devons contribuer aux besoins du "maintien réciproque", que nous le voulions ou non. Nous avons le choix entre une contribution consciente, "sauvant (ainsi) notre propre âme", ou une existence automatique, ne gagnant rien ni pour nous-mêmes, ni pour le monde, sauf par notre propre dissolution.

Le choix devant lequel nous nous trouvons est aussi crucial que celui exprimé dans le Deutéronome, chapitre 28 : "Voici, je t'ai placé devant la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction, choisis donc la vie pour que toi et ta progéniture viviez !" Mais la "vie" que nous devons à présent choisir n'est ni la nôtre, ni celle de nos congénères, mais toute la vie. Le commandement devient : "Prends place dans l'harmonie cosmique ou meurs !"

Le schéma de Gurdjieff ne s'achève pas à l'essence démiurgique. Dans les Récits de Belzébuth, sont cités différents degrés de Raison objective susceptibles d'être atteints par des êtres. Nous pouvons nous imaginer les Démiurges parce que l'homme, dans sa nature supérieure, touche l'essence démiurgique. L'étape ultérieure est incompréhensible parce qu'elle est dégagée des contraintes de l'espace, du temps et du nombre. Des distinctions comme "ici" ou "là", "alors, maintenant, ou à l'avenir", "un, deux, trois, un grand nombre", y sont toutes inapplicables. Dans le Credo, il est dit du Christ qu'il est "né du Père avant tous les siècles" ou "avant le commencement des temps". Les longues disputes au sujet de l'unique ou de la double nature du Christ, de son unique ou double volonté, de son unique ou double personne, sont toutes des conséquences de l'utilisation de concepts qui peuvent s'appliquer à notre niveau mais n'ont aucun sens à un niveau d'être supérieur. Dans l'Islam, on dit que tous les messagers de Dieu sont la même personne, et qu'ils sont pourtant distincts ; que Dieu se manifeste dans Ses messagers, mais que ceux-ci ne sont pas Dieu. Le bouddhisme enseigne que le Bouddha n'a pas d'existence ni de non-existence, que tous les bouddhas sont un, bien que plusieurs. Gurdjieff n'essaye pas de trouver de meilleure formule, mais il fait seulement allusion à l'Individualité Incarnée, vivant comme un homme parmi les hommes. Ceci ne nous aide pas à comprendre la signification cosmique; de la volonté individuelle. Cependant, Gurdjieff précise bien que les "Individualités Très Saintes" ne peuvent être confondues avec la Puissance Créatrice Suprême.

Le plan de l'Individualité cosmique est directement lié à celui de la Création et au Maintien du monde. Dans la symbolique de Gurdjieff, ce plan est appelé "Éternel Immuable", ou, selon Belzébuth, le Trogoautoegocrate qu'il nomme aussi parfois le "Saint-Esprit" — qui est la onzième et pénultième étape de la Création et de la Rédemption du monde. Nous sentons la difficulté qu'a dû rencontrer Gurdjieff pour transmettre l'idée d'un processus cosmique qui soit, en même temps, un état d'être. Le trogoautoegocrate ne fait pas partie de la Création, mais il est une manifestation de la Volonté divine par laquelle le temps et l'éternité sont réconciliés. Je n'essayerai pas d'interpréter davantage.

L'Étape ultime est celle du Créateur Infini, que Gurdjieff appelle aussi le Père et le Sauveur du monde. Sa Raison est infinie et lui permet d'accomplir l'impossible tâche de créer un monde évoluant dans l'espace et le temps sans être soumis à la dégradation, et dans lequel puissent surgir des volontés indépendantes fournissant le seul élément manquant : un mode d'être qui, bien que fini, puisse parfaitement concorder avec l'Être et la Volonté infinis.

 

Gurdjieff instructeur

p268 - Avant de parler d'expériences précises, nous examinerons les méthodes de Gurdjieff, en essayant de faire le rapport avec celles des khwajagan. Il y a nécessairement de l'arbitraire à découper en tranches la vie de Gurdjieff, mais on peut cependant distinguer six périodes :

1) l'étape préparatoire, jusqu'à l'âge de quinze ans environ ;
2) sa quête, jusqu'en 1907, à l'âge de trente ans ;
3) son établissement en Asie centrale, puis son installation en Russie, constituant sa première période de manifestation ;
4) la création de l'Institut ;
5) la période littéraire ;
6) l'enseignement.

Pendant ce que j'appelle la période de manifestation, lorsque Gurdjieff proclamait sa mission de donner à l'humanité un moyen de se libérer, il n'enseigna pas particulièrement aux individus. Il travaillait surtout en groupe, ainsi qu'Ouspensky le relate en détail dans les Fragments, de même que d'autres témoignages personnels, tels que celui des de Hartmann, dans Notre vie avec Gurdjieff. Bien que ces témoignages parlent de rapports de maître à disciples, ces liens n'étaient évidemment pas semblables à ceux qui existent en Inde ou chez les soufis. Gurdjieff n'était pas un gourou ni un sheikh : il travaillait sur une échelle beaucoup plus vaste que celle d'un enseignement donné individuellement. Son travail avec des groupes était exploratoire et préparait une activité plus large. Jusqu'à son accident de 1924, il insistait sur le fait que le but de son travail était d'établir des branches de son Institut partout dans le monde, en vue de former des enseignants et des instructeurs à qui il donnerait pour mission l'accomplissement de son œuvre. Ceux d'entre ses disciples qui ont écrit leur expérience du Travail avec Gurdjieff à cette époque, n'ont pas compris que celui-ci s'intéressait davantage aux progrès de sa vaste entreprise qu'aux individus ; dans presque tous les cas, ces témoignages donnent l'impression que Gurdjieff s'occupait de chacun personnellement, à l'exclusion des autres. Je pense qu'il donnait cette impression à de nombreuses personnes, notamment à celles qui pourraient lui être utiles d'une façon ou d'une autre, et il continua ainsi jusqu'à la fin de ses jours.

Dès le début, bien sûr, Gurdjieff désirait communiquer ses idées. Il les développa d'abord dans les groupes de Saint-Petersbourg et de Moscou, et Ouspensky les exprima par écrit. Le temps n'était pas encore venu pour Gurdjieff de donner un exposé complet de certaines de ses idées, lesquelles sont restées fragmentaires même dans son dernier livre. Il est cependant évident qu'il souhaitait publier ses idées sur la cosmologie. L'opuscule "Glimpses of Truth" (Eclairs de Vérité), dont Ouspensky entendit la lecture à son premier contact avec Gurdjieff, contient l'exposé du "Rayon de Création", du "Concept des Cosmos" et de ce que nous appelons la "Table des Hydrogènes", présentant le même système numérique, avec sa combinaison platonicienne sesquialtère (se dit d'un nombre qui en contient un autre une fois et demi, comme 3 par rapport à 2, 6, par rapport à 4, etc., nombres sur lesquels est fondée la Table des Hydrogènes), sur la base de 2 et 3, que celui développé par Ouspensky dans les Fragments d'un Enseignement inconnu. Mais il faut distinguer la transmission, voulue par Gurdjieff, de ses idées et son enseignement proprement dit.

Le fait qu'il travailla en groupe indique une relation avec le soufisme, dans lequel le khalka (groupe) est l'une des cinq façons reconnues par lesquelles un sheikh enseigne à ses disciples. Comme l'indique Ouspensky, l'idée de groupe était, pour Gurdjieff, fondamentale. Il était question de trois genres de "travail" : le travail pour soi-même, le travail pour le groupe et le travail pour le maître ou "travail pour le Travail". Gurdjieff pratiqua presque toujours les mêmes méthodes de groupe.

La seconde méthode des sheikhs soufis est le sohbat, dont le but est d'éveiller la compréhension du disciple. Elle diffère un peu de la méthode khalka, comprenant divers exercices et tâches. Le maître sohbat ne communique pas par la parole, mais par sa présence — ce qui ressemble au darshan indien. La seule présence du sheikh est source de grâce. Le sohbat — "communication par la maîtrise" est probablement le sens littéral de ce mot — est lié à la transmission de la baraka, l'"énergie qui rend capable", par laquelle le Travail de l'élève est grandement facilité. Selon une autre terminologie, il s'agit de l'"énergie émotive supérieure" ou, comme dans Belzébuth : hanbledzoïn. La transmission d'énergie supérieure pouvant être assimilée par le disciple est un aspect vital du processus ; on peut certainement dire que, dans ce sens, Gurdjieff fut, de tout temps, un maître. Tous ceux qui le rencontraient ont témoigné de l'impression de maîtrise, de pouvoir, qui agissait sur eux, comme sur ceux qui ont rencontré les grands Maîtres indiens ou du Zen, dont on dit que la seule présence suffit à transformer un chercheur...

Les méthodes particulières transmises de maître à disciple sont principalement de deux sortes : dans le soufisme on les appelle vazifa et zikr. Le vazifa est un exercice que l'on doit considérer comme un devoir à accomplir. Quant au mot zikr, il signifie, littéralement, "se rappeler" : c'est, dans la présentation de Gurdjieff, la méthode du "rappel à soi-même". La caractéristique spéciale du zikr soufi est l'invocation du Nom de Dieu. C'est une orientation de l'intention et de la volonté vers la divinité intérieure. Il n'est pas sûr que Gurdjieff conseilla ce genre d'invocation dans les premières phases de son travail. Ce qui est sûr, c'est qu'il donna des tâches à accomplir en groupe et qu'il exigea de ses élèves l'exécution individuelle de certains travaux particuliers. Ainsi que nous l'avons signalé dans le chapitre 5, Gurdjieff s'astreignit, par un "vœu spécial" envers sa conscience, à mener une vie par certains côtés artificielle, dont un des aspects fut d'éviter toute relation positive avec les gens, les contrariant par tous les moyens possibles. Cette attitude est incompatible avec le sohbat qui suppose une acceptation sincère et réciproque du maître et du disciple. C'est peut-être pourquoi les méthodes employées par Gurdjieff, au moins jusqu'en 1932, diffèrent de celles qu'il pratiqua durant les dix-sept dernières années de sa vie. A partir de 1933 ou 1934, son attitude à l'égard d'autrui put devenir plus positive et plus douce.

La méditation est enseignée et pratiquée dans certaines écoles soufies de l'Asie centrale — mais certainement pas dans toutes. La méditation est appelée muraqaba, ce qui signifie, littéralement, "attendre et surveiller" ; Gurdjieff ne nous l'enseigna pas. Il n'essaya jamais de se faire passer pour un maître de la méditation, ni au sens de la tradition Zen, ni au sens de celle qui est aujourd'hui couramment enseignée dans plusieurs pays occidentaux Pour un soufi, la méditation est un processus particulièrement intense, par lequel l'être humain peut percer le voile de sa personnalité propre, en transcendant ses associations mentales et en prenant conscience des forces qui agissent derrière l'écran de sa conscience ordinaire.

On peut dire que Gurdjieff enseigna la méditation sous la forme du "rappel à soi-même", qu'il liait au processus par lequel l'énergie supérieure, contenue dans l'air que nous respirons, est assimilée. Le lien entre la méditation et la respiration affecte le fonctionnement intime de l'organisme. Gurdjieff avertissait tous ses disciples du danger des exercices respiratoires, et il citait, en l'approuvant, l'avertissement du dervishe perse affirmant (dans les Rencontres) que beaucoup de mal pouvait en découler. Il s'en suit que certains disciples de Gurdjieff déconseillaient les exercices respiratoires. Mais, en fait, Gurdjieff m'en enseigna plusieurs, ainsi qu'à beaucoup d'autres de ses élèves, durant toute sa période d'enseignement. (Il expliqua notamment les principes de la respiration correcte dans des conférences publiques, au Prieuré, en 1923.)

L'attitude de Gurdjieff à l'égard de la méditation et des exercices qui l'accompagnent était donc très différente de ce qui est habituellement enseigné, surtout à l'heure actuelle, dans les pays occidentaux. Il est très probable qu'il étudia toutes ces techniques dans les écoles pratiques d'Asie centrale, où la méditation accompagnée d'exercices respiratoires, est enseignée depuis plusieurs siècles, comme on peut le constater d'après l'enseignement des khwajagan mentionné au chapitre 2.

Il existe une différence entre la méditation proprement dite, ou maraqaba, et les exercices d'invocation, ou zikr, qui servent un autre but. L'utilisation des invocations, ou mantrams, est connue depuis des milliers d'années. Elle est pratiquée dans toutes les religions et dans toutes les voies spirituelles. Elle est bien connue du christianisme oriental, sous la forme de la "prière du cœur", en Inde et dans le bouddhisme, où l'on pratique diverses invocations et répétitions. Le zikr est obligatoire dans toutes les communautés soufies : il fait partie de l'initiation par laquelle un chercheur est reçu en tant que disciple. Le sheikh lui donne le zikr qui lui convient, lui communiquant par la même occasion la baraka, cette énergie qui permet au zikr de porter des fruits.

Certaines écoles pratiquent le zikr conjointement avec des exercices respiratoires, avec rétention du souffle, hafs-i-nefes ; d'autres le répètent à voix haute, zikr-bil-lisan ; et d'autres encore, en silence, zikr-bil-galb, c'est-à-dire dans le cœur. Il existe une abondante littérature sur les différentes sortes de zikr employées par les diverses écoles soufies, de même qu'il existe une littérature analogue, à propos des mantrams, en Inde et dans les pays bouddhistes. Le mantram est approximativement la même chose que le zikr, et consiste en une invocation de certains mots répétés rythmiquement, ou, parfois, non rythmiquement, ou parfois encore, en suivant les battements du cœur, ou bien d'après un rythme imposé de l'extérieur. Gurdjieff connaissait bien toutes ces méthodes mais ne les enseignait que rarement et ne les incluait pas dans son enseignement public.

Dans le soufisme, et particulièrement dans l'enseignement des khwajagan, les exercices seuls ne furent jamais considérés
comme suffisants. Tous les maîtres insistèrent sur la nécessité du riyazat et de l'inkisar, qui sont l'austérité, la discipline et la souffrance volontaire. Gurdjieff les transforma en "labeur conscient et souffrance intentionnelle". Dans les Récits de Belzébuth, il emploie le mot partkdolgduty, composé des mots qui signifient "devoir" en arménien, en russe et en anglais. Aucun khwaja n'aurait pu insister davantage que Gurdjieff sur la nécessité du labeur et de la souffrance pour celui qui suit la voie du perfectionnement de soi. Dans une de ses conférences, il expliqua que la souffrance intentionnelle signifie se mettre dans des situations pénibles afin d'aider autrui, dans les situations créées par les manifestations négatives de celui que l'on essaye d'aider. Presque tous les héros des Récits se sont soumis au partkdolgduty pour acquérir des connaissances qui aideraient l'humanité, et particulièrement les générations futures. Gurdjieff lui-même considérait les souffrances qu'il avait subies — d'abord quand il décida de fonder l'Institut, puis, plus tard, lorsqu'il se détermina à écrire des livres — comme un moyen de "payer la dette de son existence". Il est vrai qu'il rendait la vie difficile à ses élèves, et ceux-ci considéraient souvent leurs souffrances comme partkdolgduty. De même, les khwajagan étaient parfois extrêmement durs avec leurs élèves durant les premières phases de leur développement, mais ni Gurdjieff, ni les maîtres de sagesse ne persévéraient dans cette attitude au-delà de quelques années. Les élèves étaient sensés, dans ce laps de temps, avoir trouvé le moyen de créer leur propre partkdolgduty, avoir acquis une discipline et une austérité personnelles, tout en aidant les autres. De très profonds secrets sont liés à la transmutation de la souffrance : j'en parlerai dans le prochain chapitre.

Une des manifestations étonnantes de l'enseignement de Gurdjieff est ce que l'on appelait au Prieuré "les exercices", et que l'on appela plus tard "les mouvements". Dans le premier chapitre de Belzébuth, Gurdjieff se donne pour raison sociale l'enseignement de danses sacrées. Il réfutait souvent tout autre rôle. On ne pouvait évidemment pas prendre au sérieux ces assertions, mais pour beaucoup de gens, la danse était l'aspect le plus attirant de son travail. En 1924, c'est par les danses et mouvements sacrés que Gurdjieff connut son premier succès aux États-unis. Je fus moi-même profondément impressionné lorsque j'assistai, en 1920, à une démonstration des mouvements, dans un immeuble proche du Grand Rabbinat de Constantinople. L'introduction par Gurdjieff en Occident d'une suite de danses et rythmes sacrés constitue une contribution unique.

Même à Tashkent, où les danses sacrées étaient connues des habitants, il dispensait des enseignements relatifs à l'utilisation du corps. Il poursuivit son instruction avec un groupe sélectionné à Saint-Petersbourg. Il abandonna temporairement ces cours durant la Révolution, mais les reprit lorsqu'il se rendit dans le Caucase avec son groupe, et les organisa avec détermination lorsqu'il ouvrit son Institut une troisième fois, à Tiflis. Il continua à utiliser largement ces mouvements pour la propagation de ses idées, d'abord à Fontainebleau, puis à Paris et aux Etats-Unis, en 1924, avant son accident. Les mouvements furent abandonnés après l'accident, pendant la période littéraire intensive, mais Gurdjieff les reprit en 1928 et les enseigna aux groupes américains, quoique d'une façon non satisfaisante. Certains de ses élèves les enseignèrent en Angleterre. Il les reprit encore à Paris pendant la guerre, puis continua à les enseigner et à créer de nouveaux spectacles jusqu'en 1949, quelques semaines avant sa mort.

Gurdjieff expliqua que, dans l'Antiquité, les mouvements corporels jouaient un rôle important dans l'art des peuples d'Asie, ainsi qu'en Afrique et en Extrême-Orient. Les mouvements faisaient partie aussi bien de la gymnastique et de la danse sacrée, que des cérémonies religieuses. Dans le groupe des "Chercheurs de Vérité" se trouvaient des spécialistes de l'archéologie et des religions orientales qui découvrirent que ces gymnastiques sacrées avaient été préservées dans certaines régions de l'Asie centrale, particulièrement à l'est de Tashkent, vers le Turkestan chinois.

Les danses sacrées étaient, encore au début du siècle, d'usage courant dans les temples et les monastères. J'en ai moi-même vu, il y a quelques années, et je suis persuadé qu'un grand nombre d'entre elles ont été préservées. La signification de la gymnastique sacrée a toujours été connue de ceux qui la pratiquaient. Des traditions inaccessibles au voyageur ordinaire ont été perpétuées dans certains monastères et confréries. D'autres sont plus accessibles, et certaines très connues, comme les mouvements des dervishes mevlevi et rufai'i, dont les cérémonies hebdomadaires sont ouvertes au public, même européen. D'autres traditions, comme celles des halwatis, dont le nom signifie "retiré", ne sont dévoilées qu'à ceux qui sont reconnus pour être d'authentiques chercheurs. Les danses sacrées les plus importantes, celles de l'Asie centrale, ne sont pas liées à une religion particulière. Elles existent depuis des milliers d'années et les monastères où elles sont pratiquées possèdent des connaissances acquises dans un lointain passé et transmises de génération en génération, précisément par le truchement de ces danses et rituels sacrés.

Il faut suivre de longues études avant d'être capable d'interpréter le sens des gymnastiques et danses sacrées. En effet, les regarder avec attention exige autant d'effort que de les exécuter. Celui qui désire les comprendre et les interpréter doit travailler pour maîtriser l'art qu'elles représentent. Dans le passé, les mouvements accompagnés de musique ou de chants étaient beaucoup plus répandus. Nombre de ces mouvements sacrés étaient accomplis simultanément au zikr. Les halwatis ont un récitant dont le chant rappelle aux danseurs le sens de leurs mouvements. Dans toutes les races, les danses folkloriques étaient jadis la principale forme d'expérience esthétique, et leur déclin n'est que relativement récent ; les tentatives pour les préserver et les reconstituer ont, pour la plupart, été faites sans la connaissance de leur signification originelle. Quant à la danse moderne, qu'il s'agisse du ballet ou des exercices rythmiques, elle n'a rien à voir avec la gymnastique sacrée du passé. Nous voyons la danse, au mieux, comme l'expression d'une expérience esthétique, partagée entre le chorégraphe, les musiciens et les danseurs. Les règles de construction des danses et ballets d'origine récente sont acceptées des uns, rejetées des autres : elles trouvent leur origine dans la mode passagère de chaque époque, et leur appréciation est une question subjective, une question de goût personnel. La seule autorité qu'on peut leur conférer est dérivée de la popularité et de la renommée des experts qui les ont créées.

Dans l'Antiquité, l'art de la danse avait une toute autre signification. Il était directement lié à l'expérience religieuse et mystique, mais constituait également l'une des recherches scientifiques des sages de l'époque. Au cours de sa propre recherche, Gurdjieff découvrit que les danses sacrées sont un des rares moyens, parmi ceux employés, dans l'Antiquité, qui subsistent pour préserver et transmettre d'importantes connaissances aux générations futures. C'est pourquoi les danses sacrées ont toujours été une des plus importantes matières enseignées dans les écoles ésotériques de l'Orient. Les mouvements poursuivent un double but : ils contiennent et expriment certains principes, ou résument certains événements considérés comme tellement importants que leur préservation est obligatoire. En même temps, ils permettent à ceux qui les exécutent, d'acquérir un état d'être harmonieux, leur permettant ainsi d'accélérer leur propre évolution spirituelle.

Le premier de ces principes est mentionné dans les Récits de Belzébuth, dans le chapitre sur "L'Art". Dans le passage consacré à la danse, Gurdjieff décrit les réalisations de la civilisation, durant la préhistoire, dans les vallées de l'Euphrate et du Tigre, et particulièrement les événements survenus au point culminant de la période babylonienne. Comme nous l'avons vu dans notre étude sur la confrérie sarman, ces réalisations furent transférées en Asie centrale quelque temps après la conquête de Babylone par Alexandre-le-Grand. Alors qu'elles ont été totalement oubliées en Mésopotamie, elles continuèrent à être préservées et transmises dans le Turkestan. Les écoles d'art perpétuées en Asie centrale après la dispersion des écoles babyloniennes, à la suite de la conquête de la Perse par les Grecs, continuèrent à exister et se retrouvèrent dans les écoles mithraïques et manichéennes, jusqu'à l'époque sassanienne.

Suivant la légende, une société d'érudits s'installa à Babylone et se fixa comme but la préservation de leurs connaissances, par divers moyens. Un de ces moyens était la gymnastique sacrée. Gurdjieff écrit qu'ils "présentaient avec les explications nécessaires toutes les formes possibles de religion et de danses populaires ou religieuses, soit celles qui existaient déjà et qu'ils ne faisaient que modifier, soit des danses nouvelles qu'ils créaient 4". Les rituels, les légendes et les récits éducatifs sont les autres moyens grâce auxquels l'ancienne sagesse est préservée.

Pour illustrer comment fut réalisée cette conservation de la connaissance, Gurdjieff utilise la "Loi de Sept" (Heptaparaparshinokh) qui, selon lui, était bien connue des sages Babyloniens. Les pythagoriciens constituent une de nos principales sources pour la reconstitution de cette loi ; Pythagore était l'un des sages que Cambyses emmena d'Égypte à Babylone, en 510 avant J.-C. Non seulement l'assemblée des sages, mais aussi le peuple en général, savaient, à l'époque, que la manière dont les processus naturels passaient d'un état à un autre était mystérieuse. Ils savaient que l'homme ne peut atteindre ses objectifs en s'y attaquant directement. Puisque cette connaissance essentielle fut ensuite perdue, il est nécessaire de la retrouver. C'est en pensant à leurs descendants éloignés que les sages Babyloniens se fixèrent pour but la préservation de la "Loi du Septenaire" dans les divers arts et métiers. Belzébuth l'explique ainsi à son petit-fils : "Pour que tu aies une idée et une compréhension meilleures de la façon par laquelle ils indiquaient ce qu'ils voulaient dans ces danses, tu dois savoir que les érudits de cette époque savaient déjà depuis longtemps que chaque posture et chaque mouvement de chaque être, en accord avec cette même loi des Sept Principes, procède toujours de sept "tensions-réciproquement-équilibrées" apparaissant dans sept parties indépendantes de leur corps, et que chacune de ces sept parties comprend à son tour sept " lignes de mouvement " différentes, et que chaque ligne comprend sept "points de concentration dynamisés" ; et tout ceci que je viens de décrire, répété de la même manière et dans le même ordre, mais sur une échelle plus infime, est accompli dans les plus petits corps entiers que l'on appelle "atomes".

"Donc, au cours des danses, dans les mouvements s'accordant à cette loi, les danseurs érudits introduirent intentionnellement des inexactitudes également conformes à la loi, et, d'une certaine façon, y plaçaient l'information et la connaissance qu'ils désiraient transmettre."
Plusieurs de ces mouvements furent montrés dans le programme de présentation du travail de L'"Institut pour le Développement harmonique de l'Homme" à Paris et à New York, en 1923 et 1924.
.../...
p281 - N'eût été son accident de 1924, Gurdjieff aurait sans doute commencé à utiliser d'une manière traditionnelle les mouvements, comme dans les temples de l'Antiquité, pour transmettre directement des connaissances aux centres supérieurs sans passer par le mental. En fin de compte, les mouvements ont toujours été utilisés principalement dans le but de favoriser l'évolution de ceux qui y participaient directement. Pour Gurdjieff, le corps n'est pas seulement l'organisme physique, mais cet organisme à "trois cerveaux" ou trois modes de perception. Les trois "cerveaux" participent sans coordination ni harmonie, à tout ce que nous faisons. Une des qualités indéniables des "mouvements" est de susciter un éveil des pouvoirs latents des centres, et d'harmoniser leur travail. Mais ce n'est pas un processus qui puisse être employé à chaque niveau d'évolution. Il y eut, à cet égard, beaucoup de malentendus à propos des "mouvements" de Gurdjieff. Il est vrai qu'une des premières conditions pour atteindre l'harmonie est de parvenir à l'équilibre nécessaire entre les trois fonctions. Chez l'Occidental, non seulement l'affectivité et la sensibilité organique ne sont généralement pas développées, mais elles jouent un rôle anormal et même nuisible dans la vie de l'homme. C'est par la déformation de nos sentiments que nous subissons des émotions négatives, et par la déformation de nos sensations
organiques que celles-ci interfèrent constamment dans le libre fonctionnement de notre conscience. Par des mouvements judicieusement choisis, exécutés dans l'ordre correct et avec une bonne compréhension du but, beaucoup de défauts physiques et émotionnels peuvent être corrigés, et l'élève peut alors atteindre un état plus équilibré et plus normal.

Il est également très important que nous développions le pouvoir d'attention, qui joue un rôle dans les exercices gymniques. Il est parfois nécessaire de pouvoir se concentrer sur différentes parties du corps et savoir ce qu'elles font sans être obligé de les regarder ni d'y réfléchir. Des mouvements plus complexes permettent d'obtenir certaines qualités de sensation et produisent un certain degré de contrôle, très difficile pour l'Occidental non initié, sur l'état de conscience.

Gurdjieff affirme que l'entraînement aux mouvements participe également au développement du "moi" de l'être humain, c'est-à-dire à sa "volonté" : il peut parvenir à un stade où il se sent tout à fait indépendant de son propre corps, tout en en restant maître. Il peut même éprouver des sentiments très raffinés, qui correspondent à des gestes et des séries de mouvements, tout en évitant de s'y identifier.

Bien que toutes ces utilisations de la gymnastique sacrée et toute la formation qui l'accompagne constituent une part très importante de l'enseignement de Gurdjieff, tout ce qu'il faisait n'était orienté que vers un seul but : à savoir la transformation intérieure de l'élève. Les exercices et mouvements qu'il donnait devaient être exécutés pendant un certain temps, puis abandonnés ou changés. Il ne voulait pas que ceux qui travaillaient sur eux-mêmes — et utilisaient les mouvements dans ce seul but — continuent à les pratiquer pendant des années. Par contre, ceux qui devaient donner des représentations servaient le "Travail" et pour eux, les mouvements ne constituaient pas tant une étude qu'un acte de service.

Il existe, bien sûr, une tendance à considérer les mouvements comme un spectacle. Ils sont très beaux, et font beaucoup d'effet sur la psyché des spectateurs. Mais leur beauté est secondaire et je crois que Gurdjieff serait d'accord avec ce dicton du Sage indien : "La beauté ne nous mène pas à Dieu ; la beauté ne nous mène qu'à la beauté." Ce n'est pas par des mouvements beaux et harmonieux que nous atteignons la libération, et Gurdjieff enseigna également des mouvements laids et disgracieux qui aidèrent des hommes et des femmes à se libérer d'obsessions à propos de leur propre apparence. Dans les classes où il enseignait, il était étrange de voir des femmes exécutant à contre cœur des grimaces et des mouvements discordants, alors même qu'elles savaient travailler ces mouvements pour leur propre évolution et non pour susciter l'admiration du spectateur...
.../...
p291 - Avant de passer à un autre sujet, nous devons mentionner les résultats de l'activité de Gurdjieff en tant qu'instructeur durant tant d'années. Il semblerait qu'il ait commencé à accepter des élèves à partir de 1909: il eut peut-être des dizaines de milliers de disciples qui acceptèrent ses idées. Mais peu d'entre eux le rencontrèrent, et moins encore eurent des relations personnelles avec lui. Pourtant, le nombre de personnes à qui il donna des conseils personnels à un moment ou à un autre et qui se sont considérés comme ses disciples, s'élève probablement à plus d'un millier. A ma connaissance, seule une petite poignée d'hommes et de femmes ont atteint quelque chose dépassant le niveau ordinaire et sont devenus des êtres "réalisés". Malgré leur petit nombre, ils ont une grande importance, et s'ils ne furent pas tous célèbres, ils jouent encore aujourd'hui un rôle très précieux dans le monde.

Pour évaluer un procédé, il nous faut connaître son but. Gurdjieff voulait montrer à autant de personnes que possible la façon de transformer les énergies, travail nécessaire à l'évolution de l'humanité. Il n'y réussit que partiellement. Il voulait aussi former des "initiés" susceptibles de comprendre les Récits de Belzébuth en tant que "legominisme" et de rendre disponible, au moment où le monde serait prêt à la recevoir, la connaissance profonde contenue dans ce livre.

 

L'être humain

p293 - La doctrine du "maintien réciproque" affirme que toute chose sert à quelque chose, et que le rôle de l'homme est de transformer de l'énergie. Si cette doctrine est vraie, elle doit modifier de fond en comble notre vision de l'homme et de son destin. Nous ne pouvons plus penser que nous avons le droit de faire ce que nous voulons de la terre et de toute vie qui en dépend — à condition de ne pas nuire aux autres hommes et de ne pas mettre en péril leur avenir, limite que ne semblent pas vouloir dépasser les responsables actuels. Le refus du "maintien réciproque a n'est pas le fait uniquement de l'homme moderne sans religion. Les religions judéo-chrétiennes disent que "le monde a été créé pour l'homme, et l'homme pour Dieu" (et n'expliquent rien). La doctrine orientale selon laquelle l'existence même de l'homme sur la terre est un état anormal dont il faut se libérer, est incompatible avec la croyance que l'homme sert un but, — qu'il le veuille ou non, — tant que le mot "existence" est compris comme la seule réalité. La doctrine bouddhiste crée une certaine confusion dans l'esprit de ceux qui ne peuvent comprendre que l'existence n'est qu'un état de limitation dont nous pouvons nous libérer. L'affirmation de Gurdjieff selon laquelle nous devons "payer la dette de notre existence" est tout à fait compatible avec l'idée que nous pouvons, en en payant le prix, nous libérer des limitations de l'existence. Le vrai problème vient du fait que nous prenons notre existence pour la réalité, et que nous supposons que le simple fait d'exister nous donne une place dans le monde. Parallèlement à cette hypothèse, il y a la doctrine humaniste du "droit" de l'homme à vivre heureux et en sécurité.

Tout est centré sur notre compréhension de ce que signifie "payer la dette de son existence". Depuis que l'attitude de l'homme envers la vie est fondée sur ses "droits" plutôt que sur ses "devoirs", nous avons perdu contact avec le sens et le but de notre existence. Selon Gurdjieff, il n'en a pas toujours été ainsi. Il y eut une époque — qu'il situe pendant la civilisation sumérienne — où les gens étaient conscients du but de la vie, non comme satisfaction de nos désirs, mais comme réalisation d'un dessein cosmique.

Tout l'enseignement de Gurdjieff et l'exemple de sa vie sont en contradiction avec certaines des croyances les plus prisées de l'homme moderne. Nous croyons, par exemple, au progrès matériel illimité, auquel s'ajoute le droit de dominer la nature et d'imposer notre présence toujours davantage dans le monde où nous vivons. Cette opinion a même dépassé les limites de la sphère terrestre, et certains envisagent sérieusement de coloniser d'autres planètes, voire d'autres systèmes solaires. C'est la conséquence d'une attitude profondément ancrée en nous. Même si nous écartons toutes les exagérations, il est impossible de justifier le manque d'égards de l'homme envers la vie non humaine, non plus que sa vision anthropomorphique de ses responsabilités. Le fait que l'homme ait créé Dieu à son image, et Lui ait attribué les mêmes sortes d'exigences que nous imposons au monde, est une triste réalité. Il est très difficile de comprendre à quel point nous sommes prisonniers d'un univers anthropomorphique. Même les révélations de la science moderne concernant des mondes où l'être humain ne pourrait jamais pénétrer ne nous ont pas ramenés à la raison. Ces mondes sont soit trop petits, soit trop grands, ou comportent des cycles de temps dépassant de beaucoup celui de la vie humaine. Dans le système de concepts élaborés par l'homme, il semble que l'univers doive rester stable et immuable. Tout ce que Gurdjieff a fait pour essayer de nous montrer l'absurdité de cette attitude est généralement resté méconnu.

Les gens s'intéressent habituellement à l'enseignement de Gurdjieff quand ils prennent conscience de l'insuffisance des autres systèmes d'idées et qu'ils sont insatisfaits de la vie qu'ils mènent. Ils acceptent finalement une partie de l'enseignement de base qui dit que l'homme est "endormi", ne se connaît pas, n'a pas de "moi" ni de "volonté". Ils s'accrochent à l'espoir qu'ils pourront redresser les défauts de leur nature par le travail sur soi. Mais s'ils ne vont pas plus loin dans leur évaluation du but de la transformation, ils restent prisonniers des concepts humains. Pour dépasser ce stade, il faut d'abord se demander si l'on est prêt à accepter la doctrine du "maintien réciproque". Car celle-ci bouleverse totalement le point de vue d'un monde fait pour l'homme. Elle affirme, au contraire, que l'homme est fait pour servir le monde. Notons que ce n'est pas Dieu, mais le monde environnant que nous servons à travers le processus du trogoautoegocrate.

Si nous voulons apprécier à sa juste valeur la contribution de Gurdjieff, il est nécessaire de comprendre qu'il ne nous offre pas seulement un système pour nous améliorer, pour améliorer nos vies, pour surmonter les défauts de notre nature, mais il nous offre une vision totalement nouvelle de la vie et une compréhension nouvelle de la finalité de la vie humaine.

Le petit livre d'Ouspensky, The Psychology of Man's Possible Evolution, montre notre possibilité de vérifier facilement que, contrairement à ce que nous supposons habituellement, nous ne sommes pas conscients. Nous passons la majeure partie de notre vie en mouvement et en pensée automatiques, vides de toute intention et même vides de toute conscience. Nous croyons être, en Occident, des individus permanents ; nous avons accepté la formule vraisemblable de Descartes affirmant "Je pense, donc je suis". Bien que cette affirmation ait été réfutée depuis longtemps par Hume et d'autres sceptiques, Gurdjieff en a fait un point de départ pour un nouveau genre de compréhension. Tout en acceptant le point de vue sceptique selon lequel l'homme ne possède pas de "moi", il montre également que parmi tous les "je" qui se succèdent constamment dans la conscience, il est possible pour un certain nombre d'entre eux de changer de comportement, de reconnaître qu'ils sont dans un état d'esclavage et de se mettre au travail pour se libérer. Beaucoup de ces idées, alors révolutionnaires lorsqu'elles furent présentées en 1921, sont aujourd'hui confirmées par la recherche moderne sur le comportement, et sont revendiquées comme de nouvelles découvertes. La conclusion de l'étude d'Ouspensky est que l'homme se révèle rarement capable de décider quoi que ce soit par lui-même, pour les motifs suivants :

1. Son incapacité à agir en fonction de sa propre intention consciente.
2. Son asservissement aux habitudes acquises dans le passé.
3. Sa grande vulnérabilité aux influences du monde extérieur.
4. Les caractéristiques immuables de sa propre nature.

Il est généralement admis que l'homme n'est conscient que d'une partie de lui-même et que d'importants processus concernant sa nature se produisent en dehors du champ de sa conscience. La doctrine de 1' "inconscient", introduite par Hartmann, devenue le centre de la psychologie de Freud, est aujourd'hui considérée comme tout à fait orthodoxe, bien qu'après cent ans de recherches, la nature de l'inconscient reste étrangement peu comprise. Ainsi, malgré le fait que le point de vue de Gurdjieff sur l'homme soit inacceptable pour la psychologie moderne, de nombreuses personnes sont maintenant attirées par ses idées et ses méthodes.
Nous devons cependant comprendre que ceci ne constitue qu'une introduction élémentaire à ses idées. Dès que nous dépassons le diagnostic des déficiences humaines et la démonstration qu'il est possible d'y trouver remède, nous pénétrons dans des sphères étrangères à la psychologie moderne.

Le "Développement harmonique de l'Homme" tel que le comprenait Gurdjieff, est un processus extraordinaire qui nous permet de dépasser les limites de notre nature humaine ordinaire, d'accéder à des états de conscience différents, d'acquérir de nouveaux pouvoirs de compréhension et de dépasser le conditionnement de notre existence terrestre. La meilleure manière de comprendre ce concept de l'évolution possible de l'homme est de considérer la nature humaine dans ses sept catégories décrites par Gurdjieff. L'être humain possède des natures intellectuelle, affective et instinctive. Celles-ci ne sont pas équilibrées de la même façon chez tout le monde. La plupart des gens sont dominés par leur corps, leurs instincts, leurs habitudes physiques et par le sexe. Les hommes et femmes qui sont dominés par le corps physique sont appelés hommes et femmes "numéro 1". L'homme numéro 1 n'est pas nécessairement ce que nous appelons un "type physique". Il peut être intelligent et s'intéresser aux idées ; mais si l'on observe attentivement son comportement, on peut remarquer qu'il est dominé par des considérations d'ordre matériel. Il est insensible aux sentiments des autres, et n'a pas non plus beaucoup de sensibilité à l'égard de sa propre personne. Il peut sembler émettre des jugements intellectuels, mais ceux-ci s'avèrent, à l'examen, être fondés sur la quantité plutôt que sur la qualité, sur le visible et le tangible plutôt que sur une appréciation sensible de valeurs plus profondes.

Il y a aussi beaucoup de personnes dominées par leurs sentiments, bien qu'elles soient beaucoup moins nombreuses que celles appartenant à la première catégorie. Les états affectifs leur sont beaucoup plus importants que les états corporels ou mentaux. Ce sont les hommes "numéro 2". Ces personnes ont des sentiments puissants ; quelle que soit la santé de leur corps, les sentiments dominent. Dans le cas extrême, les émotions de l'homme numéro 2 sont exagérées. Ses goûts et dégoûts sont vifs, ses enthousiasmes irrationnels, ses espoirs et craintes n'ont aucun rapport avec la réalité. Les hommes numéro 2 n'expriment pas nécessairement leurs émotions de façon manifeste ; le vrai critère est le fait qu'ils se fient aux sentiments plutôt qu'aux considérations matérielles ou aux idées abstraites. L'homme numéro 2 peut aimer l'argent et les possessions, mais par amour-propre plutôt que par besoin de sécurité matérielle. Il peut être sensible aux autres, mais seulement dans la mesure où il est lui-même concerné. Quoique plus sensible que l'homme numéro 1, il est d'habitude plus égoïste.

Les personnes de la troisième catégorie, les hommes "numéro 3", sont celles chez qui prédomine l'intellect. Elles vivent par théorie interposée, évaluent tout en fonction de "oui" ou de "non", d'accord ou de désaccord. Ce sont des personnes logiques, dont l'esprit domine le corps et les sentiments. Elles constituent le plus petit groupe que l'on puisse reconnaître à certains traits spécifiques, ici : le manque de sentiments et d'instinct, la tendance à abstraire et le désir de résoudre leurs problèmes par des paroles plutôt que par des actes.

Selon Gurdjieff, toutes les personnes que nous sommes susceptibles de rencontrer appartiennent à l'une de ces trois catégories, et ne sont que ce qu'il appelle des "hommes machines". Tant que subsiste un déséquilibre entre les trois aspects de la nature humaine, l'évolution future de l'homme est nécessairement disharmonieuse.

Une des caractéristiques de l'homme "numéro 4" est l'équilibre entre son corps, ses sentiments et ses pensées ; mais sa propriété la plus importante est définie par l'idée qu'il possède un "centre de gravité permanent". Ceci implique une attitude établie et définitive à l'égard de la vie, un système de valeurs totalement assimilé, de telle sorte qu'il vive en fonction de ces valeurs. En général, il doit accepter sa double obligation de servir le dessein cosmique et de réaliser son propre destin. Les principes que doivent observer tous ceux qui aspirent à devenir des êtres humains véritables sont les "cinq efforts" définis par Gurdjieff par la bouche de Ashiata Shiemash.

Ces "cinq principes de la Vie Juste" sont liés à l'engagement d'accomplir son destin sur la terre, engagement qui donne un pouvoir de décision faisant défaut aux hommes numéros 1, 2 et 3. L'homme numéro 4 a fait le premier pas vers la libération de son propre égoïsme. Il sait où il doit aller, et il est prêt à faire les sacrifices nécessaires à l'accomplissement de son but.

L'étape suivante, qui caractérise l'homme "numéro 5", est le premier pas au-delà des limites de l'existence humaine. C'est ici que l'enseignement de Gurdjieff devient difficile à traduire en mots adéquats. Selon les normes ordinaires, l'homme devrait être le numéro 4. Il est équilibré, son jugement est solide, son système de valeurs est juste et stable ; il sait ce qu'il doit faire de sa vie et il s'est engagé à le faire. Il sait qu'il est nécessaire d'accomplir des sacrifices, et il est prêt à les faire. C'est ce que nous appelons d'ordinaire un homme bon, et nous ne lui demandons rien de plus que de suivre son chemin. Cependant, selon Gurdjieff, l'homme numéro 4 n'a pas franchi les limites de ce qu'il est possible d'acquérir durant la vie terrestre ordinaire. Il peut se produire une transformation intérieure et secrète par laquelle l'homme acquiert un autre genre d'être qui n'est plus soumis aux limitations de l'existence, lorsqu'il a franchi un certain seuil. Il possède alors un deuxième corps, différent du corps physique ordinaire, quoique formé, comme ce dernier, de matières existantes. Dans le chapitre III des Récits de Belzébuth, Gurdjieff introduit le mot perse kesdjan, qui signifie "vaisseau de l'âme", pour désigner ce second corps. Il est à peu près semblable au "corps astral" des théosophes, à la réserve près que les hommes numéros 1, 2, 3 et même 4 ne le possèdent qu'à l'état embryonnaire.

Ceci est le point central de l'anthropologie de Gurdjieff : l'homme n'est, par nature, ni une âme immortelle, ni un automate sans âme. C'est un être naturel avec un potentiel surnaturel. Les graines d'immortalité sont semées en lui, mais leur germination n'est pas garantie. La première étape est la formation du corps kesdjan, suivant un processus qui obéit aux lois du monde existant, sans être soumis à ses limitations, telles que l'espace-temps. En acquérant cette nouvelle dimension, l'homme se distingue des personnes ordinaires. L'homme numéro 5 oscille entre les mondes matériel et spirituel. Il possède deux corps, et son corps kesdjan peut acquérir la "raison objective". Néanmoins, jusqu'à ce qu'il l'ait acquise, il reste dans les limites de la nature humaine. Il a atteint ce qui est juste et naturel d'atteindre, pour l'homme. Au-delà de ce point, entre en jeu une transformation qui dépasse sa propre individualité.

L'homme "numéro 6" est sans doute analogue au Boddhisattva du bouddhisme Mahayana, aux grands saints du christianisme, aux wadis de l'Islam. Il ne s'intéresse plus à son salut personnel, mais s'est engagé à sauver toutes les créatures. Ces définitions données en fonction de notre expérience ordinaire, peuvent être extrêmement trompeuses. La vérité est que l'homme numéro 6 n'est plus limité au monde existant. Il a été libéré des limitations de cette existence, ce qui est décrit dans la formule attribuée au Prophète Mohammed : "Mutu kablen temutu", "meurs avant de mourir". Le sens de cette mort est incompréhensible, au moins jusqu'à ce que l'homme ait eu l'expérience d'une libération de l'existence. Nous sommes donc placés devant cette difficulté de voir Gurdjieff nous indiquer un chemin pour l'évolution de l'homme, que nous ne pouvons même pas suivre intellectuellement. L'homme numéro 6 possède un "corps d'être supérieur", qui est le siège de la "raison objective", principe d'immortalité. L'homme numéro 6 est mort et ressuscité, d'une façon transcendantale.

Le septième niveau est celui de l'homme ayant atteint la libération ultime, et qui cesse d'être soumis à toute limitation, même à celles de sa propre individualité. Nous rencontrons ici une autre difficulté importante, parce que notre pensée ne peut s'empêcher de distinguer entre le singulier et le pluriel, entre "un" et "plusieurs". Nous ne pouvons comprendre un état dans lequel le nombre n'a plus de sens, où il n'est plus légitime de compter pour la simple raison qu'il y est impossible de distinguer "ceci" ou "cela"... Cet état n'est qu'un des aspects du septième degré de l'homme. C'est pourquoi nous en sommes réduits à une explication abstraite, qui reste néanmoins très importante dans la mesure où, en la proposant, Gurdjieff prouve qu'il a lui-même dépassé de loin les concepts religieux ou théosophiques de la perfection humaine, ainsi que les limitations de l'"union mystique".

Le schéma, remarquable, des sept catégories d'hommes, fut la première présentation qu'on me fit de l'enseignement de Gurdjieff, dans notre appartement de Constantinople, en 1920. Ouspensky dessina sur une feuille de papier le diagramme montrant les trois premiers niveaux de l'homme, tous parallèles, et le quatrième, au même niveau, toujours enfermé dans les mêmes limitations de l'existence. Je ne pouvais comprendre tout le sens de la colonne verticale allant vers les hommes 5, 6 et 7. Ce fut particulièrement significatif pour moi d'y revenir après plus de cinquante ans, et de considérer d'un point de vue très différent le sens de ce qui m'avait alors été montré, au moment où j'étais sur le point de rencontrer Gurdjieff pour la première fois.

Examinons le point de vue de Gurdjieff sur l'âme. Dans son récit de la rencontre des sages à Babylone, cinq cents ans avant le Christ, Gurdjieff fait une satire de la controverse sur l'âme, et montre qu'il est impossible de parler de ce problème de façon concluante tant que nous nous référons à notre expérience ordinaire. La possibilité de l'âme est due à la présence, en l'homme, d'une certaine combinaison de substances qui ne sont pas organisées, mais qui portent tout un potentiel d'expériences. Ces substances peuvent être organisées et, au cours de cette organisation, sont éventuellement transformées en corps kesdjan qui est le véhicule extérieur de l'âme. L'homme ordinaire, chez qui ces substances ne sont pas cristallisées, n'est pas immortel, quoi qu'il y ait un quelque chose de sensible en lui susceptible de survivre à la mort physique. Cette masse sensible n'a pas de forme permanente et se dissout éventuellement. L'homme ne devient immortel que lorsqu'il a créé ou construit pour lui-même sa propre âme complète. Son immortalité n'est pas existentielle, car elle réside dans sa "raison objective".

Une autre façon de présenter le but du développement humain est l'Union avec Dieu. Cette idée est très proche de ce que le christianisme appelle la "vision béatifique", et représente un groupe important de croyances sur l'homme et son destin, que partagent les soufis du sud et, sous une autre forme, le mysticisme chrétien. Pour les soufis du nord, l'Union avec Dieu, Tawhid, est soit une expression inappropriée, soit une étape que nous devons traverser. Le vrai but, pour les soufis du nord, ainsi que pour les bouddhistes, est la libération des conditions de l'existence. Gurdjieff adhère-t-il à la doctrine de l'Itlaq, ou libération, que Hasan Susud attribue, correctement selon moi, aux khwajagan et aux "maîtres de sagesse" ? C'est une question très importante à laquelle nous ne pourrons répondre qu'après avoir examiné de plus près la doctrine de Gurdjieff sur l'être humain.

Nous avons déjà parlé de la présentation simple des trois types d'expérience humaine : intellectuel, affectif et instinctif. Gurdjieff les associe à trois centres ayant une signification anatomique, liés à des parties différentes du système nerveux. Cette présentation est assez claire, et lorsque nous en prîmes connaissance pour la première fois, nous fîmes plusieurs expériences et observations pour en vérifier l'exactitude. Cependant Gurdjieff compliqua les choses en faisant une distinction entre les centres moteur et instinctif, et en ajoutant un centre sexuel, ce qui fait cinq centres en tout. Puis deux autres vinrent s'y ajouter : les centres affectif supérieur et mental supérieur, ce qui fait sept. Ils sont représentés dans un diagramme dont Gurdjieff se servait beaucoup, montrant, à la base, la composition de l'homme en trois parties distinctes, ou comme une usine à trois étages. Dans les Récits de Belzébuth, il est fait presque invariablement allusion à l'homme comme un "être à trois cerveaux". Le fait que l'homme possède trois cerveaux le rend différent d'autres formes de vie, en lui donnant un schéma essentiel semblable à la structure de tout l'univers. C'est le sens du passage cité au début de ce chapitre : l'Homme peut "acquérir toutes les données semblables à celles qui sont dans l'Actualisateur de tout ce qui existe" parce qu'il peut devenir une volonté indépendante se suffisant à elle-même, en libérant ses trois cerveaux des influences externes. Cette potentialité est un trait essentiel dégagé dans les Récits, mais il n'est pas pleinement développé ni expliqué. Il s'en est suivi une tendance à confondre la présentation psychologique de l'homme possédant trois, quatre, cinq ou six centres, avec la présentation de l'homme construit selon la Loi du Principe Ternaire.

Parce que l'homme est capable de porter la "force conciliante", il est dit avoir été créé à l'image de Dieu. Il peut réaliser, en lui-même, le Travail cosmique d'harmonisation des mondes spirituel et matériel, par laquelle le But divin est accompli. L'Affirmation ou "force positive" réside dans la tête, dans le cerveau. La Négation ou "force négative" est le corps, la fonction sensorielle-motrice. Le troisième principe, de Conciliation, réside dans la nature affective, dispersée en divers centres, dans la région thoracique. Cette doctrine selon laquelle la nature émotionnelle de l'homme serait dispersée en divers points, a une signification psychologique, mais Gurdjieff veut aussi signifier que le principe de Conciliation pénètre et travaille à travers des centres individuels. C'est une Force spirituelle universelle, telle que la comprend la doctrine du Grand Esprit ou le concept chrétien du Saint-Esprit comme Amour universel, par lequel le Père et le Fils sont unis, et par lequel Dieu est uni à la Création. La compréhension, même approximative, de l'interprétation par Gurdjieff de la Loi du Principe Ternaire, projette une merveilleuse lumière sur la doctrine théologique de la Sainte-Trinité. Gurdjieff avait nettement pour intention d'apporter cet éclaircissement, puisqu'il désigna la première Émanation de la Source Primordiale comme Theomertmalagos ou "Dieu le Verbe". Ces passages ont été considérés comme des indications de l'origine gnostique des idées de Gurdjieff ; mais la Gnose ignore l'incertitude sur le fonctionnement des lois, qui est si importante dans la présentation de Gurdjieff. Si celui-ci découvrit quelque chose inconnu des érudits, ce dut être dans la mystérieuse "fraternité essenienne" qu'il prétend avoir visitée dans les années 1890.

Il faut avouer que la description de l'homme comme un être "à trois cerveaux", donnée par Gurdjieff, ainsi que son enseignement psychologique sur les centres paraît un peu confus. Cette confusion est en partie intentionnelle, car il prenait des idées incomplètes, les présentait et les modifiait ensuite, jusqu'à ce que ses élèves puissent, petit à petit, retenir une idée complexe qui les aurait déconcertés si elle leur avait été présentée sans atours. C'est peut-être pourquoi les commentateurs de Gurdjieff n'ont pas compris l'importance de l'homme en tant qu'être "à trois cerveaux", tel qu'il est présenté dans Belzébuth.

Il existe une transition entre l'idée d'un homme "à trois cerveaux" et celle de l'homme constitué de quatre parties. Dans le dernier chapitre des Récits de Belzébuth, l'homme est comparé à un équipage dans lequel la voiture correspond au corps, le cheval aux sentiments et l'esprit au conducteur Le passager, ou le véritable maître et propriétaire de l'équipage, représente le "moi". Gurdjieff insiste à plusieurs reprises sur le fait que l'homme n'a pas de "moi" ni de "volonté". Dans ce même chapitre, il illustre, de façon très parlante, l'absence en l'homme de "volonté supposée", ce qui crée souvent des malentendus : il faut comprendre que la quatrième partie de l'homme, son "moi", est, en effet, sa "volonté", mais qu'à cause des conditions défectueuses de son éducation, l'homme atteint l'âge adulte sans sa propre "volonté", ce qui revient à dire sans son propre "moi". La place de la "volonté" et la manière par laquelle la "volonté" en l'homme peut être développée, sont rarement discutées, aussi bien dans les écrits de Gurdjieff que dans les livres qui lui sont consacrés. Il faut pourtant noter que la formation de la volonté était toujours incluse dans les divers prospectus de l'Institut. C'est la seule méthode qui n'ait pas été divulguée.

Gurdjieff ne manqua jamais de souligner que la possession d'une volonté propre était le signe distinctif de l'homme véritable. Le développement de l'homme ne devrait donc pas seulement être considéré en termes de connaissance et d'être, mais aussi en termes de volonté. L'inobservation de ce principe est l'une des raisons pour lesquelles l'application pratique des méthodes de Gurdjieff n'a pas toujours donné les résultats espérés. Les gens n'ont pas cru à la possibilité de la "volonté", à la vraie possession d'un "moi" propre et, par conséquent, ils n'ont pas entrepris le travail qui y conduit avec la persévérance et l'intensité nécessaires. Une lecture attentive de tous les passages des Récits de Belzébuth où il est fait allusion à l'Okidanokh Omniprésent convaincra le lecteur de la compréhension profonde et étonnante de Gurdjieff concernant la "volonté". L'émergence de cette compréhension, ainsi que j'ai essayé de le montrer dans le chapitre 8, fut un pas décisif pour trouver la réponse à la question du sens et de la signification de la vie sur terre. Au cours d'une de ses conférences au Prieuré, on posa à Gurdjieff cette question : "Donc, personne n'a de volonté ?" Il répondit : "Celui qui a de la volonté a de la volonté, mais vous ne comprenez pas ce que cela veut dire. Comprenez d'abord que vous n'avez pas de volonté et vous pourrez ensuite interroger en connaissance de cause, non par ignorance comme vous le faites aujourd'hui." Il insistait sur le fait que posséder son propre "moi" et une libre "volonté" constituait un exploit, qui peut rester inaccessible même à ceux qui souhaitent sincèrement le réaliser.

Aujourd'hui, beaucoup de personnes sont sceptiques quant aux perspectives d'évolution humaine. Si l'homme, intérieurement, possède effectivement le germe d'une âme immortelle, et si son destin est de jouer un rôle conscient dans l'évolution du monde, comment se fait-il que nous le voyions si loin d'une telle réalisation ? Pourquoi, lorsque nous nous mettons à suivre la voie du perfectionnement de soi, rencontrons-nous échec après échec ? Si nous considérons l'Histoire, nous voyons combien rares sont les hommes ayant atteint ce qui est sensé être leur destin légitime. Ceci est très lié au problème qui tourmente l'humanité depuis deux mille cinq cents ans : comment concilier la croyance en l'Amour de Dieu avec l'observation de la souffrance, du péché, de la maladie et de la frustration ? La question ne se posa pas avant que ne soit proclamée, à l'époque de la grande transformation, cinq cents ans avant J.-C., l'existence d'une Justice cosmique et d'une Puissance divine bénéfique, miséricordieuse et aimante. Avant cette époque, les forces supérieures étaient considérées comme capricieuses et indifférentes, voire hostiles à l'égard de l'homme. L'on acceptait comme entrant dans l'ordre naturel des choses le fait que l'homme subisse les privations et la souffrance, qu'il soit incapable de s'assurer le bonheur ni de procurer la sécurité à ses descendants.

Il serait facile d'écarter la question, en niant l'existence de tout but, et en affirmant que l'homme se suffit à lui-même, qu'il souffre à cause de son manque de maturité et de ses erreurs. En apprenant à ne pas répéter ces erreurs, il s'assure sa propre évolution illimitée vers des modes de vie toujours améliorés. Ceci constitue l'essentiel de la vision humaniste qui, depuis quelques siècles, a commencé à dominer et continue à se répandre aux dépens de la vision religieuse théiste. Gurdjieff adopte un point de vue très différent. Selon le mythe qu'il élabore dans les Récits de Belzébuth, les Puissances Supérieures s'aperçurent, à une certaine époque de l'Histoire, qu'une situation particulièrement indésirable et dangereuse se développait sur la terre et pourrait menacer l'équilibre du système solaire tout entier et, en particulier, l'évolution de la Lune. C'est pourquoi les Puissances Supérieures intervinrent et opérèrent l'insertion dans la nature physique de l'homme d'un organe situé à la base de la colonne vertébrale, — et que Gurdjieff appelle "organe kundabuffer" —, qui eut pour effet d'empêcher l'homme de voir la situation telle qu'elle était vraiment et lui fit adopter des valeurs uniquement fondées sur la satisfaction de ses propres désirs et la poursuite de son bonheur. Cet organe eut également pour effet de stopper l'évolution de l'homme et de lui assurer une existence relativement heureuse, quoique animale.

Gurdjieff fit allusion à l'"organe kundabuffer" dans ses causeries et conférences, longtemps avant d'avoir écrit Belzébuth. Il voulait certainement que le récit de l'apparition et de la disparition historique de cet organe soit pris au pied de la lettre. Un tel phénomène n'implique pas une intervention surnaturelle ou occulte. Nous savons qu'une opération du lobe frontal du cerveau fait disparaître presque toutes les émotions désagréables sans nécessairement détruire la capacité de jouissance. Les premiers hommes se tenaient à peu près droits, comme l'homme moderne. Entre les deux, l'homme de Néanderthal possède une colonne vertébrale courbée, la tête occupant une position désaxée par rapport à celle-ci. L'homme de Néanderthal pouvait jouir de la vie, mais il ne pouvait parler comme nous. Il y a environ trente-cinq mille ans, il fut subitement remplacé par l'Aurignacien et par d'autres précurseurs de l'homme moderne. Ces faits concordent bien avec l'explication donnée par Gurdjieff dans le chapitre X des Récits de Belzébuth, où il précise que l'arrêt de l'évolution humaine était nécessaire et qu'elle se produisit avant la dernière période glacière. Cette décision aurait été liée à l'évolution de la Lune, il y a cent mille et soixante-dix mille ans, lorsqu'apparut l'homme de Néanderthal. La transition vers l'homme moderne, qui possède pleinement la faculté de parler et qui est créatif, se situe il y a environ trente-cinq mille ans et fut achevée à la fin de la période glacière, il y a environ douze mille ans. Ces données s'intègrent bien avec l'explication de Gurdjieff.

Il est vrai qu'on ne possède aucune preuve formelle de l'intervention de forces supérieures, mais, de toute façon, nous ne pourrions pas, avec les moyens dont nous disposons, la vérifier. Le récit de Gurdjieff en vaut un autre. C'est un fait que l'évolution de l'homme stagna durant presque cent mille ans, et fit ensuite un bond en avant, il y a trente ou quarante mille ans. Selon Gurdjieff, cet arrêt avait pour but d'assurer la transformation d'énergies nécessaires. Cet état de choses continua jusqu'à ce que soit passé le danger que l'homme cesse de transformer des énergies. Alors l'organe fut enlevé et l'évolution de l'homme reprit. Mais une erreur fut commise. Les responsables de l'opération n'avaient pas prévu que durant les nombreuses générations où l'homme vivait selon le principe du plaisir, il aurait acquis une habitude qui se transmettrait héréditairement à ses descendants : c'est ce que Gurdjieff décrit comme étant la prédisposition aux propriétés de l'"organe kundabuffer". Il en conclut que malgré la liberté de l'homme à atteindre sa propre réalisation, en passant par tous les stades de l'évolution, de l'homme 1, 2 ou 3 à l'homme 5, 6 et 7, il en est néanmoins empêché par son incapacité à voir la situation telle qu'elle est vraiment. Cette situation est décrite dans les Récits de Belzébuth, sous le titre "la Terreur de la Situation", "legominisme" attribué au prophète Ashiata Shiemash. Pour accomplir sa propre destinée, l'homme doit vivre par la conscience ; mais cette exigence a été enfouie dans son subconscient et il continue de vivre avec sa conscience ordinaire, comme s'il était toujours dominé par le fonctionnement de l'"organe kundabuffer". Ainsi que nous l'avons mentionné au début de ce chapitre, l'homme vit selon ses droits, en particulier son droit de poursuivre le bonheur, et méconnaît ses devoirs, en particulier celui de "payer la dette de son existence". Les conséquences des propriétés de l'"organe kundabuffer" sont décrites comme étant toutes sortes d'égoïsme, d'amour-propre, de vanité, d'orgueil, de flatterie et tout ce que nous considérons comme des défauts fondamentaux du caractère et avons toujours considéré comme indignes de l'homme.

Malgré quoi nous continuons à vivre sous la domination de notre propre égoïsme et autres propriétés de l'"organe kundabuffer".

L'homme fut créé avec une conscience, et notre véritable destin étant l'accession à la plénitude de l'être, quelque chose en nous n'est pas satisfait de la vie limitée qu'imposent les effets de l'"organe kundabuffer". Belzébuth explique à son petit-fils, au début de son éducation (chapitre XVI), qu'il existe dans l'univers deux principes qui régissent la durée de la vie. Le premier, propre à l'homme, est appelé Foolasnitamnien : il n'est suscité que par le développement de la volonté, par le "labeur conscient" et la "souffrance intentionnelle", dont la pratique permet le développement du "corps-kesdjan-dedeuxième-être" grâce auquel, lorsqu'il sera finalement rendu parfait par la Raison, la Réalité cosmique pourra être perçue directement. Le second principe, appelé Itoklanoz, résulte de la division de la volonté en impulsions contraires. Une personne vivant ainsi est contrôlée par l'attraction et la répulsion, les goûts et les dégoûts, et par l'alternance d'états actifs et passifs. Une telle situation est normale pour la création inférieure et pour les animaux, mais elle est anormale pour l'être humain. Bien que ce mode de vie soit facile et n'exige aucun effort, un homme vivant ainsi est séparé de sa conscience et, à moins que son âme ne soit déjà perdue, il ne peut qu'être mal à l'aise. Tout le monde est plus ou moins conscient que la vie n'est pas ce qu'elle devrait être ; il y a toujours des personnes qui s'éveillent à la réalité de la situation et cherchent une issue. C'est ce que Gurdjieff appelle le développement d'un "centre magnétique" (dans l'individu), dont l'effet, produisant une insatisfaction de la vie menée exclusivement vers le plaisir, ainsi qu'un besoin de trouver une voie menant de la vie de rêve à la vie réelle, est l'inverse de celui produit par l'"organe kundabuffer".

L'idée que l'évolution de l'homme a été, de quelque façon, intentionnellement stoppée à une époque reculée, et que la possibilité d'une évolution a depuis lors été rétablie, rend compréhensible nombre d'absurdités de notre situation actuelle. Beaucoup de personnes sont déroutées lorsque Gurdjieff affirme que l'humanité doit transformer des énergies parce que l'évolution de la Lune l'exige. Il n'y a aucun doute que Gurdjieff
ait été convaincu d'une relation quelconque entre la Lune et les conditions insatisfaisantes de la vie sur terre. Dans les Récits, cette relation est explicitée par l'archange Looisos, qui décida, pour éviter des complications, d'implanter en l'homme cet "organe kundabuffer". En plusieurs passages, Gurdjieff fait allusion à la Lune comme l'ennemie de l'homme. Certains se sont moqués de son insistance à dire que nous servons de "nourriture pour la Lune", comme s'il disait quelque chose de véritablement incongru. Cette idée comporte certainement un aspect très étrange. L'explication simpliste d'Orage selon laquelle la Lune doit être comprise comme un symbole psychologique, implique qu'elle serait un synonyme de l'"organe kundabuffer", auquel cas on ne voit pas la raison d'introduire arbitrairement une nouvelle notion.

Gurdjieff trouva certainement quelque part cette idée que le destin de l'homme est lié à celui de la Lune. Prise globalement, cette idée est très instructive pour comprendre le destin humain. Nous devons, de gré ou de force, produire l'énergie subtile exigée. Elle peut être produite involontairement, par le processus de notre mort, ou volontairement, par notre "labeur conscient" et notre "souffrance intentionnelle". La première façon est celle du principe Foolasnitamnien ; la seconde est celle du principe Itoklanoz. La libération de cette énergie par la mort se produit chez tous les êtres vivants et non pas seulement par celle de l'homme. La différence entre l'homme et l'animal réside dans le fait que l'homme peut libérer cette énergie par sa décision consciente et, ce faisant, libérer en même temps, à ses propres fins, les deux substances complémentaires, nécessaires au développement de ses deux "corps d'être supérieur".

Ceci nous ramène à la doctrine des corps supérieurs et à la signification des centres supérieurs, ainsi que de la Raison objective. L'enseignement de Gurdjieff nous apprend que l'homme a la possibilité de développer trois corps. Le premier est son corps physique, qui se développe naturellement. Le deuxième est son corps kesdjanien, qui se développe par le labeur conscient. Le troisième est le "corps d'être supérieur", qui se développe par la souffrance intentionnelle. La Raison objective ne peut pénétrer dans le corps physique. Il n'est pas non plus possible que les centres ordinaires de l'affectivité, des instincts et du mouvement, deviennent des instruments directs de la Raison objective. Celle-ci ne peut être acquise par l'homme que lorsque son deuxième corps est déjà formé, même s'il n'est pas parfait. Il existe un degré supérieur de la Raison objective, qui ne peut être atteint que par le développement du "corps d'être supérieur", le plus élevé, par lequel l'homme peut comprendre et participer au grand Processus cosmique.

On trouve dans les enseignements bouddhistes et tantriques de l'Inde et du Tibet, ainsi que dans les doctrines soufies d'Asie centrale, des concepts analogues concernant les corps supérieurs. Il est donc probable que Gurdjieff élabora cette partie de son système d'après les doctrines dont il avait eu connaissance au Turkestan oriental, en Afghanistan, au Tibet et peut-être en Inde. Il est bien connu que, selon l'enseignement théosophique, l'homme est constitué de plusieurs corps. Il y est dit que ces corps font partie de la nature humaine, mais qu'ils sont en sommeil et doivent être développés par des exercices. Gurdjieff dit que ces corps ne sont que potentiels, et non actuels, jusqu'à ce qu'ils soient développés par le travail que l'homme opère sur lui-même. La contradiction entre ces deux points de vue n'est pas aussi nette qu'elle peut le sembler à première vue ; si la possibilité d'un "corps d'être supérieur" existe en l'homme, cette possibilité doit exister sous forme d'une substance ou d'une matière susceptible d'être organisée ; Gurdjieff veut sans doute expliquer que nous possédons la matière d'un corps supérieur, dans un état fluide et désorganisé, mais que nous pouvons la rendre cohérente et l'organiser pas nos propres efforts.



































 





 

 

 




 




 

Lien vers les sites sannyasa parcourir
Courriel © sann - duth - Éric - 2004 - 2013