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B E N N E T T |
John G. Bennett 1897-1974
Gurdjieff, artisan d'un monde nouveau
Bennett n'échappe pas à une certaine servitude, mais ce qui le distingue de la plupart de ceux qui ont connus G. et ont écrit sur lui, c'est sa connaissance des langues et de l'environnement natals de G., et plus encore il a fréquenté le même type d'école initiatique en Asie centrale. Il peut véritablement dialoguer avec lui et échapper au charabia que se plaisait à parler G. qui mélangeait allègrement les langues occidentales. Leur première rencontre eu lieu en Turquie en 1920, s'en suivit une relation très épisodique (Bennett a surtout travaillé avec Ouspensky), courte en temps réel mais très forte dans son dénouement. Dans cet ouvrage il donne des éclaircissements sur les sources du savoir de G., dans un chapitre consacré aux maîtres de sagesse (khwajagan, Naq'shbandis, Yesevi), puis il aborde le sujet du cercle intérieur de l'humanité et l'existence d'une société Sarmoun qui aurait joué le rôle pour G. d'ultime école initiatrice. Il détaille la recherche de G., sa mission, donne des extraits d'une conférence de G. à Londres en 1922 axée sur l'essence et la personnalité, des considérations sur la vie au Prieuré à ses débuts, sur la science de l'idiotisme. Dans le chapitre dédié à G. écrivain il livre des détails intéressants sur les différences entre les versions originales des ouvrages et le résultat finale, G. a systématiquement rendu incompréhensibles les Récits, seul le chercheur opiniâtre peut arriver à décrypter une partie de ce que l'auteur veut dire. Dans un chapitre voué à la question posée par G. et quoi qu'il s'en défende il donne des débuts d'interprétation et de cohérence au dessein de Gurdjieff. Un chapitre traite du maintient réciproque et un autre de G. en tant qu'instructeur. Il se penche sur l'être humain machine à transformer les énergies.
La connaissance du terrain
p20 - Je n'aurais pas pu écrire ce livre si je n'avais pas connu les pays du Proche-Orient où Gurdjieff vécut et travailla plus de la moitié de sa vie. Je n'ai pas pu satisfaire mon ambition de voyager dans tout le Turkestan, mais j'ai rencontré des habitants de cette région, Sarts, Uzbeks, Turkmènes et Tartares, dont plusieurs derviches particulièrement conscients de l'importance de leurs traditions. J'ai souvent remarqué la puissante sensation de «réchauffement» que l'on éprouve en voyageant vers l'Est — d'Istanboul à Kars, puis à travers la Perse en direction de l'Amou-Daria (l'ancien Oxus), ce fleuve merveilleux qui a vu des migrations de peuples pendant dix mille ans, mêlant d'anciennes cultures et permettant l'établissement de nouvelles. Cette rivière attire tous ceux qui sont sensibles à l'histoire ancienne des hommes.
Première rencontre
p159 - La grande décision fut donc prise, le "travail" se poursuivait à l'ouest et Gurdjieff devait couper ses liens avec la Russie. Certains de ses élèves choisirent d'y rester. Quelques-uns retournèrent à Moscou et à Saint-Petersbourg, d'autres restèrent dans le Caucase. Gurdjieff liquida ses affaires, transformant ses effets en argent liquide et en une sélection de tapis particulièrement précieux. Il demanda des visas d'entrée en Turquie pour lui-même et pour une partie de sa famille. Il donna de l'argent à ceux de ses disciples qui voulaient partir, mais les laissa faire leurs propres préparatifs pour le voyage. Il arriva en Turquie en juin 1920, à un moment assez critique, alors que l'armée grecque avançait en Thrace orientale et menaçait d'occuper Bursa et Ushak. Personne ne pouvait prévoir la réaction des Turcs à cette provocation.
La Navy, ainsi que l'armée de la mer Noire, étaient responsables de la sécurité dans cette région. Les Français étaient chargés de la Syrie et les Italiens surveillaient l'Anatolie occidentale et les îles. En tant que chef du service politique des renseignements militaires, je devais être mis au courant de toutes les arrivées "suspectes". Comme je l'ai dit dans le chapitre précédent, il y avait apparemment un formidable dossier contre Gurdjieff à New Dehli, et nous reçûmes une dépêche nous avertissant qu'il était peut-être devenu un agent bolchevique. A cette époque, la célèbre Dunster Force, dans le nord de l'Iran, surveillait la région critique entre Kars, Tabriz et la mer Caspienne. Il semble que les agissements de Gurdjieff fussent connus du général Dunsterville. Il est possible que Gurdjieff ait entretenu des rapports avec la soi-disant "Armée chrétienne de la vengeance" menée par le sanguinaire général arménien Antranik, qui réussit à créer une république arménienne indépendante. Quelqu'en soit la raison, Gurdjieff était considéré en Turquie comme suspect et ne parvint pas à obtenir son visa de sortie. Il était cependant entièrement libre d'organiser son travail à Constantinople et particulièrement dans les districts de Galata, Pera et Tatavla, presque entièrement peuplés d'Arméniens et de Grecs. Il avait certainement des amis parmi les Turcs comme parmi les chrétiens, ainsi qu'en témoigne ma première rencontre avec lui dans le palais du prince Sabaheddin, sur le Bosphore. Il parvint à louer une maison près de la tour Galata, au numéro treize de la rue Yemenedji, ce qui n'était pas facile à l'époque. Constantinople étant pleine de troupes alliées et submergée de réfugiés russes, en nombre croissant, venant d'Odessa et d'autres ports de la mer Noire, ainsi que d'officiers et de soldats turcs démobilisés.
Gurdjieff décida, une fois de plus, d'établir une branche de son Institut.
Une relation épisodique
p290 - Je ne sais comment me situer moi-même. Lors de notre première rencontre, en 1920, je considérais Gurdjieff presque immédiatement comme mon maître. Lorsque je me suis rendu au Prieuré, en 1923, il montra clairement qu'il m'acceptait comme élève et j'étais alors convaincu que ma vie serait liée à la sienne. J'avais l'intention de revenir bientôt au Prieuré pour travailler avec lui et, éventuellement, devenir l'un de ses assistants. Pourtant, après avoir quitté Fontainebleau en août 1923, je ne revis plus Gurdjieff avant mon retour à Paris, en août 1948, exactement vingt-cinq ans plus tard. Comment je perdis le contact, comment je ne compris pas ce qui se passait, sont des choses qui restent encore aujourd'hui difficiles à expliquer. Lorsque je revins auprès de Gurdjieff, en 1948, je lui dis que j'avais l'impression d'avoir perdu la meilleure partie de ma vie en me séparant de lui durant vingt-cinq ans. Il répondit : "Non, c'était nécessaire. Sans cela, vous ne pouviez pas recevoir ce que je peux à présent vous donner. Vous ne pouviez pas rester avec moi. Maintenant vous pouvez rester." Et je restais effectivement avec lui jusqu'à la fin de sa vie. Le fait de revenir ainsi, après vingt-cinq ans, me paraissait tout à fait extraordinaire ; et par certains côtés, Gurdjieff reprit son enseignement exactement au point où il l'avait laissé en 1923, la dernière fois que nous avions eu un entretien, en langue turque.
Les maîtres de sagesse
p45 - Curieusement, la tradition des "maîtres" est presque inconnue aux Indes.
Une des principales affirmations d'Helena Blavatsky dans ses livres, La doctrine
secrète et Isis dévoilée, était d'avoir rencontré personnellement quelques-uns
des maîtres, au Tibet, ou au-delà. Cette croyance dans les maîtres devint alors
partie intégrante de la doctrine théosophique, mais avec une note d'occultisme
qui affaiblit sa crédibilité. Une grande partie du mystère des "maîtres"
théosophiques était lié à leur origine supposée tibétaine, bien qu'Helena Blavatsky ait elle-même affirmé que leur quartier général se situait au-delà des
montagnes, dans le Shamballa légendaire. Je n'avais jamais pensé que ceci puisse
être autre chose que pure fiction jusqu'à récemment, lorsque Idries Shah me
suggéra que Shamballa pouvait être dérivé de Shams-i-Balkh, le temple solaire
bactérien dont les ruines existent encore à Balkh près de la frontière nord de
l'Afghanistan. Rudolf Steiner associait Balkh à Hraniratta, le centre du culte
mithraïque du soleil. Ce que nous voulons mettre en évidence ici, est que la
croyance en une antique tradition toujours vivante est particulièrement
puissante dans les régions de l'Asie centrale où Gurdjieff concentra la plupart
de ses recherches. Nous n'essayerons pas, dans ce chapitre, de déterminer si une
hiérarchie spirituelle existe en réalité ou non. Cependant, j'examinerai avec
soin l'idée selon laquelle l'expression "maîtres de sagesse" viendrait des khwajagan, dont le rôle fut tellement extraordinaire, au
cœur de l'Asie, entre
le XIème et le XVème siècle de l'ère chrétienne. Le mot khwaja veut dire "sage" ou
"maître", et sa meilleure traduction est "maître de sagesse". Comme notre
mot "monsieur", il a perdu son sens noble et ne signifie plus beaucoup plus
que "professeur". Je suis presque certain que Gurdjieff avait entendu parler
de ces maîtres pendant sa jeunesse et que l'un des principaux buts de ses
voyages au Turkestan, en Afghanistan et au Tibet, était de découvrir des traces
de leurs activités afin de reconstituer leur enseignement.
Je dois la plus grande partie de mes connaissances sur les khwajagan aux
traductions turques d'une remarquable série d'ouvrages persans des XVème et
XVIème
siècles, et surtout, à l'admirable étude de Hasan Lutfi Susud, éminent soufi que
j'ai rencontré il y a des années en Turquie. L'œuvre de Hasan Susud, Khwajagan
Hanedani (Dynastie des Maîtres), fut publiée en
1958 et partiellement traduite en anglais. Les sources persanes les plus
précieuses sont le Reshahat Ayn et Hayat, le Nefahat el Uns et le
Risalei
Bahaiyye. J'ai également utilisé l'Histoire des Turcs de l'Asie centrale de Wilhelm Bartold, publiée dans
Welt des Islams en 1926. Les khwajagan sont
mentionnés dans de nombreuses études russes sur le Turkestan et il est certain
que Gurdjieff put avoir accès à ces études pendant sa jeunesse. Dès 1901,
Gurdjieff était bien conscient de l'importance de cette école ; mais autant
qu'on puisse l'affirmer il ne la mentionna par écrit que dans le programme de sa
démonstration de danses sacrées au théâtre des Champs-Élysées, en décembre 1923.
L'étude qui suit, sur les khwajagan et leur rôle historique, peut sembler en
dehors du sujet dans un livre consacré principalement à Gurdjieff ; mais on ne
peut isoler celui-ci du contexte de ses propres recherches, qui permettent de
s'en faire une idée correcte. Mes propres contacts avec les successeurs des
khwajagan, la confrérie des Naq'shbandis, m'ont convaincu que Gurdjieff avait
adopté beaucoup de leurs idées et de leurs techniques.
Avant de nous tourner plus à fond vers l'Asie centrale, il nous faut examiner la
situation analogue qui régnait en Europe mille ans plus tôt. Entre le III et le
VII siècle après J.-C., l'Europe fut bouleversée par l'invasion des hordes
d'Asie centrale qui détruisirent l'empire romain. Au milieu de ces
bouleversements surgit le phénomène du monachisme chrétien, fondé par saint
Benoît et ses successeurs. Les monastères de l'Europe firent renaître la
stabilité et la confiance, rétablirent l'agriculture et créèrent une culture
nouvelle qui dura huit cents ans, jusqu'à ce qu'elle soit remplacée par le
système de valeurs de la Renaissance. Peu de personnes seraient d'accord pour
lier ces événements à la question des "maîtres" au sens théosophique,
c'est-à-dire aux êtres supérieurs inconnus. Néanmoins, le phénomène du
monachisme est un fait historique difficilement explicable. Les hordes
gothiques furent transformées de destructeurs en créateurs, d'une façon qui
suggère la présence d'agents spirituels travaillant parmi les envahisseurs aussi
bien que parmi les populations européennes conquises. Il est possible que ces
agents soient venus de l'Asie centrale.
Il y a un parallélisme remarquable entre les événements
européens auxquels je viens de faire allusion et les convulsions que subit la
majeure partie de l'Asie entre les XI et XVI siècles. Des hordes de Goths et de
Tartares, de Turcs et de Mongols s'étendirent dans les empires décadents de la
Chine et de l'Inde, détruisirent les jeunes royaumes de Khwarezm et d'Azerbaijan
et les califats de Baghdad et du Caire. Le sommet est atteint entre 1220 et 1230
lorsque Genghis Khan et ses Mongols anéantirent toute forme de résistance et
dévastèrent les anciennes civilisations. Genghis Khan est un des personnages les
plus importants de l'Histoire. De son époque date une transformation complète du
monde, de la Chine à l'Europe. L'extraordinaire épopée de ses conquêtes s'étend
de 1210 à 1225. Les Mongols étaient des nomades ignorant la culture des
communautés agricoles et urbaines et sans aucune idée de ce que peut être une
religion théiste. Ils adoraient un Grand Esprit et croyaient que des puissances
spirituelles pouvaient les posséder. La transformation que l'on constate pendant
une courte période de vingt-cinq ans aurait été inconcevable sans un travail
spécial, semblable à celui qui était à l'origine du monachisme chrétien six
cents ans plus tôt. Nous savons qu'en vingt-cinq ans, les Mongols se
convertirent à l'Islam et adoptèrent la langue et la culture persanes. Le
parallélisme avec l'adoption par les Goths de la langue et de la culture
européennes est probablement plus qu'une coïncidence. Dès le début du xive
siècle, les descendants de Genghis Khan devinrent les plus grands mécènes de
l'art dans le monde, et Samarkand, l'ancienne Sogdiana, fut considérée comme le
centre culturel le plus important. Bien que des transformations aussi
spectaculaires se produisaient également en Chine, les résultats y furent moins
durables, et en l'espace d'un siècle l'influence des Mongols s'y était
pratiquement évanouie.
C'est un fait historique que la société ou confrérie de sages connus sous le nom
de khwajagan ou "maîtres" joua un rôle essentiel dans la transformation de
l'Asie centrale. Quoi qu'ils aient été musulmans et généralement connus sous le
nom de soufis, leurs doctrines et leurs méthodes étaient radicalement
différentes de celles des écoles soufies de l'Arabie, de l'Afrique et de
l'Espagne. Les khwajagan sont rarement mentionnés dans les livres sur le
soufisme, bien que leurs successeurs, les Naq'shbandis constituent la communauté
soufie la plus nom-
breuse et la plus puissante du monde. C'est par la littérature que le soufisme a
été connu en Occident, où la plupart des gens ont entendu parler des grands
poètes soufis : Nizami, Hafiz, Jellaludin Rumi et Attar, ainsi que des grands
philosophes tels que Mohyiddin ibn Arabi et Iman Gazali. Les khwajagan
écrivirent très peu jusqu'au XV siècle, en dehors de manuels pratiques qui
contiennent heureusement des exposés détaillés sur la vie et les œuvres de
nombreux grands maîtres. D'autres documents de l'époque apportent un complément
d'information, tels que les récits de voyageurs européens : le moine Guy de
Ruysbrouck traversa le Turkestan et aboutit en Mongolie en 1253 — et le plus
célèbre d'entre eux, Marco Polo, visita la cour chinoise de Kublai Khan,
petit-fils de Genghis Khan. L'explorateur arabe Ibn Battuta mentionne
l'influence des khwajagan dans les régions de Sogdiana et Koreen Lin. Les
historiographes persans, tels que Ibn Rashid, qui s'opposaient âprement aux
Mongols, font allusion aux khwajagan et reconnaissent que ceux-ci établirent des
relations amicales avec les Khans, lesquels conservèrent toute la région dans
une quiétude durable.
Qui donc étaient ces hommes si peu connus en Occident, dont l'influence s'exerça
pourtant plus de cinq siècles ? Les maîtres ne sont pas sortis du néant. Bien
avant leur apparition, un puissant courant de spiritualité circulait en Asie
centrale. Zoroastre, qui vivait à Balkh, la "mère des villes", au vie siècle
avant J.-C., hérita d'une tradition beaucoup plus ancienne. Les premiers hymnes
du peuple aryen contiennent des éléments convaincants qui permettent de déduire
qu'ils ont été composés dans le grand nord, il y a dix mille ans. Je crois qu'on
peut découvrir une tradition ininterrompue remontant à plus de trente mille ans,
alors que l'Asie centrale était une région fertile, le terrain de rencontre de
civilisations différentes — bien plus anciennes que celles de l'Égypte, de la
Mésopotamie et de l'Inde qui surgirent il y a six ou sept mille ans. Nous
examinerons ces traditions anciennes dans le prochain chapitre.
Nous ne pouvons espérer comprendre Gurdjieff sans essayer de partager son sens
de la signification historique des traditions spirituelles. Il savait qu'un
renouveau périodique est inévitable, mais il était néanmoins convaincu de
l'existence d'un noyau de sagesse, éternel et immuable, auquel l'homme a
toujours eu
accès. Il faisait souvent allusion à des traditions vieilles de quatre ou cinq
mille ans, toujours vivantes lorsqu'il voyagea en Asie, ainsi qu'à des
enseignements plus anciens qui remontent aux origines de l'humanité.
La tradition zoroastrienne fut remplacée par le christianisme et le manichéisme,
lesquels furent à leur tour absorbés par l'Islam. Mais l'Islam doit
quelques-unes de ses intuitions essentielles à ses contacts avec la Perse et
l'Asie centrale. Selon la tradition musulmane, Selman le Perse, qui fut le
premier magiste à se convertir à l'Islam et l'un des compagnons du Prophète,
appartenait à l'école de sagesse qui fleurit à Balkh durant presque deux mille
ans. Il s'agissait de l'école des maîtres.
Le titre de khwaja fut d'abord donné à Yusuf, de Hamadan. Hamadan, situé au
nord-ouest de l'Iran sur l'une des principales routes qui va du Turkestan en
Turquie et en Mésopotamie, reçut probablement la visite de Gurdjieff lors d'un
de ses premiers voyages. Yusuf Hamadini est né en 1084 dans le village de
Bozenjird près de Hamadan qui était à l'époque la capitale du premier sultan
Seljuk, Maghrib Beg. Le successeur de ce dernier, Malik Shah — sous le règne
duquel Yusuf grandit — avait à son service un homme remarquable : Nizam-ul-Mulk,
adversaire des fameux Assassins du mont Elburg, qui réussirent finalement à le
faire tuer. Yusuf quitta Hamadan à cette époque et se rendit à Bagdad pour y
suivre l'enseignement d'un très célèbre maître, Ibn Ishaq, un des successeurs de
Ibn Hanifa. Ishaq l'envoya auprès de plusieurs instructeurs à Ispahan, Bokhara
et Samarkand, régions encore principalement chrétiennes, de traditions
nestoriennes et unitairiennes. Il est probable qu'une mission spéciale lui fut
confiée, puisque, si l'on en croit le Fasl Ul Hitab, il reçut l'ordre
d'abandonner toute instruction ordinaire pour s'adonner au chemin de la prière,
de l'ascétisme et de l'auto-purification. Il est écrit dans un récit que Yusuf
fut initié par le Sheikh Ali Farmidi, le maître de l'Iman Gazali, un des plus
grands philosophes et mystiques de l'Islam.
Dès l'âge de trente ans, Yusuf fut reconnu comme maître, et des chercheurs (salikin)
venaient le voir de tous les coins d'Asie, ce qui était inhabituel puisque les
khwajas des époques postérieures n'accepteront que rarement des élèves qui
n'aient
suivi auparavant un apprentissage de vingt ou trente années. Yusuf séjourna à
Horasan, resta plus longuement à Bokhara et s'installa finalement à Merv, où il
fut enterré. On le décrit comme un homme grand, mince, avec des cheveux blonds
et des yeux bruns reflétant la gaieté. Il était doux, plein de compassion et
fréquentait librement des gens de toutes religions. On dit qu'il avait le visage
grêlé. Il portait toujours une cape en laine rapiécée. Son exercice spirituel de
prédilection était le zikr avec rétention du souffle. Il poussait cet exercice à
un tel point que, lorsqu'il priait, tout son corps se couvrait de transpiration.
Son activité était incessante. Bien que des centaines de chercheurs venaient de
loin pour le consulter, il travaillait plus particulièrement avec un groupe de
onze hommes qui l'accompagnèrent de Hamadan à Bokhara. Muhyiddin ibn Arabi
apprit en 1205 du Sheikh Evhadduddin Kirmani que le khwaja Yusuf avait occupé la
fonction de "maître des maîtres" pendant soixante ans. Yusuf mourut lors d'un
voyage entre Herat et Merv, en 1140, à l'âge de quatre-vingt-douze ans.
La littérature des khwajagan a consigné de nombreux détails et récits sur la vie
de Yusuf et sur les merveilles que lui et ses disciples accomplissaient. Dans
quel sens devons-nous les interpréter ? Yusuf était certainement reconnu de tous
côtés comme le plus grand maître spirituel de son temps — le kutb-i-zaman.
Plusieurs confréries derviches des plus importantes se réclament de lui. Bien
qu'il ait évité tout contact avec la vie politique, il fut non seulement
sollicité par les souverains de l'époque, mais de plus, ces derniers suivaient
ses conseils. Le titre de khwaja ou "maître de sagesse" devint alors le
privilège d'une catégorie d'hommes remarquables dont l'influence en Asie
centrale fut considérable pendant cinq siècles. Ils laissent une image très
différente de celle donnée par les théosophes et par les ouvrages d'Alice Bailey.
Les khwajagan étaient des hommes pratiques, accomplissant des tâches pratiques.
Leur mysticisme était pragmatique et ne constituait jamais une fin en soi.
Nous allons suivre l'histoire de quelques-uns des onze disciples de Yusuf
Hamadani, dont le premier successeur fut le khwaja Hasan Abdullah de Berk, né à
Khwarezm. Celui-ci se distingua par des pouvoirs spirituels remarquables et
particulièrement par le don de transmettre la "baraka", la "grâce
efficace" (la bénédiction, la chance), ce qui est le signe d'un haut niveau de
spiritualité. C'était un des dons que Gurdjieff possédait indubitablement.
(Gurdjieff nous dit qu'il rechercha spécialement les hommes qui possédaient
encore le don de la baraka.) Selon une légende, le khwaja Abdullah était
tellement absorbé par ses exercices spirituels qu'il ne subvenait plus aux
besoins de sa famille. Yusuf Hamadani lui en fit un jour le reproche mais la
nuit même il fit un songe où Dieu lui dit : "Je t'ai accordé l'oeil de
l'intellect, mais à Hasan j'ai donné aussi l'oeil du cœur. Laisse-le suivre son
chemin."
Ahmed Yevesi, le premier khwaja turc, fut le troisième successeur de Yusuf. Il
exerça une très grande influence dans toute la région de Ferghana, qui
s'étendait sur mille kilomètres autour de ce qui est aujourd'hui Tashkent, à la
frontière mongole de l'ancien Jaxartes, le Syr Daria d'aujourd'hui. Située sur
l'axe principal entre l'est et l'ouest, Tashkent est presque au centre de la
grande région nommée Turkestan. Avant la conquête musulmane, elle s'appelait
Binkath. Elle est décrite comme une grande ville entourée de deux enceintes,
dont l'extérieure avait sept portes et l'intérieure dix portes. Son palais, sa
citadelle et son bazar, très importants, étaient renommés à travers l'Asie. Plus
tard, le nom de Binkath fut remplacé par celui de Yesi, et lorsqu'elle devint la
capitale du Khanate ferghanien, on la rebaptisa Tashkent. Selon l'opinion
commune, c'est à Yesi que naquit Ahmed, en 1042, et il y mourut certainement, en
1166, à l'âge exceptionnel de cent vingt-quatre ans. Ahmed de Yesi fut le
fondateur de la spiritualité turque. Il fut élevé dans l'ambiance du chamanisme.
On croit savoir qu'il reçut ses premiers enseignements d'un célèbre alchimiste
chaman, mais qu'il fut guidé par une vision pour rejoindre Yusuf à Hamadan. Il
entra dans le petit cercle des onze qui accompagnèrent Yusuf à Bokhara, puis
retourna quelques années plus tard à Yesi (Tashkent) où il fut très rapidement
reconnu comme un homme aux pouvoirs extraordinaires. On lui donna le titre de
khwaja, mais les Turcs l'appelaient Bab-Arslan, ou Père Lion.
Ahmed Yesevi établit sa propre école qui se perpétua après sa mort sous le nom
de confrérie Yesevi. Gurdjieff s'intéressait beaucoup aux Yesevis, parce qu'ils
faisaient plus d'efforts que toutes autres communautés soufies, pour développer
la musique
et les exercices agissant directement sur le corps physique et les émotions de
l'homme. Dans leurs tekkiyas, ou centres communautaires, ils perpétuaient et
perfectionnaient des danses et des musiques sacrées de Binkath antérieures à
l'Islam. Certaines de ces danses témoignent du haut niveau de recherche
cosmologique atteint au Turkestan. Les soufis Yesevi développèrent également
leurs propres techniques psychologiques, probablement très inspirées des écoles
de chamans, encore nombreuses dans la région, à cette époque. Nous avons
l'habitude de considérer les chamans comme des magiciens aux pouvoirs peut-être
authentiques, mais ne possédant aucune connaissance scientifique de l'univers.
Mais il ne faut pas oublier que la profonde doctrine chinoise du Tao, et celle
du principe ternaire — une des deux lois cosmiques fondamentales, selon
Gurdjieff — sont issues de la même culture d'Asie centrale, de la même religion
du "Grand Esprit".
Gurdjieff vécut lui-même un certain temps à Tashkent, alors que le Khanate
ferghanien était encore, jusqu'à un certain point, indépendant du contrôle
russe. Il est possible qu'il ait trouvé là une école Yesevi liée aux maîtres de
sagesse. Le dialecte turc parlé dans la région ne lui aurait certainement fait
aucune difficulté. Bien que Tashkent se situe à deux mille miles des frontières
chinoises, il y avait, au xue siècle, une très libre circulation de voyageurs et
de missionnaires. La dynastie Sung, alors en déclin, qui régnait encore sur
presque toute la Chine, n'était plus en mesure d'empêcher l'entrée d'étrangers.
Et le grand réformateur social Wang an Shih (1020-1086) encouragea fortement les
échanges avec "les sages de l'Occident". Le réformateur religieux Chu Hsi
(1120-1200), en reprenant le confusianisme, introduisit des concepts
cosmologiques très semblables à ceux que Gurdjieff trouva au Turkestan,
plusieurs siècles plus tard. Les Chinois ont toujours difficilement reconnu le
rôle joué dans leur culture par les idées venues d'autres pays et, par
conséquent, nous ne pouvons dire avec certitude que des développements tels que
le Bouddhisme zen ont leur origine en Asie centrale. On peut seulement signaler
des analogies de technique.
Malheureusement, aucun des enseignements d'Ahmed Yesevi n'ont été préservés, et
il ne reste que des versions très remaniées de sa poésie, dans des recueils tels
que le Hazinei Jevahit ul
Obrav (le Trésor des Joyaux des Maîtres). Les peuples de langue turque l'ont
toujours reconnu comme un de leurs plus grands saints. On le citait encore au
XIX siècle chez les Tartares de la Volga. Il est très possible que les Tartares
avec lesquels Gurdjieff se lia d'amitié à Kars, aient connu les œuvres d'Ahmed
Yesevi.
Un fait démontre l'étendue de l'influence de celui-ci, de son vivant même : un
bâtiment spécial fut construit par le souverain de Yesi pour que les pèlerins
qui venaient de l'est, de l'ouest et du sud pour recevoir son enseignement,
puissent être hébergés. On enregistra de nombreux cas de guérisons, de
conversions spirituelles et même de miracles devant témoins. La sollicitude
d'Ahmed s'étendait aussi bien à ceux qui s'opposaient à lui et le rejetaient
qu'à ses amis et disciples. Le grand conquérant mongol Tamerlane, qui vécut deux
siècles plus tard, mentionne dans son autobiographie, Wahiat-i-Timur, qu'il eut
une vision alors qu'il priait au tombeau d'Ahmed Yesevi : le saint lui
enseignait un zikr et lui dit de le répéter quand il rencontrerait des
difficultés. Quelques années plus tard, durant sa campagne d'Asie mineure, il
rencontra sur le champ de bataille le sultan turc Bayazid le Foudroyant. Alors
qu'il observait une charge de cavalerie, Tamerlane répéta plus de soixante-dix
fois le quatrain que lui avait donné Ahmed : l'ennemi se replia alors
mystérieusement, et s'enfuit.
Les successeurs d'Ahmed : Mansur, Abdulmelik, Taj, Said et Suleymann furent
appelés Ata, ce qui signifie : père. Tous ces hommes étaient des khwajagan. L'un
de ces sheikhs yesevi, Hakim Ata, emmena avec lui, jusqu'à la Volga, un groupe
de disciples, et y établit une communauté Yesevi dont s'inspira beaucoup plus
tard l'Ordre Bektashi. Les soufis du sud contestent l'orthodoxie des Yesevi, et
les accusent de pratiquer la magie apprise des chamans.
Revenons maintenant à l'activité essentielle des khwajagan. Abdulhalik Gujduvani,
un des onze qui accompagnèrent le khwaja Yusuf, de Hamadan à Samarkand, est
décrit dans l'histoire des khwajagan comme le "chef du cercle intérieur des
maîtres". Sa famille était d'origine anatolienne, de la province byzantine de
Malatya. Il naquit à Gujduvan, près de Bokhara. Son père l'envoya auprès de
plusieurs maîtres avant qu'il n'arrive finalement à Hamadan, où il entra au
service du khwaja Yusuf. Selon son propre récit, il fut envoyé à Hamadan, à
l'âge de vingt-deux ans, par le "prophète caché", le khidr, qui lui était
apparu en vision. Abdulhalik nous a laissé un exposé sommaire des techniques
spirituelles soufies enseignées suivant la voie des khwajagan. Elles sont
consignées dans l'Essence de l'Enseignement des Maîtres :
1. Hush der dem. Sois présent à chaque souffle. Ne laisse pas ton attention
s'égarer, ne serait-ce que le temps d'un soupir. Rappelle-toi de toi-même en
toute situation.
2. Nazar ber kadem. Garde présent à l'esprit le but que tu t'es fixé, à chacun
de tes pas. N'oublie jamais que ton désir, c'est la liberté.
3. Safar dervatan. Tu voyages vers ta patrie. N'oublie pas que tu quittes le
monde des apparences pour aller vers le monde de la réalité.
4. Halvat der endjuman. La solitude dans la foule. Dans toutes tes activités
extérieures, garde ta liberté intérieure. Apprends à ne pas t'identifier à quoi
que ce soit.
5. Yad gerd. N'oublie pas ton Ami, c'est-à-dire Dieu. Que la prière de ta langue
(zikr) soit la prière de ton cœur (q'alb).
6. Baz gasht. Retourne à Dieu. N'aies d'autre but que d'atteindre la réalité.
7. Nigah dasht. Écarte toutes les pensées étrangères. Concentre-toi sur ton
activité, extérieure ou intérieure.
8. Yad dasht. Sois toujours conscient de la qualité de la présence divine.
Habitue-toi à reconnaître la présence de Dieu dans ton cœur.
Lorsqu'Abdulhalik mourut en 1190, le khwaja Ahmed Sadik de Bokhara lui succéda.
Il semble que le cercle intérieur des maîtres fut, à cette époque, transféré à
Bokhara, où, selon Gurdjieff, il se maintint pendant des siècles. L'atmosphère
était déjà à l'orage et les Mongols s'unissaient autour de Termurjin qui, au
cours du grand Kuriltay de 1206, prit le nom de Genghis Khan, et fut proclamé
grand Khan de tous les Mongols. Son nom semait déjà la terreur parmi les peuples
des pays frontaliers de la Mongolie. L'année suivante, un événement tout aussi important, bien que sans éclat, se produisit à Balkh, de l'autre
côté de l'Amou-Daria (Oxus), que Genghis Khan devait traverser treize ans plus
tard. Il s'agissait de la naissance de Mevlana Djellaludin Rumi, le plus grand
poète mystique de la langue perse, dont le nom est lié à l'une des grandes
confréries soufies : les Mevlevis, ou derviches tourneurs. Il n'est pas tout à
fait exact de citer Djellaluddin comme fondateur de l'Ordre derviche Mevlevi, de
même qu'il n'est pas exact de citer Abdul Kadir comme fondateur des Kadiris, ni
le khwaja Bektash Veli comme fondateur des Bektashis. Chacune de ces
personnalités joua un rôle spécifique, et lorsque sa mission était accomplie,
elle laissait derrière elle un groupe d'initiés éminemment formés, capables de
transmettre son enseignement et sa méthode. En général, après une génération,
une organisation se constituait et on peut remarquer que le deuxième successeur
du maître était presque toujours l'organisateur réel et le véritable fondateur
de la confrérie. Gurdjieff mentionne cette particularité dans sa doctrine des "figures sacrées" dont nous traiterons au chapitre 10.
Plus d'un courant d'influences spirituelles se rencontraient alors dans la
région que recouvrent aujourd'hui l'Iran, l'Afghanistan et le Turkestan. Un de
ces courants semble avoir eu son centre à Balkh, la "mère des villes", où Bahauddin Veled', le père de Djellaludin, fut connu comme théologien et mystique
de l'école occidentale, et comme disciple de Ibn el Arabi.
Un autre courant, celui de Kubravi, alimenté par des shi'ites initiés au
mysticisme extatique des Alevis, avait son centre dans le nord-ouest de la
Perse. Ils employaient certainement des drogues hypnagogiques et d'autres moyens
pour provoquer la transe mystique. Un troisième courant, celui des khwajagan,
avait son centre à Bokhara, mais ils se répandirent sur une large distance entre
le Kara Kum et le désert de Gobi.
Nous devons nous arrêter ici pour examiner l'ensemble de la situation à laquelle
est liée l'apparition des maîtres. En 1206 déjà, des yeux moins pénétrants que
ceux des khwajagan auraient pu prévoir le désastre imminent. Face à la menace
mongole, trois types de défense furent préparés. Selon une procédure à laquelle
les soufis sont accoutumés, certains émigrèrent au-delà de la zone de danger.
D'autres attendirent et se
laissèrent délibérément assimiler par le nouveau régime, bien qu'il fut tout à
fait étranger. Les troisièmes, tout en restant sur place, gardèrent intacte leur
tradition, en en déguisant la forme extérieure. Parmi les émigrants, le plus
éminent fut Bahauddin Veled de Balkh, qui se dirigea à l'ouest vers Bagdad, puis
Damas et enfin la capitale seljuk, Konya. Il était accompagné de son fils
Djellaludin qui devait recevoir le sobriquet de Rumi, parce qu'il habitait dans
une région que les habitants de l'Asie centrale considéraient comme romaine : la
péninsule d'Anatolie. Nijemeddin Daya, un autre émigrant de la même école, se
rendit également à Konya, qui devint le centre d'une activité spirituelle
intense jusqu'à la fin du XIX siècle.
Nous ne nous intéressons pas ici à ceux qui furent assimilés par les conquérants
mongols. Certains d'entre eux, comme Mahmud Yalavadj et son fils Mas'oud
Yalavadji, devinrent les proches conseillers de Genghis Khan et furent en grande
partie responsables de l'installation d'une administration très efficace, bien
que largement improvisée, pour le gouvernement des régions musulmanes conquises.
D'autres entreprirent l'organisation des corps de métiers, dont les réalisations
dans les domaines de l'art, de l'architecture, de l'agriculture et du travail
des métaux, devinrent exemplaires. D'autres encore introduisirent et
développèrent les mathématiques et l'astronomie arabes.
Nous nous intéressons au troisième groupe, celui qui maintint secrètement
l'enseignement traditionnel à travers tous les bouleversements de l'époque. Même
avant l'invasion des Mongols, la Transoxanie ne connaissait pas une paix totale.
Le sultan de Harzem (Khwarezm), Muhammad Shah, conquit l'Afghanistan oriental en
1202, puis Samarkand en 1212. Il fut généralement considéré comme le souverain
suprême de la région dès 1217. En l'espace de trois ans, son empire fut en
ruines. Bokhara fut prise par Genghis Khan en février 1220. Muhammad Shah mourut
de chagrin et de fatigue en décembre, après avoir fui à travers l'Asie pour se
réfugier sur une île de la mer Caspienne.
Les historiens arabes et chinois font des récits contradictoires sur la conquête
mongole. L'Histoire Secrète, recueil datant de 1240, donne une autre version : Genghis Khan, un conquérant certainement impitoyable, était cependant de nature
très superstitieuse, à quoi s'ajoutait une perception mystérieuse des
hommes. Les récits habituels de destruction totale de villes, et de massacres de
populations entières, se réfèrent principalement aux actes de ses généraux.
Ceux-ci, directement issus de la vie nomade de Sibérie, considéraient les villes
comme contraires à la nature et juste bonnes à être détruites. Le pillage et le
massacre à travers la Transoxanie, durant l'invasion mongole, furent si
horribles qu'ils laissèrent des traces indélébiles. L'administration en place
s'effondra et les Mongols, pas du tout prêts à affronter les problèmes d'une
population agricole et urbaine, manquaient de l'expérience nécessaire pour
rétablir l'ordre. La sagesse et la prévoyance de Genghis Khan se manifestèrent
dans sa pacification de la région, avec l'aide de conseillers musulmans bien
choisis. Il régnait, à cette époque, sur le plus grand empire que le monde ait
jamais connu, s'étendant de l'océan Pacifique aux frontières de l'Europe. Il ne
vécut que sept années de plus, mais ses conquêtes furent élargies par ses
descendants jusqu'à la majeure partie de l'Inde et de la Chine, et aussi à
l'ouest jusqu'en Russie. Le vieux monde, où chaque région principale était
indépendante des autres, avait disparu pour toujours, et un nouvel ordre devait
venir. Les descendants de Genghis Khan, y compris Tamerlane, gardèrent le monde
sous tension deux siècles durant. Mais une activité vivifiante très importante
est née de cette attente.
Au milieu des bouleversements, les khwajagan continuèrent sans interruption leur
enseignement d'une voie de transformation spirituelle accélérée et leur
préparation d'une élite qui devait transmettre et répandre leur influence à
travers l'Asie, l'Europe et l'Afrique du Nord. Leurs secrets ne nous sont que
partiellement connus. Ces hommes menaient essentiellement une vie équilibrée,
s'occupant d'affaires concrètes. C'étaient souvent des artisans, fidèles à leurs
devoirs religieux, mais très peu intéressés par la philosophie ou la théologie.
De nombreuses anecdotes racontent comment ils coupaient court à toute tentative
de discussion philosophique ou théologique, contraire-ment aux soufis du sud
tels que les poètes Attar et Hafiz, ainsi que le philosophe Al Gazali. Ils ne
favorisaient pas non plus les extases et les ravissements mystiques. Une formule
du khwaja Azizan Ali illustre ce point : "Si, à son époque, un seul des
disciples du khwaja Abdulhalik avait été présent, Hussein Mansur n'aurait pas eu
tant de problèmes. Ce disciple
aurait remis Al Hallaj à sa place et aurait annihilé ces absurdités." En effet, Mansur al Hallaj (865-930), le plus célèbre des soufis mystiques, qui affirmait
la totale identité entre Dieu et l'homme, fut, de son vivant, rejeté et
martyrisé, mais devint plus tard un symbole du parfait "amoureux de Dieu".
La distinction entre les soufis du sud — avec leur doctrine d'amour et d'union
avec Dieu — et les soufis du nord — avec leur doctrine de la libération du moi —
est très importante pour comprendre l'enseignement de Gurdjieff. A mon avis, les
soufis du nord ont certainement dû être influencés par la notion bouddhiste de
la libération du monde des apparences. Ils avaient de nombreux contacts avec les
écoles bouddhistes du Tibet et du Sinkiang et introduisirent dans leurs propres
croyances islamiques la notion essentiellement bouddhiste de liberté absolue par
l'abandon du moi.
C'est une notion très différente de celles que nous trouvons dans la littérature
mystique des Arabes et celle des soufis indiens. Les khwajagan suivaient la
voie de la libération totale et absolue. Leurs exercices spirituels venaient,
pour la plupart, de sources bouddhistes et tantriques, mais ils restaient
toujours musulmans, présentant aux yeux du monde une façade d'orthodoxie
religieuse. Il est également probable qu'ils aient été considérablement
influencés par les chrétiens nestoriens dont l'idée unitairienne de Dieu était
acceptable pour des musulmans. Les nestoriens furent eux-mêmes influencés par
des croyances bouddhistes et même chamanistes qui, toutes, avaient leur racine
dans l'ancienne culture du "Grand Esprit".
Les maîtres dont nous parlons n'étaient certainement pas des savants, ni des
théologiens, ni des mystiques extatiques. On peut se demander quels furent leur
enseignement et leur méthode. Ceci deviendra plus clair si nous les accompagnons
au long des deux siècles qui suivront. Au départ, ils fondaient leur
enseignement sur le khalka, ou groupe, sur la camaraderie entre le maître et le disciple (sohbat), sur les exercices spirituels (zikr),
sur la vigilance constante et la lutte contre ses propres faiblesses (mujahede).
Ils utilisaient également des méthodes d'éveil par les chocs et les surprises.
Enfin, leur participation à des entreprises pratiques avait certainement une
grande importance. Après le désastre de l'invasion mongole, ils prirent
l'initiative de reconstruire des mosquées, des écoles et des hôpitaux,
travaillant de leurs propres mains, tout en dirigeant leurs khalkas, qui
comprenaient parfois plusieurs centaines de membres.
Ceci nous amène à Genghis Khan et au pillage de Bokhara, en février 1220.
Genghis Khan était un païen au plein sens du mot. Les Mongols étaient
chamanistes et éprouvaient un profond respect pour les pouvoirs de leurs
chamans. Autant que son peuple, Genghis Khan était persuadé que les chamans
pouvaient apporter le succès ou l'échec et possédaient même un pouvoir de vie ou
de mort. Il fut pendant plusieurs années influencé, et même parfois dominé, par
le chaman Kokchu qui l'accompagnait dans toutes ses campagnes. Tout ceci doit
s'intégrer dans notre interprétation des événements intervenus entre 1210 et
1223. Pendant cette courte période, de chef triomphant des hordes nomades
mongoles, Genghis Khan se transforma en souverain, non moins glorieux, de
peuples agricoles et urbains hautement civilisés, en Transoxanie et en Perse.
L'historien musulman Rashid-ed-din ne cherche ni à expliquer ce fait, ni à
cacher sa haine envers Genghis Khan ; mais le biographe chinois Chang Chuen
raconte une anecdote intéressante : arrivant dans un village à deux jours de
marche de Bokhara (peut-être le village de Ringerve, où le khwaja Arif passa la
majeure partie de sa vie), Genghis Khan vit un homme d'allure vénérable qui, à
l'aide d'un boeuf, irriguait le champ avec une incomparable ingéniosité. Il fut
tellement impressionné par ce qu'il avait vu qu'il accorda à ce vieillard une
franchise contre toute réquisition. Lorsque Bokhara fut prise, quelques jours
plus tard, Genghis Khan donna l'ordre de piller toute propriété, mais de ne tuer
que ceux qui résisteraient. Il est possible, ainsi que le rapporte l'historien
perse Djunaydi en 1260, que Genghis Khan rassembla tous les musulmans de Bokhara
dans la grande mosquée et leur assura qu'il avait pour mission d'établir un
monde nouveau. D'ailleurs, les mosquées
ne furent pas détruites. La légende du massacre ne semble pas avoir de
fondement, du moins en ce qui concerne Bokhara. Seuls quelques Ulemas
fanatiques, qui rallièrent des groupes de résistance, furent résolument
massacrés. Les chefs religieux, qui s'étaient tenu à l'écart du conflit, ne
furent pas particulièrement menacés.
Nous pouvons constater un lien étroit entre l'histoire de Genghis Khan, telle
qu'elle est racontée dans les biographies perses, chinoises et mongoles, et
l'histoire des khwajagan, rapportée dans leurs propres annales, notamment dans
le Reshahat agn-el-Hayat. L'expansion rapide en l'espace d'une génération, après
les invasions mongoles, de cercles affiliés aux maîtres, suggère que ces
derniers réussirent à convaincre les nouveaux souverains, non seulement de leur
loyauté, mais aussi de leur valeur pour la nouvelle société. Les khwajagan sont
probablement à l'origine d'un des plus grands événements de l'Histoire :
l'abandon par les Mongols de leur chamanisme ancestral, leur conversion à
l'Islam et, par suite, l'instauration d'un pouvoir musulman à travers l'Asie du
sud-ouest, y compris l'Inde.
Lorsqu'en 1273, Bokhara fut à nouveau ravagée par les Mongols, leur armée vint,
cette fois, du sud, franchissant l'Amou-Daria dans la direction opposée à celle
prise par Genghis Khan cinquante ans plus tôt. Les liens entre la Chine, l'Asie
centrale et l'Asie du sud-ouest s'étaient affermis et de grandes routes
commerciales avaient été ouvertes, ce qui constituait un pas vers l'unification
des peuples, de l'Atlantique au Pacifique, sur une étendue où vivent aujourd'hui
les 5/6 de la race humaine. Ce qui aurait pu sembler, à première vue, être un
désastre complet, s'avéra, dans l'optique plus large de l'Histoire, un facteur
de progrès vers l'unification de la société humaine.
Le khwaja Arif Rivgerevi était, semble-t-il, le chef des maîtres durant la
période d'invasion mongole en Transoxanie. Nous ne savons que peu de choses sur
lui, et il est possible que le noyau du groupe des maîtres se retira dans ces
cols de montagne d'où le Syr-Daria s'épanche, vers la plaine et vers la mer
d'Aral. Les grandes cavernes proches du Syr-Daria ont été très longtemps
habitées, peut-être douze mille ans selon certaines traditions, par des
communautés troglodytes méconnues. Il est probable que Gurdjieff visita ces
cavernes dans les
années 1890, lors d'une expédition qu'il mentionne dans les Rencontres avec des
Hommes remarquables.
Le khwaja Mahmud Fagnevi, célèbre pour avoir été le maître du khwaja Mi de
Ramiytin, succéda à Arif Rivgerevi. Les pires moments de la crise étaient alors
passés. Genghis Khan était mort en 1227. Son troisième fils, Ogoday lui succéda,
mais, selon la coutume mongole, la meilleure partie de la Horde d'Or fut confiée
au plus jeune fils du Khan : Toulouy. Les Mongols pénétrèrent en Russie mais ne
trouvèrent pas d'issue par les cols du Caucase. C'est à ce moment que Kars
apparut dans l'histoire turque. En effet, l'armée turque qui se dirigeait vers
l'est à la rencontre des Mongols conduits par Hulagu, décida de rester sur la
défensive dans les montagnes à l'ouest de Kars. Le résultat fut que Hulagu se
tourna vers le sud et détruisit Baghdad, en février 1258, ce qui mit fin au
règne de cinq siècles du Califat abbaside. Il ne restait que la Turquie, l'Egypte
et l'Espagne comme puissances musulmanes indépendantes. Le deuxième fils de
Toulouy, Qubilai (Kubla Khan dans le récit de Marco Polo), conquit la Chine et
instaura la dynastie Yuan. De l'Atlantique au Pacifique, les Mongols étaient
connus et craints, mais leur expansion avait atteint ses limites.
Le moment était venu pour les khwaiagan de réapparaître publiquement. Leurs
annales comportent de nombreuses anecdotes racontant comment les soufis du sud
furent impressionnés par les techniques spirituelles révélées par le khwaja
Azizan Ali. Celui-ci fut le premier maître à être connu de son vivant bien
au-delà des frontières de Transoxanie. Il était contemporain de Mevlana
Djellaludin Rumi, qui écrit dans l'un de ses poèmes :
Si l'être (hal) n'était préférable au discours (kal)
Les notables de Bokhara se seraient-ils faits esclaves
[du khwaja Nessadj Azizan Ali ?
Un soufi orthodoxe, devenu disciple du khwaja Azizan, posa à celui-ci trois
questions :
Q. Nous servons tous ceux qui passent, comme vous le faites. Nous leur offrons
même des repas gratuits, ce que vous ne faites pas. Et pourtant les gens vous
aiment et se méfient de nous. Pourquoi ?
Azizan : Nombreux sont ceux qui offrent l'hospitalité et
rendent des services, mais ne savent pas servir généreusement. Apprenez à servir
avec générosité (amour désintéressé) et les gens ne se plaindront pas de vous.
Q. On dit que vous pratiquez le zikr-i-jerhi (zikr meurtri). Qu'est-ce ?
Azizan : Nous avons entendu dire que vous pratiquez le zikr silencieux. Ceci
signifie que votre zikr deviendra aussi jehri. Le secret du zikr efficace est de
répéter chaque phrase comme si elle devait être votre dernier souffle : c'est
pourquoi on l'appelle "meurtri".
Q. On dit que vous avez été initié par le khidr — béni soit-il ! Qu'est-ce que
cela signifie ?
Azizan : Le khidr aime ceux qui sont véritablement amoureux de Dieu. Son
initiation se passe dans les profondeurs du cœur, là où il n'y a plus de
pensée.
La référence au khidr — "celui qui se tient devant la face de Dieu" — confirme
la supposition selon laquelle les khwajagan étaient considérés comme un "cercle
intérieur" de sages qui recevaient directement les conseils émanant du khidr
spirituel. Les divers Actes des Maîtres rédigés à cette époque contiennent de
nombreux récits de miracles accomplis par le khwaja Azizan — réputé avoir vécu
jusqu'à cent trente ans — ainsi que par son cercle de disciples.
Laissons passer une génération de khwajas pour nous arrêter à Muhammad Bahauddin
de Bokhara, qui fut le grand maître du XV siècle. Les khwajagan avaient déjà
achevé la première étape de leur tâche d'auto développement et de formation
d'une élite, et se préparaient à une retraite. A ce moment crucial, il y eut une
scission. Il y a toujours deux mouvements : l'un va vers l'intérieur, c'est la
concentration ; l'autre va vers l'extérieur, c'est la manifestation. Entre les
XIV et XV siècles, les khwajagan qui, jusqu'alors, n'avaient eu ni nom ni
forme extérieure, commençaient à être connus sous le nom de Naq'shbandi, ou "symbolistes". Selon certains récits, Bahaddin fut lui-même un célèbre peintre
de représentations symboliques des mystères de la création. Les musulmans
orthodoxes, qui désapprouvent en principe toute forme d'art figuratif, jettent
un voile sur cet aspect de la vie de Bahauddin et mettent l'accent sur la
capacité qu'il avait de transmettre des vérités profondes par le truchement
d'actions simples. On a conservé
plusieurs récits de sa vie et de ses œuvres — récits venant de ses
contemporains qui s'accordaient à reconnaître que sa renommée fut tout à fait
exceptionnelle dès sa petite enfance. Il naquit en janvier 1340 dans le village
de Kasri Arifan, près de Bokhara. Il mourut et fut enterré dans ce même village,
en 1413.
Dans son autobiographie, Hayat Name, Bahauddin écrit :
"Lorsque j'étais petit garçon, mon père m'emmena à Samarkand, où nous rendîmes
visite aux grands chefs spirituels de la ville. Je participais à leurs prières.
Quelque temps plus tard, nous retournâmes à Bokhara et nous nous installâmes à
Kasri. Vers cette époque on me présenta la coiffe dervishe qu'avait autrefois
porté le grand saint Azizan Ali Ramiytani. Dès que je mis cette coiffe sur ma
tête, mon état intérieur fut complètement transformé. Mon cœur se remplit de
l'amour de Dieu que, depuis cet instant, j'ai porté en moi partout où je suis
allé. Peu de temps après, Seyyid Emir Kulal en personne visita Kasri Arif an et
fut particulièrement bon pour moi. J'ai suivi son enseignement quelques années
durant.
"Un jour que je marchais dans les rues de Bokhara, je rencontrais le khwaja
Azizan qui m'arrêta et me dit : " Hé, Bahauddin, je t'ai vu parmi les amis de
Dieu ! " Je répondis : " J'espère que, si telle est la volonté de mon Seigneur,
j'atteindrai cet état. " Il me demanda alors : " Quand tu as une impulsion ou
que tu désires quelque chose, qué fais-tu ? — " Si je le reçois, je rends grâce,
sinon, je patiente. " — " C'est facile, mais ce n'est pas le but. Maintenant,
laisse-moi te dire ce qui est vraiment nécessaire : va dans un lieu désert et
commence à jeûner. Ne laisse pas ton corps te dominer, pour que tu puisses
goûter la liberté. " Je fis ce qu'il me recommandait.
"Peu de temps après, je revis Azizan qui me dit : " Ta tâche suivante est de
servir les gens et de faire tout ton possible pour les rendre heureux. Sois
toujours prêt à aider les faibles et les pauvres !
"Je suivis les ordres d'Azizan pendant un certain temps. Ensuite j'allais le
voir, et il me dit : " Hé, Bahauddin, il faut que tu t'occupes des animaux,
maintenant. Fais tout ce que tu peux pour être bon avec les animaux et
souviens-toi que ce sont, comme toi, des créatures de Dieu. Ils ont leur propre
prière secrète à Dieu. Si tu vois des animaux surchargés ou qui souffrent tant
soit peu, fais ce que tu peux pour alléger leur fardeau et pour les aider. "
"Je suivis cet ordre de mon sheikh. Lorsque je voyais un cheval lourdement
chargé, je le déchargeais de quelques-uns de ses fardeaux. Je soignais les
animaux blessés ou malades. Une fois, en plein été, au milieu du mois d'août, je
sortis de Kasri Arifan et allai dans le désert, à la lisière duquel je vis un
sanglier qui fixait le soleil. Une extraordinaire béatitude me remplit. Il me
vint à l'esprit de demander au sanglier de prier pour moi. Alors que cette idée
me venait, je soulevai mes mains et m'approchai du sanglier en le saluant. Dans
un état d'extase il se jeta à terre et se roula plusieurs fois dans la
poussière. Dès qu'il se remit sur ses quatre pattes, je dis " Amen " et
retournai vers mon sheikh. Sans me laisser parler celui-ci me dit : " Très bien,
mon garçon. Maintenant, va dans les rues, partout où se trouvent les gens, et
nettoie les rues et enlève les objets qui encombrent le passage. " Je fis ce
qu'il m'avait dit, et, de cette manière, mon âme progressa. En effet, par le
simple fait de servir, je devins conscient de quelques secrets divins."
Bahauddin raconte également une vision qu'il eut lorsqu'il était petit, où un
saint maître lui fit deux recommandations :
"Bahauddin, le premier conseil est donné par ce cierge que tu vois brûler. Ce
qui signifie que tu as une aptitude — analogue à celle du cierge — pour suivre
cette voie. Tu ne dois pas oublier de moucher la mèche. Pour atteindre le but,
l'homme doit accomplir un travail sur lui-même, selon ses capacités. Le deuxième
conseil est de ne pas dévier de la bonne route que nous a indiquée le Prophète,
lui qui transmet la grâce. Diverses soi-disant traditions sont apparues depuis
l'époque de notre Prophète. Ignore-les toutes. Cherche à suivre l'exemple des
actes du Prophète et de ceux de ses compagnons."
Le khwaja Naq'shbandi se plaça sous la direction de Mevlana Arif de Dikkeran, et
rejoignit son khalka.
Plus tard, Bahauddin écrivit encore : "Lorsque je commençai l'exercice de
répétition (zikr), je devins conscient qu'un grand secret était sur le point
d'être révélé. Je me mis à sa recherche. Durant les trente années que je passai
avec Mevlana Arif, nous ne fûmes pas oisifs. Nous cherchâmes ici et là les
gardiens de la vérité (Ahl-i-Haqq). Nous nous rendîmes ensemble sur le hajj,
par deux fois. Nous ne nous enfermions pas dans des cellules ni des cavernes ;
chaque fois que nous entendions parler d'un homme susceptible de posséder la
connaissance de la vérité, nous le cherchions. Si j'avais trouvé un autre maître
comme Mevlana Arif, ou quand bien même j'aurais trouvé quelqu'un ne possédant
qu'une goutte de connaissance de plus qu'Arif, je n'aurais pas quitté celui-ci.
Pouvez-vous imaginer un homme qui s'asseye près de vous, genou contre genou,
vous révèle les secrets célestes les plus sublimes et, de plus, vous en fasse
comprendre la signification extérieure ainsi que le sens caché ?"
Après la mort de Mevlana Arif, Bahauddin passa trois mois avec Kasim, un sheikh
turc, puis il reçut pour directive de se rendre chez un des plus nobles cheikhs
turcs : Halil Ata.
Lorsque fut établi le sultanat de Transoxanie, Halil Ata accepta l'invitation
que lui fit le sultan d'être son conseiller, et il resta au service de celui-ci
durant six ans. Pendant ce temps, Bahauddin resta auprès d'Halil Ata : "Il me
manifesta beaucoup d'affection, écrit-il à propos de cette époque. Parfois avec
douceur, parfois avec brutalité, il m'enseigna les règles du service (des
autres). L'expérience que j'acquis fut très précieuse pour moi lorsque je me mis
à entreprendre mon propre travail. Lorsque Halil Ata fut au service du sultan,
il disait souvent dans notre groupe : " Quiconque me sert pour l'amour de Dieu,
deviendra grand au milieu du peuple ! " Je comprenais très bien à qui ces
paroles s'adressaient.
Cette époque était également très troublée. Le pouvoir mongol était émietté et
on assistait à travers le Turkestan, la Perse et le Caucase, à des guerres de
succession, des invasions et des migrations. La prise de pouvoir par un sultan,
sans guerre civile, était un événement rare ; pourtant Halil put gouverner son
territoire et laisser entrer librement des musulmans des sectes Shiah et Sunni,
qui étaient en guerre, ainsi que des chrétiens et des magistes (zoroastriens).
Bahauddin resta auprès de lui pendant tout ce temps et témoigna ensuite du
pouvoir extraordinaire qu'avait Halil pour faire ressortir ce qu'il y avait de
meilleur dans son peuple. Halil enseigna même à Bahauddin quelques secrets des
maîtres de sagesse. Malheureusement, les dernières paroles de Genghis Khan : "Ne
laissez jamais un Mongol lutter contre un Mongol" étaient oubliées et les
Mongols du Sud envahirent le Turkestan et détruisirent tout ce qu'Halil avait
réalisé. Bahauddin écrit dans son autobiographie :
"Lorsque je vis cet état de choses, tout amour pour le pouvoir terrestre fut
effacé de mon cœur et je ne désirai plus que gagner les trésors du monde
invisible. Pour subsister au milieu du désastre, je commençai à faire du
commerce et je retournai à Bokhara."
Quelques-uns des entretiens de Bahauddin Naq'shbandi avec son groupe (khalka)
ont été préservés. Quelques extraits donneront un meilleur aperçu de son
enseignement :
"Lorsque j'étais disciple, à l'exemple du khwaja Baba Semasi, je m'intéressais à
plusieurs traditions et je m'entretenais avec beaucoup d'érudits. Mais ce qui
m'a le plus aidé sur la voie, c'était la modestie et l'humilité. C'est par cette
porte que je suis entré, et par elle, j'ai tout découvert."
"Notre voie est celle de la discussion en groupe. Dans la solitude il y a la
notoriété, donc le danger. Le salut est dans le groupe. Ceux qui suivent cette
voie trouvent dans les réunions de groupe nombre d'avantages et de bienfaits."
"Il n'est pas possible que le plus grand nombre découvre le secret de l'union (tawhid).
Atteindre le secret de la sagesse pratique (marifat) est difficile, mais non
impossible."
"Nous n'acceptons pas tout le monde et ce n'est qu'avec difficulté que nous
acceptons quelqu'un de nouveau."
"Un sage érudit bien connu demanda quel était le but de la voie que nous
suivions. Le khwaja Bahauddin répondit : " La clarification de la sagesse
pratique. " — " Et qu'est-ce ? demanda son interlocuteur. " Il y a des choses
crédibles qui ont été transmises par des informateurs dignes de foi, mais
seulement d'une manière résumée. La clarification de la sagesse pratique
consiste à montrer aux gens comment découvrir ces choses dans leur expérience
personnelle.""
La place qu'occupe le khwaja Bahauddin Naq'shbandi dans la tradition des maîtres
n'est pas, comme on l'affirme souvent, celle d'un fondateur d'un nouvel ordre
derviche, mais plutôt celle d'un être qui a enrichi la tradition en y
introduisant beaucoup de sagesse pratique (marifat) préservée dans une vaste
région par des maîtres isolés et par des groupes. C'est
le sens de ses années de voyage avec Mevlana Arif Dikkerani. Bahauddin voulait
consolider et transmettre la marifat qu'il avait assemblée. En l'espace de deux
générations, ses successeurs enseignèrent à des rois et conseillèrent des
nations, exerçant une influence visible immense ; mais lui-même évitait de
telles entreprises. Lorsqu'il reçut l'invitation du roi de Herat, il dit : "Nous n'avons rien à faire avec les rois et les sultans ; mais si nous n'allons
pas vers eux, ils viendront vers nous et seront une nuisance pour nos derviches
et un fardeau pour la population ; nous sommes donc obligés d'aller lui rendre
cette visite." Lorsqu'il s'y rendit, il semble avoir montré de la réserve et
même de l'indifférence. Il refusa de manger, ne serait-ce qu'une bouchée, au
grand banquet préparé en son honneur, et il refusa les cadeaux du roi qui lui
envoyait des vêtements de sa propre garde-robe.
L'époque du khwaja Bahauddin Naq'shbandi marque un tournant de l'histoire des
maîtres. Après lui, il y eut encore de très grands maîtres, mais la confrérie se
confondit avec des "ordres" reconnus, se disloqua ou se mit en retraite.
L'Ordre Naq'shbandi prétend exercer la véritable succession des khwajagan, et
avoir hérité de leurs secrets.
Un des khwajagan qui vécut du temps de Tamerlane, le khwaja Nasruddin, se fit
une étrange réputation et devint l'objet d'innombrables contes et légendes. On
pense qu'il fut enterré à Akshehir, en Asie mineure, à soixante miles environ de
Konya. Gurdjieff professait une admiration sans limite pour Nasruddin, qui reçut
également le titre de Mevlana (notre Seigneur), généralement abrégé sous la
forme : Molla. Gurdjieff attribua un grand nombre de ses propres aphorismes —
sensés ou absurdes — à la personne du khwaja Nasruddin. La plupart des lecteurs
de Gurdjieff considèrent ce personnage, au mieux comme légendaire, et au pire
comme une invention récente. Ces interprétations sont inexactes puisqu'il est
fait mention du khwaja dans la littérature turque et persane datant du XVI
siècle. Il fut célèbre pour avoir gagné la confiance de Tamerlane, et pour avoir
sauvé la vie et les biens de beaucoup de ses compatriotes, grâce à ses
plaidoyers éloquents. Les récits traditionnels sur le khwaja Nasruddin
contiennent des enseignements très profonds qui prouvent son lien avec les
maîtres de sagesse. Un de ces récits, que j'ai entendu récemment, en
est un exemple : Nasruddin se trouvait un jour au bazar et vit un homme qui
vendait un perroquet pour cinq dirhem, une très grosse somme pour cette époque.
Sans rien dire, le khwaja rentra chez lui et revint avec une dinde qu'il
proposait pour dix dirhem, en disant que c'était un oiseau beaucoup plus gros
que le perroquet. Les badauds commencèrent à se moquer de lui, parce qu'il ne
voyait pas que la valeur du perroquet était liée à sa capacité de parler. Tout à
fait imperturbable, Nasruddin dit : "Le perroquet sait peut-être parler, mais
une dinde sait penser." Cette histoire contient pas moins de trois subtilités
différentes qui ne sont pas évidentes pour l'auditeur inattentif. Cette
dissimulation des subtilités est un trait caractéristique des khwajagan.
Ceux-ci conservèrent leur puissance et leur influence pendant les deux siècles
qui suivirent la mort de Bahauddin. Mon but n'étant pas d'écrire l'histoire des
maîtres de sagesse, mais de donner une idée de l'environnement dans lequel
Gurdjieff reçut la plus grande partie de sa formation, je passerai sur de grands
noms tels que ceux des khwajas Muhammed Parsa, Alaeddin Attar (qui écrivit une
biographie de Bahauddin Naq'shbandi) et Saad'eddin de Kashgar, fondateur d'une
école qui se perpétua jusqu'au XIX siècle. Mais je donnerai quelques
renseignements sur la vie et les œuvres du khwaja Ubeydullah Ahrar, pour qui
j'éprouve une vénération toute particulière. Bien qu'il ait vécu il y a cinq
siècles, je le considère comme un de mes maîtres, et comme un sheikh dont
l'exemple est aussi valable aujourd'hui qu'il ne l'était à son époque, après les
conquêtes de Tamerlane qui bouleversèrent le monde.
Le khwaja Ahrar fut le plus célèbre des khwaiagan et le plus éminent maître
soufi du XV siècle. Il naquit à Tashkent en 1404 et mourut à Kemangiran, un
village proche de Samarkand, en 1490, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Sa tombe
est à Samarkand.
Selon l'historien du Reshahat, la renommée du jeune Ubeydullah se répandit dès
son enfance, et il était considéré comme particulièrement favorisé de Dieu. Son
front rayonnait une telle lumière et une telle intelligence que quiconque
rencontrait son regard se sentait appelé à la prière et à la vénération de Dieu.
Pour sa part, le jeune khwaja ignorait totalement la ruse et ne se rendait pas
compte qu'il était différent des autres, leur
attribuant le même amour, la même joie et la même foi, qui étaient en lui.
La "perte de l'identité personnelle" ne se produit, même chez les chercheurs
exceptionnels, qu'après plusieurs années de recherche. A propos de l'époque où
il franchit cette étape, il dit : "Mon être intérieur fut inondé d'un tel flot
d'humilité que je vénérais tous ceux que je rencontrais. Qu'ils soient esclaves
ou libres, blancs ou noirs, petits ou grands, maîtres ou serviteurs, je tombais
à leurs pieds et les suppliais de secourir mon âme." Dès l'âge de dix-huit ans,
la puissance de son zikr était telle, qu'à l'instar des disciples d'Abdullah
Gujduvani, il n'entendait et ne voyait plus rien, lorsqu'il était absorbé dans
la méditation, même dans la foule et le tumulte d'un bazar.
Après deux ans passés à Samarkand, il se rendit à Herat, âgé de vingt-quatre
ans. Il y resta cinq années comme disciple des maîtres soufis les plus éminents
de la ville. A vingt-neuf ans il retourna à Tashkent et devint agriculteur. Il
commença avec quelques arpents de pâture et une paire de boeufs, mais il reçut
tant de dons et de bénédictions dans cette activité qu'en peu de temps il devint
le fermier le plus riche de Tashkent et acquit de vastes domaines. Il possédait
de nombreuses fermes et beaucoup de bétail. Il fut, avant tout, un merveilleux
cultivateur de céréales, car il possédait une étrange connaissance intuitive des
semences qui pousseraient bien en un moment et un lieu donnés. Il disait : "Dieu tout-puissant a tant béni mes terres que j'envoyais tous les ans à notre
souverain le sultan Ahmed Mirza, à Samarkand, huit cent mille boisseaux de
céréales de ma propriété, ce qui était suffisant pour nourrir toute la ville."
Ceci n'est pas sans rapport avec l'explication que donna le khwaja de la formule
Inna a'tayna — "Nous t'avons ouvert les yeux" — qui signifie que les
chercheurs persévérants obtiennent le pouvoir de témoigner de la puissance de
Dieu. "Dieu ne se manifeste pas aux créateurs directement, mais Il peut être
connu à travers ses œuvres par ceux qui ont le don de la vision intérieure.
Leurs œuvres deviennent en elles-mêmes des manifestations du pouvoir de Dieu et
témoignent de Sa présence dans sa création. Ceux qui ont ce pouvoir doivent le
révéler : il n'y a pas de place pour la honte ou la dissimulation."
Jusqu'à ce qu'il devienne maître, Ubeydullah resta constamment au service des
autres. Lorsqu'il était à Herat, il avait l'habitude de se rendre au hamman
(bain turc) appelé "Le vieillard de Herat", et d'en servir les clients sans
demander de salaire. Il disait : "Je n'ai pas appris la voie du soufisme dans
les livres, mais en servant les autres. Dieu mène à Lui chaque âme d'une façon
qui Lui est propre ; j'ai suivi la voie du service. C'est pourquoi j'aime et
j'estime tant le service. A tous ceux qui viennent à moi et dont je désire le
bonheur, je conseille de pratiquer l'art de servir."
Ahrar rencontra les plus nobles successeurs du khwaja Bahauddin Naq'shbandi et
les maîtres de sagesse des principaux centres du Turkestan, du désert de Gobi et
du Kush hindou, à la mer Caspienne et au Caucase. Il resta constamment en
relation avec ces maîtres et fut reconnu comme kutb ("axe" spirituel) de son
époque, l'un des rares à avoir joué un rôle public. Son initiateur avait été Seyyid Kasim de Tabriz.
Le Reshahat et d'autres annales de l'époque sont remplis de récits des pouvoirs
et facultés supranormales que possédait Ubeydullah Ahrar. Un témoin oculaire
rapporte :
"Nous étions à Firhet, en présence du khwaja Ahrar. Un jour, celui-ci demanda
un morceau de papier et un stylet. Il écrivit le nom de Ibn Said Mirza, et,
après avoir plié le papier plusieurs fois, il le mit dans les plis de son
turban. A cette époque, personne n'avait entendu parler de Ibn Said Mirza.
Quelques-uns des amis intimes du khwaja le supplièrent de dire quel était le nom
qu'il avait écrit. Le khwaja répondit : " C'est le nom de quelqu'un qui devrait
régner sur vous et moi et sur tout Tashkent, Samarkand et Horasan "."
Très peu de temps après, la renommée du sultan Ibn Said Mirza commença à
s'étendre hors du Turkestan. Ibn Said vit Ahrar en songe et se rendit à sa
rencontre. Mirza obtint, un peu plus tard, la domination sur tout le Turkestan.
Ibn Said Mirza fut totalement séduit par la conversation et les manières du
khwaja, et ne cessa, durant tout son règne, de se tourner vers lui pour lui
demander conseil et protection.
Ahrar ne voulut jamais être un instructeur (sheikh). Il dit un jour : "Si je
devenais instructeur, il ne resterait plus un seul élève aux sheikhs. Ma tâche
n'est pas d'enseigner, mais de protéger les croyants innocents de l'oppression
des tyrans, et
d'empêcher les guerres et les révolutions. C'est pourquoi j'ai dû fréquenter les
souverains et les sultans et gagner leur affection."
Ahrar passait pour un homme aux pouvoirs miraculeux. Son nom apparaît dans
toutes les histoires d'Asie centrale au XV siècle. Il est peut-être le modèle
du personnage que Gurdjieff appelle Olman Tabor, le chef de "l'assemblée des
éclairés" qui réussit à mettre fin, durant deux générations, aux guerres
civiles qui ravageaient l'Asie. Contrairement à de nombreux soufis de son
époque, Ahrar était partisan de la libération absolue, dans un sens qui suggère
une tendance bouddhiste.
Après la mort d'Ahara, les khwajagan disparurent au bout d'une génération. Une
partie importante de leur héritage fut transmise à la confrérie connue sous le
nom de Naq'shbandis, mais il est probable que le noyau le plus intérieur de la
confrérie se rallia à une société connue pendant trois mille ans sous le nom de
Sarman ou Sarmoun. Nous allons maintenant étudier les preuves de l'existence
d'une telle confrérie et d'une telle
tradition.
Le cercle intérieur de l'humanité, la société Sarmoun
p78 - Il est probable que les recherches de Gurdjieff le
convainquirent de l'existence sur terre de personnes ayant des pouvoirs
supérieurs et exerçant une activité, encore de nos jours. Mis à part ce qu'il en
dit à Ouspensky en 1916, Gurdjieff ne semble pas avoir fait de cette question un
axe principal de son enseignement. On donne à ce fait plusieurs explications.
Certains disent que Gurdjieff ne fut jamais admis dans les groupes les plus
avancés, et qu'il fut obligé de rassembler, tant bien que mal, des fragments
qu'il avait recueilli de sources différentes. D'autres croient qu'il fut
missionné pour préparer la voie à une intervention plus décisive des Gardiens de
la Tradition dans la vie occidentale. Il est probable que Gurdjieff a laissé des
indices suffisamment clairs pour nous permettre de resituer sa position réelle.
C'est d'ailleurs un des buts du présent livre d'examiner ces indices. Nous avons
déjà noté que dans aucun écrit Gurdjieff n'affirme explicitement l'existence
d'un "cercle intérieur", ni qu'il en ait jamais rencontré la preuve. Il est
vrai qu'il parle de "fraternités mondiales", notamment dans les Rencontres
avec des hommes remarquables, mais il les présente comme des ordres fermés
retirés du monde, ne s'intéressant qu'au salut personnel de quelques âmes
fortunées qui ont la chance de pouvoir entrer en contact avec eux. Il est
cependant possible de dresser un bilan plus encourageant, si nous suivons
quelques indications laissées ici et là par Gurdjieff.
Il y a notamment la mention, en plusieurs passages, de la
société Sarmoun ou Sarman. La prononciation est la même pour les deux
orthographes. Ce mot vient de l'ancien persan : il apparaît dans certains textes
pahlawi pour désigner les continuateurs de la tradition zoroastrienne. Le mot a
trois sens :
a) Il signifie abeille, ce qui a toujours été le symbole de ceux qui cueillent
le "miel" précieux de la sagesse traditionnelle, et la préservent pour les
générations futures. Une série de légendes, intitulée Les Abeilles, bien connue
dans les milieux arméniens et syriens, fut recueillie par Mar Salamon, un
archimandrite nestorien du XIII siècle (c'est-à-dire à peu près l'époque de Genghis Khan).
Les Abeilles mentionne l'existence d'un pouvoir mystérieux
transmis depuis l'époque de Zoroastre, et rendu manifeste au temps du Christ.
b) Une traduction plus évidente du mot sarman considère man dans son sens persan
de qualité transmise héréditairement, distinguant par conséquent une famille ou
une race. Cette notion peut inclure un souvenir de famille ou une tradition. Le
mot sar signifie tête, au sens propre ou au sens figuré de principe ou de
chef.
La locution sarman évoquerait donc le principal dépositaire de la Tradition, de
la "philosophie éternelle" (philosophia perennis) transmise de génération en
génération par des "initiés", ainsi que Gurdjieff le décrit.
c) Le troisième sens possible du mot sarman est : "ceux qui ont été éclairés",
littéralement : "ceux dont les têtes ont été purifiées". Ceci nous fournit
peut-être une indication concernant les buts de Gurdjieff. Dans le chapitre
consacré à "l'opinion de Belzébuth sur la guerre", allusion est faite à une
ancienne confrérie de l'Asie centrale, connue sous le nom d' "Assemblée des
Éclairés". Les membres de cette confrérie auraient été, en ce temps,
particulièrement vénérés par d'autres êtres "tri-cérébrés" vivant auprès d'eux,
et, par la suite ils furent parfois appelés : "Assemblée-de-tous-les-Saints-vivantsur-la-terre". Cette allusion est ce qui
pourrait le plus ressembler, dans tous les écrits de Gurdjieff, à une mention
spécifique d'un groupe correspondant à l'idée de "cercle intérieur" de
l'humanité.
Il précise que cette confrérie fut constituée dans un passé lointain, par un
groupe d'êtres ayant constaté qu'ils possédaient les caractéristiques de
l'organe kundabuffer, et s'étaient rassemblés pour travailler ensemble à la
libération de ces caractéristiques. Cette assemblée prit l'initiative de créer
une association en vue d'éviter la guerre. Gurdjieff prend soin de situer
géographiquement cet événement, en citant Mosul, sur la rive du Tigre, face aux
ruines de Nimrund et de Ninève, comme centre de cette association. Il précise
qu'elle existait il y a plusieurs siècles, et fixe même une date en parlant des
représentants personnels du célèbre conquérant Tamerlan. Ce dernier traversa
certainement Mosul et, comme nous l'avons vu dans le dernier chapitre, il fut un
mécène des soufis et un fervent disciple du khwaja Ahmed Yesevi de Tashkent.
On peut raisonnablement conclure que Gurdjieff attend du lecteur la
compréhension qu'il s'agit d'événements historiques de grande importance, ce qui
est confirmé par la liste impressionnante des communautés représentées dans
l'association : mongols, arabes, kirghizes, georgiens, petits-russes et tamils,
recouvrant la plus grande partie des principales religions : chamans, musulmans,
bouddhistes, chrétiens et hindous. On note l'absence de zoroastriens et de
juifs.
C'est un fait historique qu'après deux siècles de guerres et de révolutions,
l'Asie connut une période de paix relative, aux XV et XVI siècles. J'ai
suggéré, dans le précédent chapitre, que les khwajagan aient pu ne pas être
étrangers à cet état de fait. Il est peu probable que l'«Assemblée des Éclairés"
puisse être assimilée aux khwajagan, pour la simple raison qu'il n'y a aucune
preuve que ceux-ci se soient jamais rassemblés pour agir de concert. Les maîtres
étaient particulièrement indépendants : ils se reconnaissaient et se soutenaient
mutuellement, mais ne formèrent pas une société. Ce n'est qu'au XVI siècle que
des confréries, telles que les Naq'shbandis, commencèrent à s'organiser.
Même si les khwajagan et les sarman ne sont pas identiques, il est possible que
des khwajas aient été individuellement associés à la confrérie sarman. Gurdjieff
en fait d'ailleurs la suggestion, et si l'on compare les dates et les activités
on peut identifier le personnage qu'il appelle Frère Olmantaboor au maître
Ubeydullah Ahrar. Mevlana Djami, le plus grand nom
littéraire de l'Asie centrale, et qui fut le biographe d'Ahrar, semblait
conscient du fait que l'influence de ce dernier s'étendait bien au-delà de son
entourage immédiat. Rappelons qu'il se distingua par son souci d'éviter la
guerre, contrairement aux autres soufis qui considéraient jusqu'alors le monde
et ses méchancetés comme un mal à éviter plutôt que comme un champ propice à
l'activité bienfaisante.
Il est probable que les gardiens originaux des traditions furent membres de la
confrérie sarman. Nous devons essayer de découvrir tout ce que nous pouvons sur
ses origines et ses activités. Gurdjieff fournit à ce propos un autre indice
curieux. Il dit qu'une société nommée "La-terre-est-également-librepour-tous"
se donna pour but d'établir en Asie une seule religion, une seule langue et une
seule autorité centrale. La religion qu'ils choisirent devait être fondée sur le
parsisme (religion zoroastrienne), en la modifiant un peu. La langue devait être
le turkmène, dialecte turc du Turkmenistan, parlé entre Samarkand et Balkh.
L'autorité centrale devait être établie à Margelan, capitale du Khanat
ferghanien. Aucune autre mention du parsisme, religion fondée par Zoroastre,
n'apparaît ailleurs dans les écrits de Gurdjieff. Il est particulièrement
étonnant qu'aucune mention de Zoroastre n'apparaisse dans le chapitre sur la
religion, et que son nom n'apparaisse pas non plus parmi ceux des sages qui se
rassemblèrent à Babylone et formèrent la société des adeptes du "legominisme". La date de cette réunion peut facilement être déterminée : c'est en 510 avant
J.-C. que Cambyse emmena à Babylone des érudits d'Égypte, parmi lesquels
figurait Pythagore, si l'on en croit Jamblique. Ceci est en accord avec les
Récits de Belzébuth.
Gurdjieff devait connaître les traditions grecques qui se réfèrent à Zoroastre
ou Zaratas. Apulée mentionne Zoroastre comme guide spirituel de Cyrus le Grand
et maître de Pythagore. Il existe de nombreuses références semblables dans la
littérature grecque. Dans sa Vie de Pythagore (chapitre 4), Jamblique dit que
celui-ci séjourna à Babylone durant douze ans en compagnie des Mages. Ces
citations rappellent d'une manière étonnante la description que donne Gurdjieff
du "Club des Adhérents au Legominisme" dans le chapitre XXX
des Récits de Belzébuth. Gurdjieff connaissait certainement son Jamblique et,
dans une certaine mesure, il avait modelé son Institut selon le modèle des
écoles pythagoriciennes. A moins que nous identifiions Ashiata Shiemash à
Pythagore, ce dernier n'apparaît pas dans les Récits relatifs à la période
babylonienne. Dans ce cas, pourquoi la religion pythagoricienne est-elle
mentionnée (dans un chapitre ultérieur décrivant des événements postérieurs de
deux mille ans à Zoroastre) comme le meilleur fondement d'une croyance commune
pour toutes les communautés asiatiques ?
Dans son ouvrage The Spiritual Guidance of Manking (Les guides spirituels de
l'humanité), publié en 1911, Rudolf Steiner prétend avoir pu, grâce à la
clairvoyance, reconstituer l'histoire de l'influence zoroastrienne pendant huit
mille ans, c'est-à-dire depuis les origines de la culture aryenne. Puisque
Gurdjieff mentionne plusieurs fois l'anthroposophie dans les Récits de
Belzébuth, nous pouvons supposer qu'il connaissait l'importance qu'attachait
Steiner aux traditions zoroastriennes. Il mentionne d'ailleurs invariablement
l'anthroposophie en termes méprisants, comme une aberration du même ordre que la
théosophie et le spiritisme. Ceci n'implique pas qu'il ait rejeté toutes les
conclusions de Rudolf Steiner, mais, d'après certaines conversations, je suppose
qu'il se refusait à accepter sans discernement toute affirmation qui ne serait
pas vérifiée par des preuves historiques.
On a suggéré que l'«Individualité Cosmique incarnée des Cieux" qui est appelée Ashiata Shiemash dans les
Récits (chapitres XXVI et XXVII) n'est autre que
Zarathoustra (Zoroastre). Gurdjieff présente ce personnage sous trois formes
différentes : a) comme personnage historique ayant réellement vécu en Asie il y
a des milliers d'années ; b) comme l'image du prophète de la nouvelle ère, non
encore manifesté ; c) comme étant Gurdjieff lui-même. Il dit, en effet, plus
d'une fois : "Je suis Ashiata Shiemash." On a également prétendu que ces
chapitres étaient purement allégoriques et ne se référaient à aucune situation
historique passée, présente ou à venir. A mon avis, toutes ces interprétations
sont valables, et il nous faut par conséquent les examiner séparément pour voir
si elles peuvent nous aider dans notre recherche du "cercle intérieur".
Il est dit qu'après son illumination, Ashiata s'est rendu "à Djoofapal, capitale du pays qui s'appelait alors Kurlandtech, situé au milieu du
continent asiatique". S'il s'agit d'une allusion au voyage de Zarathoustra,
dans sa trentième année, après son illumination, la ville doit être Balkh, dont
le roi était Kave Gushtaspa. Zarathoustra y rencontra deux hommes qui
cherchaient la sagesse, Jamaspa et Frashaostra, conseillers du roi. Il leur
apporta l'illumination et put même initier le roi. Il y a, dans les Avesta, un
remarquable verset qui dit :
"L'essentiel des mystères Maga a été donné à Kave Gushtaspa.
"En même temps il a été initié dans la voie de Vohu Manah,
[par la vision intérieure.
"C'est la voie décrétée par Ahura Mazda, selon Asha."
Dans la littérature sacrée persane plus tardive, Asha devient Ashtvahasht, ce
qui rappelle beaucoup Ashiata Shiemash.
Selon la légende, Kave Gushtaspa se plaça entièrement sous la direction de
Zarathoustra, et ceci inaugura le "règne de la Bonne Loi".
Il est évidemment possible que Gurdjieff ait eu tout cela en tête, mais il n'en
laissa aucune indication nette. Le nom Ashiata Shiemash pourrait être dérivé du
turc ash, qui signifie nourriture, et de iat et iem qui signifient manger. Selon
cette interprétation, Ashiatashiemash personnifierait le principe de l'"alimentation réciproque" — ce qui n'est pas sans intérêt si, comme je le crois,
ce principe est d'origine zoroastrienne.
Ce qui, dans les écrits de Gurdjieff, ressemble le plus à la description d'une
société influençant l'Histoire, est son "Organisation pour l'Existence de
l'Homme, Créée par le Très Saint Ashiata Shiemash". Ce dernier avait
découvert à Djoolfapal (Balkh ?) une société à partir de laquelle se développera
une autre société appelée Confrérie Heechtvori. Ce nom signifie-rait : "seul
sera appelé et deviendra Fils de Dieu celui qui acquiert en lui-même la
conscience 8." "Cette confrérie ne s'occupait ni d'organisation, ni de
réformes sociales, ni de l'exercice du pouvoir. C'était un centre de formation
où se
rendaient les gens pour "éclairer leur raison " ; d'abord, quant à la présence
réelle de la conscience en l'homme ; ensuite, quant aux moyens pour la "
manifester " de sorte qu'un homme puisse répondre au vrai sens et but de son
existence." Les conséquences extérieures sociales de cette formation sont
décrites comme profondes et de grande portée. Apparut un nouveau type de
relations humaines, les hommes cherchant à être conseil-lés plutôt que
commandés. Les conflits sociaux et politiques disparurent, ce qui n'était pas la
conséquence d'une réforme ou d'une réorganisation, mais uniquement d'un
changement intérieur chez les gens. Je crois que Gurdjieff utilise l'histoire de
Ashiata Shiemash, non seulement pour souligner l'importance primordiale de la
conscience, dans son message à l'humanité, mais aussi pour suggérer qu'il
n'accorde aucune confiance à n'importe quelle "action à distance" occulte. Les
gens doivent être aidés par des actes qu'ils puissent comprendre et,
éventuellement, reproduire.
Dans l'esprit des communautés d'Asie centrale, Zoroastre fut associé à la lutte
millénaire entre les nomades turaniens et les colons aryens. Les Gathas Avestans
assimilent souvent les turaniens aux mauvais esprits, malgré le fait que plus
d'un prince turanien devint disciple de Zoroastre. La société de Gurdjieff, "La-Terre-est-également-Libre-pour-Tous", devait adopter l'ancienne langue turanienne, la combiner avec la religion aryenne du parsisme, et établir son
centre principal à Ferghana. Une telle combinaison n'est concevable que dans une
société ayant atteint un très haut niveau, où les conflits divisant les
religions et les peuples n'existent plus. On ne pourrait imaginer société plus
élevée que l'«Assemblée-de-tousles-Saints-Vivants-sur-la-Terre", telle que la
décrit Gurdjieff.
Le lien entre cette société et la confrérie sarman est établi par le nom et le
lieu (d'abord Mosul, puis Bokhara). Dans les Rencontres avec des Hommes
remarquables, Gurdjieff raconte comment, en compagnie de son ami arménien Pogossian, ils découvrirent d'anciens textes arméniens, parmi lesquels le livre
Merkhavat qui mentionnait, comme école ésotérique célèbre, la société "sarmoung" — fondée à Babylone, si l'on en croit la Tradition, dès 2500 avant J.-C. Elle
aurait existé en Mésopotamie jusqu'au VI ou au VII siècle de l'ère chrétienne.
Cette école était réputée pour ses nombreuses connaissances, donnant
accès à maints mystères secrets. La date de 2500 avant J.-C. situerait donc
la fondation de cette école plusieurs siècles avant l'époque d'Hammurabi, le
plus grand législateur de l'Antiquité. Cette date est intéressante, car elle
coïncide avec la migration qui réunit le peuple sémite akkadien à la race
indo-européenne, plus ancienne, des sumériens. Il est très probable qu'une école
de sagesse ait pu être créée à cette époque, influençant le cours des événements
jusqu'aux merveilleuses réalisations de Sargon 1 et d'Hammurabi. Si une telle
école exista, elle dut abandonner Babylone vers 400 avant J.-C., après le règne
de Darius II, et a très bien pu se déplacer vers le nord, dans la haute vallée
du Tigre, où les Parthes étaient sur le point d'inaugurer une longue période de
domination sur les montagnes du Kurdistan et du Caucase. Les Parthes amenèrent
une tradition zoroastrienne pure. La domination arménienne assura la transition
jusqu'à l'arrivée des seljuks, à la fin du premier millénaire de notre ère. A
cette époque, des pistes de caravanes sillonnaient toutes les directions,
traversant les hautes vallées ; la rencontre entre les traditions de Chine et d'Égypte
était tout à fait possible.
Ceci nous mène à la phase suivante du contact de Gurdjieff avec la confrérie
sarman. Il raconte que, séjournant à Ani — une des capitales du royaume arménien
bagratide — lui et Pogossian découvrirent une série de lettres écrites sur
parchemin vers le VII siècle de notre ère. L'une d'elles mentionnait la
confrérie sarman, dont l'un des principaux centres se serait situé près du
village de Siranush. Cette confrérie avait émigré vers le nord-est et se serait
établie dans la vallée d'Izrumin, à trois jours de "Nivssi". Gurdjieff
explique que des recherches ultérieures leur permirent d'identifier Nivssi : il
s'agirait de Mosul, dont le nom est déjà lié à la "Société des Éclairés". A la
date citée, la ville de Ninève avait été désertée, mais Nimrud, ancienne
capitale du roi assyrien Assurbanipal, était encore un important centre de
commerce, située à un endroit où le Tigre commence à être navigable toute
l'année.
De Nimrud, un voyage de trois jours à dos de chameau, par une terre presque
désertique, mène à une vallée verdoyante et boisée, au milieu de laquelle se
trouve Sheikh Adi, le principal
sanctuaire de la confrérie Yesidi. Or, les yesidis sont certaine-ment des
héritiers de l'ancienne tradition zoroastrienne et Gurdjieff les mentionne
spécifiquement parmi les groupes d'Assyriens qu'il rencontra dans la région de
Mosul, au cœur de l'ancien empire assyrien. Ma visite à Sheikh Adi, en 1952,
m'a convaincu que les yesidis possèdent des secrets insoupçonnés des
orientalistes, qui classent leur croyance parmi les vestiges du paganisme. On
reconnaît, en général, leur lien avec la tradition mithraïque à cause de leur
principale fête, celle du Taureau blanc, qui a lieu tous les ans en octobre à
Sheikh Adi. Les yesidis sont plus directement les héritiers des disciples de
Manès, dont l'influence s'est étendue très loin en Asie, aux III et IV siècles
de notre ère, deux cents ans seulement avant que la confrérie sarman soit sensée
avoir établi son centre à Izrumin.
Il est probable qu'une très solide tradition existait en Chaldée depuis des
temps très anciens. Dans ses écrits et dans ses conversations avec ses élèves,
Gurdjieff faisait constamment allusion à cette ancienne tradition. Nous pouvons
supposer que, lors des grands bouleversements de l'Histoire, les gardiens de la
Tradition réagissaient de la façon décrite dans notre précédent chapitre : ils
se divisaient en trois branches, dont l'une émigrait, la seconde était absorbée
par le nouveau régime, et la troisième se dissimulait.
A l'époque des conquêtes musulmanes, aux 7 et 8ème siècles, des groupes tels
que les yesidis et le Ahl-i-Haqq, se constituèrent. Les doctrines qu'ils
proposaient étaient plus ou moins acceptables pour les Arabes, qui ne pouvaient
comprendre les subtilités de la spiritualité persane. Quant aux chrétiens
nestoriens, leurs croyances étaient en grande partie compatibles avec les
enseignements du Coran, et il y eut relativement peu de conversions forcées.
Notre principal intérêt se porte vers le troisième groupe qui se retira en Asie
centrale, et qui correspond à la description par Gurdjieff de la confrérie
sarman.
Gurdjieff n'essaye d'ailleurs pas d'expliquer cette migration. Lors de ses
recherches avec Pogossian, il situe la confrérie "sarmoung" en Chaldée. Dans
le chapitre 7 des Rencontres avec des Hommes remarquables, où il est question du
prince Yuri Lubovedsky, la confrérie semble s'être installée en Asie centrale, à
vingt jours de Kabul et à douze jours de Bokhara.
Les vallées du Pyandje et du Syr Daria sont mentionnées, ce qui laisse supposer
que l'endroit se trouve dans les montagnes, au sud-est de Tashkent. A la fin du
chapitre, Gurdjieff révèle que cette confrérie particulière avait un autre
centre dans le monastère Olman, sur les versants nord de l'Himalaya. Le mot "Olman" est lié au nom d'Olmantaboor, le chef de l'«Assemblée des Éclairés". Les
versants nord des montagnes himalayennes rejoignent les fleuves Amou Daria et Syr Daria.
Examinons maintenant de plus près les quelques indices laissés par Gurdjieff
concernant l'enseignement qu'il découvrit au monastère situé entre ces deux
fleuves, et dont il fait la description dans ses Rencontres avec des Hommes
remarquables.
Gurdjieff ne nous fournit aucune information directe sur ce qu'il apprit durant
son séjour de trois mois dans le monastère sarman. Pour un homme comme lui, dont
les facultés d'assimilation étaient exceptionnelles, trois mois est une longue
période : après avoir été accepté, il aurait eu le temps d'apprendre tout ce que
le Sheikh aurait choisi de mettre à sa disposition. Il ne dit pas non plus
combien de temps il y resta après le départ du prince Yuri. Gurdjieff mentionne
ailleurs 8 un séjour de deux ans dans un sanctuaire d'Asie centrale, qui est
peut-être le même. Quoi qu'il en soit, il ne subsiste aucun doute dans l'esprit
du lecteur sur le fait que Gurdjieff fut initié à des secrets dont la portée est
sans commune mesure avec celle des enseignements des diverses communautés
soufies qu'il visita.
En attirant l'attention sur les appareillages utilisés pour l'enseignement des
prêtresses, Gurdjieff fixe dans l'esprit du lecteur l'importance centrale
occupée par la "Loi du Septénaire". Ces appareils très anciens, en ébène,
étaient incrustés d'ivoire et de nacre. L'ébène venant d'Afrique et le nacre, de
l'Inde, le dispositif devait constituer une synthèse des enseignements sémites
et aryens. Associés à ces appareils, on trouvait divers schémas explicatifs du
message à transmettre, sur des plaques en or, également très anciennes.
L'ensemble d'un appareil était constitué d'un axe vertical sur lequel
s'articulaient sept bras mobiles, et chacun de ces bras possédait sept
articulations semblables à celle de l'épaule humaine. Il y avait un
symbole sur chacune des quarante-neuf articulations, ainsi qu'aux extrémités des
bras. Les positions étaient lues sur les plaques et traduites par les postures
et les gestes des danseuses. La danse constituait donc un langage expressif,
connu des frères, leur permettant d'y lire des vérités placées là des milliers
d'années auparavant. Il n'y a rien qui puisse suggérer que les danses aient eu
un autre but que celui de la transmission de "vérités". A cet égard, Gurdjieff
les compare à nos livres. Il dit que des experts ont déterminé que les plaques
d'or avaient au moins quatre mille cinq cents ans, ce qui correspond à la date
donnée pour la fondation de la confrérie sarman à Babylone (2600 avant J.-C.)
ainsi qu'avec celle qui est donnée dans les Récits de Belzébuth à propos de la
"civilisation Tikliamishian", qui correspond aux royaumes de Sumer et d'Akkad,
en Mésopotamie, à la fin du second millénaire avant J.-C., avant les invasions
hittites. C'est également l'époque de Sargon 1, le premier souverain sémite,
qui fit beaucoup pour promouvoir les échanges avec d'autres pays. Sous son
règne, la ville de Kish, à trente miles de Babylone, devint l'un des premiers
centres culturels. Bien que Gurdjieff associe spécifiquement Tiliamish aux
sumériens, il fait une distinction entre la période légendaire précédant la
destruction de cultures anciennes par les tempêtes de sable du IV millénaire
avant J.-C., et la période historique des 3 et 2ème millénaires avant J.-C. Le
mot "Tikliamish", comme tant d'autres dans les Récits de Belzébuth, peut être
compris dans un sens allégorique et dans un sens historique. Lorsque des dates
précises et des références historiques connues sont données, je suppose que
Gurdjieff s'attend à ce que le lecteur procède à une recherche historique
indispensable pour compléter les maigres détails qu'il fournit.
Je lui ai demandé, en 1949, si quelques-unes des histoires des Récits de
Belzébuth devaient être prises dans un sens strictement historique. Il répondit
avec emphase : "Tout dans Belzébuth est historique." Il ajouta qu'il est
indispensable de chercher à posséder une connaissance sûre des événements très
anciens, non seulement pour nous aider à comprendre le présent, mais aussi parce
que nous sommes liés à ce présent et que nous devons apprendre à nous servir de
ce lien.
Dans toutes les descriptions de ce que Gurdjieff trouva dans
ce monastère, et dans d'autres, il n'est fait aucune mention de pouvoirs
supérieurs ni de contrôle d'énergies qui pourraient produire des résultats
extérieurs, dans le monde. Si Gurdjieff avait considéré la confrérie sarman
comme étant le "cercle intérieur" au sens "fort" du terme tel que nous
l'avons envisagé au début de ce chapitre, il l'aurait dit, ou du moins l'aurait
suggéré.
Le seul épisode qui fasse allusion à une influence très étendue, est l'histoire
de l'invitation du Prince Yuri. Dans la maison de l'Aga Khan, Gurdjieff
(il faut lire Yuri) rencontre un vieillard qu'il soupçonne avoir un lien avec le visiteur qui vint à
lui en Russie, plusieurs années auparavant et le mit sur la voie de ses
recherches postérieures. Les Ismaëliens, dont l'Aga Khan est le chef spirituel
héréditaire, étaient alors une confrérie très répandue, dont l'influence
s'exerçait dans toutes les parties du monde. Gurdjieff ne mentionne jamais leur
nom, mais il a certainement dû rencontrer beaucoup d'Ismaëliens au cours de ses
voyages.
Il me semble que nous pouvons conclure que Gurdjieff ne s'attendait pas à
trouver — et ne cherchait pas — un "cercle intérieur" de l'humanité au sens "fort" du terme. Cependant, il croyait sans aucun doute à la sagesse
traditionnelle qui n'est pas conservée dans les livres mais se découvre par
l'expérience personnelle. En effet, la quête, la conservation et la transmission
de la "connaissance supérieure" occupe une position tellement centrale dans
tous les écrits de Gurdjieff, et dans ses conversations, qu'il serait absurde de
suggérer qu'il ne la prenait pas au sérieux.
Que voulait dire Gurdjieff en parlant de "vérités" transmises du passé ? Il
fait parfois allusion à la "véritable information" sur les événements passés et
à la difficulté d'y accéder, si ce n'est par l'intermédiaire de "legominismes" que seuls les initiés peuvent interpréter. Cette information
est nécessaire pour permettre aux générations suivantes de faire face aux
difficultés qui naissent de l'essor et de la chute des cultures, difficultés que
les gens croient dépassées parce que "le monde est différent aujourd'hui".
Mais Gurdjieff, au contraire, croyait
qu'il existe une série systématique d'événements qui doivent mener l'homme sur
la voie de l'évolution, système constamment bouleversé par notre propre bêtise
égoïste et nos "conditions d'existence peu convenables".
Pour comprendre ce qui est exigé de nous, nous ne devons pas seulement nous
connaître nous-même, mais connaître les "lois de la Création du monde et du
Maintien du monde". Ashiata Shiemash est sensé avoir donné à ses disciples cinq
principes de la Vie Juste. Ils devaient s'efforcer :
1) d'avoir dans leur être-existence ordinaire tout ce qui est satisfaisant et
vraiment nécessaire à leur corps planétaire ;
2) d'avoir un besoin instinctif constant et soutenu d'auto-perfectionnement,
dans le sens de l'être ;
3) d'étudier toujours davantage les lois de la Création et du Maintien du monde
;
4) de payer pour leur incarnation et pour leur individualité aussi vite que
possible, afin d'être ensuite libres d'alléger autant que possible la "Tristesse de notre Père Commun".
5) de toujours aider au perfectionnement le plus rapide des autres êtres,
jusqu'au niveau d'auto-individualité.
Gurdjieff manifesta certainement le troisième principe dans la recherche de
toute sa vie. Dès son enfance, il était parvenu à la conviction que des hommes
avaient, à différents moments du passé, fait d'importantes découvertes
concernant le fonctionnement du monde, et que ces découvertes avaient été
ensuite, pour la plupart, perdues ou déformées. Puisque la connaissance de
l'homme et du monde est nécessaire pour vivre correctement, une partie de nos
efforts devrait être dirigée vers la redécouverte de ces lois.
Je crois qu'on peut raisonnablement supposer que pendant son séjour au monastère
sarman, Gurdjieff fut mis en contact avec le système de pensée extraordinaire
que représente le symbole de l'enneagramme. Je parlerai de ce symbole et de sa
signification dans un prochain chapitre, mais je dirai simplement ici qu'il
utilise les propriétés des nombres 3, 7 et 10, d'une manière qui ne laisse
pratiquement aucun doute sur ses origines chaldéennes. Les sumériens, ou,
peut-être, leurs voisins sémites, les akkadiens, furent les premiers à utiliser
une arithmétique fondée sur les six premiers nombres, avec 60 pour base, et à
observer que le nombre 7 ne rentrerait pas dans ce
système. Nous sommes alors renvoyés à la période antérieure, il y a quatre mille
cinq cents ans, époque à laquelle Gurdjieff fait remonter la formation de la
société sarman. La science des nombres, au sens le plus large, eut son origine
en Mésopotamie et se développa pendant quatre mille ans, de 2500 avant J.-C. à
1500 de notre ère, en passant par le nord à Sogdiana, c'est-à-dire la région de
Samarkand et Bokhara. On peut facilement admettre que les sarman firent leur
apparition à Kish, par un accord entre les gardiens des traditions aryenne
(sumérienne) et sémite (akkadienne), vers 2400 avant J.-C., du temps de Sargon
1. Ils s'installèrent à Babylone quelques siècles plus tard, et y furent actifs
durant la période la plus glorieuse, sinon la plus belle, de l'histoire de cette
ville, période couronnée par le règne d'Hammurabi, et qui demeure dans la
tradition du Moyen-Orient comme celle d'un âge d'or de paix et de justice.
Par la suite, la confrérie sarman s'installa au nord, à Khorsabad, et ne
retourna à Babylone que plus tard. Les étranges pouvoirs que manifesta
Nabuchodonozor, puis sa chute finale, ont peut-être été liés à une période de
relations avec la confrérie, rompue par l'effet d'une jalousie des prêtres
d'Ishtar. Peut-être qu'à cette époque les sarman se sont retirés dans les
montagnes, pour réapparaître beaucoup plus tard, lorsque Cyrus le Grand anéantit
le pouvoir assyrien et inaugura une période unique d'activité spirituelle,
incluant le retour des Israëlites de la captivité babylonienne, la promulgation
de la "Nouvelle Loi" (Deuteronome) et probablement l'incorporation dans les
croyances israëlites du récit babylonien de la création du monde et de l'homme.
Cette période recouvre également le séjour à Babylone de Pythagore et
d'Epaminondas, deux fondateurs de la philosophie grecque. La dynastie des
Achemenides, fondée par Cyrus, fut la première, depuis Hammurabi, mille trois
cents ans plus tôt, à s'appuyer sur une base spirituelle authentique, bien que,
malheureusement, il n'en restât plus grand-chose après quelques générations.
Lorsque Cambyse, le petit-fils de Cyrus, conquit l'Égypte en 524 avant J.-C.,
et détruisit le centre culturel qui s'y trouvait depuis des millénaires, il
emmena en captivité tous les techniciens et les artistes qui pouvaient
contribuer à l'enrichissement et à l'embellissement de Babylone.
Il déporta également les prêtres et les -savants — à cette
époque les deux fonctions se confondaient, ainsi que le décrit Gurdjieff dans
les chapitres XXIV et XXX des Récits de Belzébuth, où l'on trouve cette allusion
significative : "L'école la plus éminente sur la terre, à cette époque, fut
fondée en Égypte et appelée École de Matérialisation de la Pensée." La
matérialisation de la pensée, ou la création de formes pensées, est l'une des
principales techniques par lesquelles les événements peuvent être influencés, et
les forces transmises d'un lieu à un autre et d'une époque à une autre.
Gurdjieff en fait mention dans un chapitre antérieur, à propos de la société Akhaldan, qui trouva refuge en Égypte. L'"assyrien
sympathique" Hamolinadir,
qui discourt sur l'instabilité de la raison humaine, fut formé dans "l'Ecole de
Matérialisation de la Pensée", mais reconnaissait apparemment l'inutilité de
l'acquisition de pouvoirs mentaux en l'absence de convictions bien établies.
Ceci suggère indirectement que la confrérie sarman avait une compréhension plus
pratique des besoins humains que les sages égyptiens, ce qui est en accord avec
une affirmation de Gurdjieff maintes fois citée, selon laquelle différentes
sortes d'écoles ont existé depuis des temps très reculés, dans des régions
diverses. "En Inde, la " philosophie " ; en Égypte, la " théorie " ; et en
cette région qui correspond aujourd'hui à la Perse, à la Mésopotamie et au
Turkestan, la " pratique".
Ceci ne veut pas dire que l'interaction de divers courants spirituels à
Babylone, au milieu du premier millénaire avant J.-C., ne soit pas extrêmement
important. Au contraire, ce fut l'un des grands tournants de l'histoire humaine,
dont nous ressentons les effets encore aujourd'hui. Babylone continua d'être le
quartier général de la confrérie sarman jusqu'à la dispersion de l'an 320 avant
J.-C. Les sarmani se dirigèrent alors de nouveau vers le nord pour éviter de
rencontrer Alexandre de Macédoine — ce "Grec vaniteux", comme disait Gurdjieff
— et pour éviter la période hellénique décadente qui précéda le temps du Christ.
Le rôle des sarmani dans le Drame Évangélique est un mystère non révélé, sauf si
nous
les identifions aux "sages venus de l'est" dont parle saint Matthieu.
Il semble que Manès, ce remarquable prophète du ne siècle de notre ère, né en
216 et martyrisé en 276, ait été en contact avec la confrérie sarman, car, si
l'on en croit Gurdjieff, la confrérie séjournait à cette époque à "Nivssi",
ville qui correspond à peu près à l'ancienne Nimrud, le Mosul actuel. Manès fut
un personnage si important, dans la transmission de la sagesse traditionnelle,
que nous devons nous demander pourquoi Gurdjieff ne mentionne jamais son nom.
L'enseignement manichéen se retrouve à tous les niveaux. Manès est le premier à
avoir mis la musique et l'art au service de la religion sacramentelle. La
liturgie de l'église chrétienne, créée par Grégoire et son école en Cappadoce,
était directement inspirée du culte de la tradition aryenne, avec son rituel à
quatre niveaux que l'on trouve dans les Avesta Gathas. Il est probable que Manès
emprunta à des sources mithraïques et chrétiennes. Ses idées eurent une grande
influence, malgré sa disparition prématurée.
Dans toute l'Europe, y compris la Grande-Bretagne, nous trouvons les preuves de
la pénétration étendue des idées manichéennes, entre les 3ème et 4ème siècles de
notre ère. Son influence s'étendit vers le nord, au-delà de l'Oxus, en Asie
centrale. Lorsque Gurdjieff voyageait dans ces régions, en 1907, une expédition
russe qui allait vers le désert de Gobi découvrit à Turfan une collection de
manuscrits attribués à Manès lui-même, et provenant certainement en ligne
directe de son école. Je n'ai pas réussi à retrouver les traductions de ces
manuscrits qui furent publiés en Russie, mais Gurdjieff avait dû en prendre
connaissance, puisqu'ils étaient de la plus haute importance pour ses propres
recherches. Selon les extraits que j'ai pu en lire, ces manuscrits contiennent
des enseignements qui ont d'importants points communs avec ceux que nous
trouvons dans les Récits de Belzébuth, en ce qui concerne la création du monde,
et plus particulièrement la doctrine du "maintien réciproque". Or, Gurdjieff
écrit que cette doctrine fut redécouverte au 15ème siècle par un philosophe kurde
qui la trouva dans un ancien manuscrit rédigé par quelque érudit de l'Antiquité.
Ce manuscrit exprimait cette hypothèse : "Il y a, selon toute probabilité, dans
le monde, une loi de maintien réciproque de tout ce qui existe". Cette découverte étant directement liée à
l'«Assemblée des Éclairés", laquelle pourrait être la confrérie sarman, nous
avons un lien possible avec Manès, qui vécut mille deux cents ans plus tôt, dans
la région du Haut Tigre, où Kurd Atarnakh serait également né. Il y a de
nombreuses autres indications dans ce sens ; mais on ne peut dire qu'elles
constituent des preuves. Gurdjieff n'avait d'ailleurs pas l'intention de "prouver" quoi que ce soit, mais plutôt de pousser le lecteur à chercher et à
réfléchir par lui-même.
La question qui est ici posée est de découvrir quelle fut la place de Manès dans
la tradition ésotérique, et de voir s'il était éventuellement en relation avec
la confrérie sarman. Manès déclara qu'à deux reprises, à seize ans, puis à
trente ans, il fut mystiquement appelé pour être le prophète du Christ et envoyé
dans le monde pour unifier les religions. Manès acceptait la doctrine
paulinienne de la Rédemption, mais il comprenait qu'il y avait dans
l'enseignement de Zoroastre beaucoup de choses qui étaient omises par le
christianisme, bien qu'elles fussent d'importance vitale pour l'humanité.
Contrairement à ce que l'on pense habituellement, Manès s'insurgea contre la
notion de dualisme, séparant les mondes de la matière et de l'esprit — dualisme
qui s'était introduit dans la pensée grecque et avait été repris par les
théologiens chrétiens, menant, de toute évidence, à l'effondrement éventuel de
la religion. Manès vit que les Israélites, en reprenant la doctrine du Saoshyant
ou Sauveur divin, l'avait transformée en une attente quasi politique d'un messie
qui devait rétablir le royaume de Juda. L'erreur la plus grave fut de diviser
l'homme, suivant la même base dualiste, en une âme immortelle et spirituelle, et
un corps mortel et physique. Cette fausse dualité, malgré son absurdité
évidente, n'a jamais été effacée de la doctrine chrétienne.
Tout ceci était clair pour Manès, qui avait saisi l'essentiel de la psychologie
zoroastrienne et mithraïque, et qui s'attira beaucoup de disciples. Gurdjieff
déplore ce "dualisme babylonien" en des termes semblables à ceux qu'utilise
Manès. Il existe un lien encore plus important entre l'enseignement de Gurdjieff
concernant la conscience, et ce que Manès appelle l'«appel d'En Haut" dans un
manuscrit découvert en Égypte, que l'on attribue à sa main propre. L' "appel de
la conscience" est le message envoyé par le bon esprit Ahura Mazda pour
réveiller l'humanité et la sortir de l'illusion dans laquelle elle est plongée.
La relation entre Manès et les sarman est suggérée par sa vie, son enseignement
et par les localisations géographiques, telles que l'indication de Gurdjieff
concernant la présence de la société à Nivssi, entre les 4 et 10ème siècles.
Durant sa première période, le manichéisme continua d'être la religion acceptée
de la région, entre la Mésopotamie, l'Iran et le Caucase, jusqu'à l'arrivée au
pouvoir des Arméniens, qui dominèrent du 8 au 12ème siècles. Une fois de
plus, nous rencontrons le phénomène de la triple préservation. Une partie de
l'héritage manichéen fut directement assimilé par le christianisme arménien et
le rendit assez distinctement différent du christianisme occidental. Une
deuxième partie émigra vers le nord. La troisième partie se dissimula et
réapparut ensuite sous la forme de la communauté yezidi et d'autres sectes qui
existent encore de nos jours en tant que forces spirituelles dans la région.
L'intérêt pour la confrérie qu'éprouvait le moine arménien dont Gurdjieff et
Pogossian découvrirent les lettres dans les ruines d'Ani, indique bien que les
sarmani n'étaient pas considérés par les chrétiens arméniens comme des
étrangers, du moins jusqu'au 12 ou 13ème siècle. Mais ils furent chassés lors
de l'irruption des byzantins en Assyrie, sous le règne de Paleologue 2. Les
chrétiens assyriens se réfugièrent dans les montagnes.
Il est probable que la confrérie sarman traversa l'Amou Daria au 12ème siècle, à
l'époque où les khwajagan, avec qui elle devait être en relation, étaient en
plein développement. Les sarmani n'ont pas pu s'établir dans la région troublée
de
Transoxanie, ravagée durant deux siècles par des guerres, mais plus au nord, sur
le Syr-Daria, région où d'innombrables cavernes de grès sont habitées depuis dix
mille ans. Il est très possible que la légende rapportée par Helena Blavatsky,
sur les maîtres cachés qui vivent dans les grandes cavernes de l'Asie centrale,
ait pu trouver son origine dans des récits concernant la confrérie sarman. Dans
les Rencontres avec des Hommes remarquables, Gurdjieff dit que la confrérie
"était connue parmi les derviches sous le nom de Sarmoun". C'est à Bokhara qu'il
apprit l'existence du monastère sarman, par un derviche du nom de "Bogga Eddin". Or, Gurdjieff transformait invariablement la lettre h par un g (le h
n'existant ni en russe, ni en arménien, ni en grec). Par conséquent, Bogga Eddin
serait l'équivalent de Bahauddin, nom du fondateur des derviches naq'shbandi,
également né à Bokhara. Dans les Récits de Belzébuth, un autre derviche porte le
nom de Hodje Zaphir Bogga Eddin qui, par conséquent, devrait être lu : Hodje
Zafer Bahauddin. La combinaison de hodje (dérivé de khwaja) et de
zafer (qui
signifie "conquérant") suggère que Gurdjieff mettait l'accent sur le contraste
entre les khwajagan, aux réalisations extérieures brillantes, et les sarman, qui
restaient dissimulés. Les "cavernes" dans lesquelles Belzébuth rencontre le "dernier vraiment grand sage terrestre", khwaja Asvatz Troov, sont probablement
les cavernes du Syr-Daria, dans cette région du Turkestan que Gurdjieff
connaissait bien, et qui s'étend sur deux cents miles au nord de l'Amou-Daria.
De Bokhara, on pouvait atteindre ces cavernes à cheval — expédition dont
Gurdjieff fait lui-même le récit.
Je crois que nous devrions accepter le fait que Gurdjieff souhaite transmettre,
dans son chapitre sur le "Derviche bokharien", un peu de sa propre expérience
du contact avec une source de connaissance. Il maquilla cette source de
plusieurs façons. D'abord, en faisant du derviche bokharien un troglodyte
vivant au nord-ouest de Bokhara. Puis, dans le chapitre concernant le prince
Lubovedsky (dans les Rencontres), où il parle d'un monastère au sud-est de Bokhara, dans les régions de la rivière Pyandje, un des affluents de
l'Amou-Daria. Tout ce pays extraordinaire, situé au-dessus du plateau central où
se trouvent Bokhara, Samarkand et Tashkent, est depuis très longtemps le lieu de
résidence de nombreuses communautés
remarquables. Il y avait jadis, entre Tirmidh et Balkh, une ville appelée
Sarmanjan ou Sarmanjin, qui fleurit du 8 au 14ème siècle de notre ère. Ceci est
la seule allusion que j'aie pu trouver concernant un lieu dont le nom
contiendrait le mot sarman. Des voyageurs chinois et indiens s'y rendirent. Il
est possible que ce fut le site d'un des monastères sarman de cette époque.
Certains monastères et certaines communautés de cette région sont situés de
telle façon, loin du mouvement général des commerçants et des voyageurs, qu'ils
ont très bien pu subsister tranquillement jusqu'à nos jours sans être dérangés.
Si nous passons en revue tous les indices que j'ai pu rassembler, je dois avouer
que l'existence même d'une confrérie portant le nom de sarman ou sarmoun, reste
hypothétique ; mais ceci n'infirme pas la possibilité de l'existence d'une très
ancienne tradition, reliant beaucoup d'enseignements différents, et située au
Turkestan depuis plus de mille ans.
Si nous suivons cette hypothèse qu'il ait existé en Asie centrale une tradition
qui s'est, de temps en temps, étendue vers différentes parties du monde — nord,
sud, est et ouest — et qui, à d'autres moments, s'est retirée vers sa source,
nous devons nous poser quelques questions : "Quelle est cette tradition ?" ; "Quel rôle a-t-elle joué dans l'histoire générale de l'humanité ?". Il y a deux
points de vue à examiner : la production des idées, puis, la production des
énergies.
Le changement profond qui intervint dans la pensée humaine, cinq ou six siècles
avant J.-C., à propos de l'importance de l'individu, est un exemple de cette
production d'idées nouvelles. Jusqu'alors, on avait cru que l'immortalité, qui
donne une importance primordiale à l'âme humaine individuelle, était le
privilège de quelques-uns, et que la masse n'y participait pas. C'est ce que
l'on croyait en Égypte, et, antérieurement, à Sumer. J'appelle cette période —
où l'on croyait qu'il y avait sur terre des êtres déjà à moitié divins, dont la
destinée était totalement différente de celle des personnes ordinaires — l'"Age Héroïque ou Hemithéandrique". D'une part cette croyance apportait un
sentiment de sécurité par le fait que de telles personnalités possédaient des
pouvoirs supérieurs et pouvaient communiquer directement avec les dieux, ce qui était leur principal
privilège. Ils étaient, dans ce sens, les héritiers des magiciens ou des
chamanes de toute cette période, capables de communiquer avec les puissances
supérieures ou spirituelles. Mais cette idée pouvait mener à de terribles abus,
lorsque cette position spirituelle privilégiée s'associait à un pouvoir
politique despotique, au sens extérieur. Cet abus atteint son apogée avec les
rois assyriens qui dominèrent l'Asie du sud-ouest, jusqu'à Nabuchodonozor et ses
successeurs immédiats, qui furent renversés par les Perses.
Il est vrai qu'à des périodes beaucoup plus reculées, par exemple du temps
d'Hammurabi le législateur de Sumérie, ou bien du temps des grands réformateurs
égyptiens, il existait des édits protégeant et garantissant le bien-être de
l'individu ; mais il n'en demeure pas moins vrai que ces privilèges étaient
accordés par la faveur du roi ou du pharaon ou du représentant des dieux — qui
était le seul à avoir des droits. Le peuple n'avait par lui-même aucun droit,
mais c'est précisément parce que le peuple était sans recours, constituant une
race inférieure, que les rois avaient l'obligation de le protéger et de
s'assurer qu'il n'était pas traité injustement. Mais tant que l'on a cru qu'il
s'agissait d'une faveur accordée par les souverains demi-dieux, elle pouvait
toujours être révoquée. Le souverain demi-dieu pouvait se transformer en despote
impitoyable, comme cela arriva plusieurs fois dans toutes les parties du monde.
L'idée nouvelle, mentionnée plus haut, apparut simultanément en Chine, en Inde,
en Mésopotamie, en Égypte, en Grèce et à Rome, vers le vie siècle avant J.-C.,
avec Lao Tseu, Confucius, Gautama Bouddha, Mahavira Jaïn, Zoroastre, les
prophètes hébreux de l'Exil, Solon, Pythagore et d'autres philosophes grecs. Ces
hommes extraordinaires prêchèrent le droit de chaque homme à trouver son propre
salut, à chercher directement sa propre réalisation. Ceci impliquait que la
possibilité de perfectionnement et de libération était inhérente à toute âme
humaine. Ainsi apparut l'idée du caractère sacré de l'individu, idée qui se
développa progressivement et domine depuis deux mille ans. Malgré nos nombreuses
infractions à ce principe et malgré la violence, la brutalité et la sauvagerie
de notre monde, nous avons aujourd'hui une attitude complètement différente de
celle qui existait six cents ans avant J.-C.
Nous avons vu précédemment qu'il existe une tradition selon laquelle il y eut
une sorte de "congrès" entre tous ces prophètes et fondateurs des nouvelles
religions, réunis à Babylone, selon les uns, à Balkh dans le nord de
l'Afghanistan, selon d'autres. Quoi qu'il en soit, il y eut probablement un plan
concerté par ces sages prévoyants, pour introduire un nouveau mode de penser
dans le monde. Que nous l'acceptions ou non comme un fait historique, cette
concertation représente bien une façon de considérer le fonctionnement du "cercle intérieur" de l'humanité. Le point important, ici, est que ces
événements semblaient insignifiants si on les comparait aux événements
politiques plus importants tels que conquêtes, ouvertures de routes de commerce,
progrès scientifiques et techniques, qui marquèrent la période s'étendant entre
le xrre et le vile siècle avant J.-C. Ces nouvelles idées, qui furent
littéralement "injectées" dans le monde, ne furent, au début, acceptées que
par de petits groupes ; mais elles se répandirent progressivement, en partie par
la puissance inhérente des idées, et en partie par la force que représente la
transformation des personnes responsables de la transmission de ces idées. C'est
pourquoi l'apparition de nouvelles idées a toujours été accompagnée d'un
renouveau religieux et spirituel.
En général, ceux qui étudient les origines des grandes religions portent
principalement leur attention sur le message et la manifestation du fondateur,
sur l'activité des apôtres laissés derrière pour répandre le message et sur les
activités sociales et politiques qui s'en suivent, ayant pour objectif de
concrétiser efficacement le message. L'Histoire classique considère la
récupération du christianisme par l'empire romain, la promotion du bouddhisme
par le roi Asoka en Inde et le succès des kaliphes abassides dans
l'établissement de l'Islam comme puissance mondiale ayant son centre à Bagdad,
comme événements importants de la pensée religieuse.
Mais les relations concernant l'origine des religions négligent un point
essentiel : le fait que la transformation d'un petit groupe ésotérique en une
grande organisation publique, en une Église, est rendue possible parce qu'un
certain type d'énergie entre en action. Cette énergie doit être concentrée et
contrôlée par ceux qui savent comment la canaliser. Ceci peut être entrevu par
ce que les martyrs et les premiers apôtres des
grandes religions purent faire, et la façon dont ils étaient prêts à souffrir
pour la cause qu'ils défendaient. Mais nous avons tendance à considérer ces
faits comme une affaire personnelle, comme quelque chose qu'ils auraient fait à
cause de leur foi et de leur intégrité individuelles. Mais ces êtres firent
plus, ils devinrent des centres pour la production d'une énergie de très haute
intensité — ce que Gurdjieff avait très bien compris. Un aspect spécifique de
son approche du problème de la transformation et de l'histoire humaines est liée
à l'action invisible des énergies supérieures qui rend possible le travail
d'évolution.
Nous devons considérer ici, une fois de plus, le concept d'un "cercle intérieur" non seulement comme une source d'idées nouvelles et puissantes changeant
éventuellement le cours de la pensée humaine, mais aussi comme le générateur
d'une énergie de très haute intensité. Dans les Récits de Belzébuth, et
particulièrement dans la première partie, Gurdjieff affirme que le rôle de
l'homme sur terre est d'être un transformateur d'énergie ; parce que certains
types d'énergies produites par l'homme sont nécessaires à des fins cosmiques, et
que ne réalisent pleinement le but de la vie humaine que ceux qui comprennent le
processus par lequel ces énergies sont produites.
Nous sommes ramenés à la question de savoir si Gurdjieff lui-même était en
contact avec des personnes qui non seulement comprenaient le principe de la
transformation d'énergie, mais la pratiquaient à un très haut niveau. Non
seulement ses écrits indiquent qu'il croyait que ce travail était le destin de
l'homme, mais encore qu'il apprit beaucoup sur la signification et les méthodes
pratiques de cette transformation d'énergie. Si ce qu'il dit est vrai, ce serait
probablement la preuve la plus convaincante que Gurdjieff est entré en contact
pendant ses voyages en Orient, avec une source supérieure. Nous pouvons
identifier cette source soit à ce que nous appelons les "maîtres de sagesse",
soit au "cercle intérieur de l'humanité". Ce qui n'implique évidemment pas
qu'il ait atteint le cercle le plus intérieur de cette source, mais qu'il avait
au moins eu accès à l'enseignement essentiel et pouvait se servir des méthodes
qui en émanaient. Cette croyance en la transformation de l'énergie est-elle
particulière au système de Gurdjieff ? Ou bien est-elle plus répandue, par
exemple dans les grandes religions du monde ?
Il existe une ancienne doctrine chrétienne du "transfert des mérites", selon
laquelle une personne qui a déjà atteint un certain degré de sanctification
peut, par ses prières et ses austérités, par la pureté de sa vie, être une aide
pour ceux qui ne peuvent s'aider eux-mêmes. Le moine, ou la nonne, peuvent mener
à leur insu les "pécheurs" à se repentir, peut-être même contre leur gré...
Puis, la "grâce effective" par laquelle le travail de la sanctification est
possible, peut être transférée à ceux qui sont à un stade inférieur dans leur
évolution spirituelle. De semblables croyances existent en Inde et dans le
bouddhisme, où il est notamment enseigné qu'il suffit de pénétrer dans le
darshan d'une personne sanctifiée pour recevoir une aide permanente et durable
dans son propre progrès spirituel. Dans l'Islam existe pareillement la doctrine
selon laquelle le simple contact (sohbat) avec un homme ayant atteint un haut
niveau de développement spirituel, suffit à transformer la personne qui a eu ce
bonheur.
Cependant, ces différentes doctrines ne donnent pas la même explication que
Gurdjieff sur le mécanisme par lequel cette aide est transférée. Selon
Gurdjieff, le transfert se fait par une substance particulière, générée par
l'être le plus développé, et pouvant être transmise à d'autres. Dans Les Récits
de Belzébuth, cette substance est libérée par l'action du travail conscient et
de la souffrance intentionnelle, ce que la religion exprime par : travail,
austérité, sacrifice et prière.
Il est important de savoir si Gurdjieff lui-même eut accès à une source ou à un
centre générateur de telles énergies. Il n'en dit rien de très précis, mais il
me parla en 1923, de ceux qui peuvent produire une certaine substance, pouvant
aider les individus à accomplir dans leur travail ce qu'ils ne pourraient lamais
accomplir sans aide par leurs seuls efforts. Il disait que les possesseurs de ce
pouvoir étaient considérés comme une "caste spéciale du cercle intérieur de
l'humanité". Il est intéressant de comparer cette idée aux croyances du
monachisme chrétien, selon lesquelles il est possible, dans certaines
conditions, que se produise un transfert de mérites. Certains monastères et
certains ordres ont pour mission spécifique de prier pour les autres, et
particulièrement pour ceux qui se reconnaissent pécheurs.
Des doctrines similaires existent partout dans le monde, dans
différentes traditions. Gurdjieff semble avoir découvert des preuves évidentes
que ce processus fonctionne effectivement, et avoir appris comment générer
lui-même une telle énergie. Dans son langage personnel, il parlait notamment de
l'Hanbledzoin ou "énergie vitale du deuxième corps" (le corps kesdjan de
l'homme), qu'il appelait également le "sang du corps kesdjan". Il disait
pouvoir produire cet Handbledzoin en quantités dépassant les besoins de son
propre développement spirituel et qu'il pouvait, par conséquent, en prêter aux
autres. Lorsque des personnes ne pouvaient accomplir les tâches difficiles qu'il
leur imposait, il leur disait parfois de "puiser de mon Hanbledzoin et vous
pourrez faire ce travail". Dans ce sens, Gurdjieff prétendait être une source
d'énergie supérieure, dans laquelle on pouvait puiser. De façon moins précise,
il mentionna qu'il puisait lui-même à une source supérieure et que, par ce fait,
le travail dont il était responsable pourrait se répandre et se fortifier dans
le monde.
Au cours d'une très intéressante conversation, quelques mois avant sa mort,
Gurdjieff y fit allusion sous une forme voilée, mais pourtant explicite : il
disait qu'à cette époque se constituait dans le monde l'organisation d'un Ordre
supérieur qui n'accepterait pour membres que ceux qui auraient atteint un
développement spirituel nécessaire et suffisant pour produire des énergies
supérieures — et que ceux qui devraient entrer en contact avec cette
organisation pour y puiser de l'énergie, devraient être capables de participer
par eux-mêmes à ce travail de production et de transmission d'énergies
supérieures.
Il ne mentionna certes pas cette organisation comme étant sa propre création. Il
en parla de façon concrète, comme de quelque chose qui se faisait, dont il était
conscient et auquel il était associé, mais non comme s'il en était le centre, ni
le chef, ni le fondateur. Je crois qu'il voulait nous faire comprendre que, si
nous étions prêts et capables de travailler comme il le fallait, nous pourrions,
après sa mort, avoir l'occasion d'entrer en contact nous-mêmes avec cette source
et devenir à notre tour des canaux de transmission pour cette énergie supérieure
destinée à ceux qui en ont besoin.
J'ai gardé pour la fin de cet aperçu l'allusion la plus importante, qui concerne la manière dont le
"cercle intérieur" est sensé
fonctionner. Il s'agit de la "quatrième voie" mentionnée plusieurs fois dans
les écrits d'Ouspensky, mais pas une seule fois dans ceux de Gurdjieff. Celui-ci
donnait un sens spécial au mot "voie" : il l'entendait dans le sens d'une
transformation menant l'homme du "cercle extérieur" au "cercle intérieur".
On connaît le marga bouddhiste, qui est le chemin de la libération, mais cette
"Noble Voie Octuple" est tout à fait différente de la Quatrième voie de
Gurdjieff. La distinction réside précisément dans le fait que le bouddhisme
ignore la doctrine du "cercle intérieur de l'humanité" sans laquelle la
Quatrième voie n'aurait aucun sens. L'idée corollaire, selon laquelle cette
Quatrième voie serait alternativement ouverte et fermée, en activité ou en
repos, par la décision du "cercle intérieur" selon les besoins de l'humanité,
est encore plus importante. Si elle est acceptée, nous sommes engagés dans une
version relativement "forte" de l'hypothèse du "cercle intérieur". Ceux
d'entre nous qui acceptèrent Gurdjieff et Ouspensky pour maîtres, au début des
années 1920, savaient qu'ils entraient dans une "École de la Quatrième voie".
Notre seul doute concernait la suffisance de notre préparation.
Rétrospectivement, après cinquante ans, le problème n'apparaît pas si
clairement. Nous pouvons voir que notre travail correspondait aux méthodes que
Gurdjieff disait être celles des écoles de la Quatrième voie, mais ce qui n'est
pas clair concerne la chaîne de transmission. Sans examiner ici les arguments
pour ou contre la valeur de la mission de Gurdjieff — ce que je ferai dans un
prochain chapitre — je crois que l'on peut dire qu'il y a sûrement des preuves
que Gurdjieff croyait en l'existence d'un "cercle intérieur", au sens le plus "fort".
En 1953, alors que je voyageais au Proche et au Moyen-Orient, je recherchais —
indépendamment de Gurdjieff — si de telles organisations existaient. Je suis
entré en contact avec plusieurs écoles de dervishes naq'shbandi et j'ai trouvé
que leurs organisations et leurs méthodes correspondaient, à un degré
significatif, à la description de Gurdjieff. Celui-ci ne mentionna les Naq'shis
qu'une seule fois, en 1923, lors du programme de démonstration des danses. Les
naq'shbandis sont considérés comme successeurs des khwajagan. Ils sont, comme
ces derniers, engagés dans des activités concrètes pour le bien
de la société, ce qui serait un signe d'appartenance à l'école de la Quatrième
voie. Ils attachent également une grande importance au développement harmonieux
de tous les aspects de la nature humaine. Un autre indice, plus important,
m'apparut lorsque chacun des soufis naq'shbandis que je rencontrai me parla d'un
"maître supérieur" que je pouvais espérer rencontrer si je persévérais dans ma
recherche. C'est un fait bien connu : bien que les naq'shbandis soient un des
ordres soufis les plus importants en nombre et en étendue, personne ne sait ni
ne révèle la moindre chose sur leur hiérarchie ou leurs groupes centraux. Les
naq'shbandis sont donc peut-être liés d'une certaine façon à un véritable "cercle intérieur".
J'en conclus que le problème n'est pas si simple. S'il existe un "cercle
intérieur", il ne peut être exclusivement islamique. La véritable signification
d'un tel groupe doit résider dans sa mission. Plus on devient conscient des
réalités spirituelles, plus on est convaincu qu'une très vaste activité s'exerce
aujourd'hui dans le monde. Notre tâche est d'aider l'humanité à faire sa
difficile et dangereuse transition vers une nouvelle ère. Si nous pouvons
établir des preuves que Gurdjieff s'intéressait à cette tâche et que, de plus,
il prépara la voie pour que nous puissions y participer, nous aurons fait un
grand pas pour le lier au "cercle intérieur".
p106 - Si nous acceptons l'avertissement de Gurdjieff, rapporté par Ouspensky, selon lequel aucun maître ne peut être authentique s'il n'est en contact avec la source de son enseignement, nous ne devons pas abandonner notre recherche, mais, au contraire, l'intensifier. Dans les chapitres précédents, j'ai exprimé ma conviction que les écoles de sagesse de l'Asie centrale n'étaient pas si occultes ni même inaccessibles que le suggèrent certains écrits théosophiques. Dans ce chapitre, je laisserai de côté l'hypothèse du "cercle intérieur" et ne chercherai que les sources véritables de la vie et de l'enseignement de Gurdjieff, dont l'intérêt se portait vers la "connaissance cachée" et non vers le "pouvoir occulte". D'après ma propre expérience limitée, je suis convaincu qu'il est encore possible de trouver des individus et des groupes possédant des connaissances et des pouvoirs provenant d'écoles de sagesse. Il se trouve que la plupart de ceux que j'ai rencontrés personnellement appartenaient aux naq'shbandi ou à d'autres tarikats soufis directement affiliés aux khwajagan. A l'époque de Gurdjieff les occasions de telles rencontres étaient certainement plus nombreuses qu'aujourd'hui. Gurdjieff passa au moins vingt ans à voyager, et il avait une faculté incomparable, comme il le disait lui-même, "pour accéder au soi-disant saint-des-saints de presque toutes les organisations hermétiques telles que sociétés religieuses, philosophiques, occultes, politiques et mystiques, congrégations, partis, associations, etc., inaccessibles à l'homme ordinaire, pour discuter et échanger des points de vue avec d'innombrables personnes qui, comparées à d'autres, sont de véritables autorités".
C'est pourtant une source d'étonnement, pour quiconque a profondément étudié le point de vue de Gurdjieff "sur l'homme, l'univers et Dieu", qu'il ait été capable — même avec toutes ces facilités — de rassembler tant de concepts nouveaux et révolutionnaires. Denis Saurat, ce remarquable érudit et écrivain, directeur du French Institute de Londres, m'écrivit, en 1950, qu'à sa conclusion, certaines parties de l'enseignement de Gurdjieff ne pouvaient "provenir de source terrestre. Ou bien Gurdjieff recevait des révélations octroyées uniquement aux prophètes, ou bien il avait accès à une école d'un niveau surnaturel".
Les points de vue sont partagés. La plupart de ceux qui ont écrit d'après leur expérience personnelle de disciple, n'ont vu que l'homme Gurdjieff, sans rien percevoir au-delà. Ils supposent implicitement que son enseignement extraordinaire était le résultat de sa réalisation personnelle, en utilisant, il est vrai, le matériau des sources traditionnelles, les transformant jusqu'à en faire une nouvelle création. Selon ce point de vue, la recherche des sources ne serait qu'un exercice académique, d'importance secondaire. L'essentiel pour eux était de préserver tout ce que Gurdjieff avait enseigné, sans changement ni dégradation. Ils ne cherchaient pas plus loin.
La deuxième hypothèse est beaucoup plus stimulante. Si Gurdjieff avait trouvé une école — ou plusieurs écoles — d'un niveau surnaturel, alors de telles écoles existent, ont toujours existé et existeront toujours. Dans ce cas, nous pouvons espérer entrer en rapport avec elles. Gurdjieff devient un moyen et non une fin, un murshid, c'est-à-dire quelqu'un qui montre la Voie, et non un avatar qui incarne le But.
Gurdjieff parlait de lui-même avec ambiguïté. Parfois il affirmait presque être un avatar, une individualité cosmique incarnée pour aider l'humanité. Certains de ses élèves le crurent et accordèrent sans doute trop d'importance aux paroles qu'il prononçait peut-être davantage dans le but de choquer, plutôt que d'informer. Si nous écartons cette interprétation, le rôle de Gurdjieff demeure quand même extraordinaire. Il a mis en évidence le concept de "maîtres" comme une composante tangible de l'histoire humaine. Cette notion n'est pas du tout étrangère aux habitants de l'Asie, où la croyance en des hommes transformés en surhommes est presque universelle. En Occident, c'était une idée révolutionnaire, qui n'est acceptée que par les assoiffés de miracles et de merveilles. Gurdjieff réussit à préserver cette croyance fondamentale, mais lui enleva ses atours occultes ou sentimentaux.
Il réussit en partie cette démystification par son livre Rencontres avec des Hommes remarquables, mais surtout par son enseignement pratique qui nous montra la possibilité d'atteindre des niveaux supérieurs de conscience et d'être, pourvu que les conditions soient bonnes et qu'il y ait un réel désir de s'engager dans ce travail.
La première phase de la recherche de Gurdjieff fut axée sur les phénomènes étranges qu'il avait observés depuis son enfance et que personne ne pouvait lui expliquer. Ces phénomènes comprenaient tous les effets habituels des séances spirites, ainsi que la clairvoyance, la télépathie, des cas de guérisons miraculeuses dont il fut témoin et l'apparition de la pluie en réponse à des prières. Il observa tous ces phénomènes lorsqu'il était encore enfant : probablement entre huit et onze ans, de 1885 à 1888. Les histoires qu'il raconte ont un élément commun qui est souvent négligé par les lecteurs, qui ne les considèrent que comme de simples exemples de phénomènes psychiques en général. Gurdjieff attire l'attention sur une activité qui est naturelle dans son fonctionnement, mais ne peut être expliquée par les lois connues de la physique et de la biologie. On en déduit qu'il doit exister des substances autres que celles du monde physique, et que ces substances, ainsi que leur transformation, doivent être gouvernées par d'autres lois. La tendance générale qui consiste à inventer un nom nouveau pour parler de quelque chose d'inexplicable, et de le traiter ensuite comme si c'était expliqué, a notamment été ridiculisée à propos de l'«hystérie", hypothèse retenue par le médecin chef Ivanov pour rendre compte du fait qu'un Yesidi ne pouvait quitter le cercle tracé par terre autour de lui. En effet, Gurdjieff, dans cette première phase de recherche, monte le décor et pose le problème : "S'il existe des phénomènes dont nous ne pouvons nier la réalité mais qui ne peuvent entrer dans notre cadre conceptuel ordinaire, alors le cadre est défectueux et il faut en chercher un autre."
Gurdjieff dit qu'"il n'y avait pas un seul livre sur la neuropathologie et la psychologie, dans la bibliothèque de l'hôpital militaire de Kars (qu'il n'ait) lu, et lu très attentivement". Il est difficile de dater ces lectures. Il mentionne 1888 à propos de l'incident du Yesidi, et fait allusion, à ce propos, au fait qu'il avait commencé à boire de l'alcool. Il aurait eu onze ans à l'époque. On ne peut prendre très au sérieux l'affirmation de Gurdjieff selon laquelle il aurait lu de nombreux traités médicaux en langue russe — qu'il commençait à apprendre. Il dit ailleurs que son éducation fut achevée par le saint Bogachevsky, qui devint plus tard le Père Evlissi de la confrérie essenienne. Celui-ci lui apprit la doctrine de la conscience, qui devint plus tard un des principaux éléments de sa propre explication de l'évolution de l'homme. Le contraste entre la morale, qui est relative au temps et à l'espace, et la conscience, qui est éternelle et universelle, fut toujours au premier plan de l'enseignement de Gurdjieff.
Gurdjieff séjourna quelque temps à Jérusalem et dans la région montagneuse environnante. Il disait qu'un monastère essenien, où une très ancienne sagesse avait été préservée, existait près du mont de la Tentation. Il attribua certaines des danses sacrées qu'il enseigna par la suite, à cette confrérie. Il affirme avoir lui-même séjourné "parmi les esseniens, dont la plupart sont juifs, et que par le moyen de très anciennes musiques et danses hébraïques, ils avaient fait pousser des plantes en une demi-heure". Une histoire semblable est racontée dans les Récits de Belzébuth (à propos du Derviche de Bokhara). Les danses rituelles, attribuées par Gurdjieff aux esseniens, étaient, pour beaucoup d'entre elles, basées sur un cycle de sept. Gurdjieff veut peut-être nous faire comprendre que ce cycle de sept était un lien entre d'anciennes écoles telles que les confréries sarman et essenienne.
Il mentionne également une visite au mont Athos, qui était dominé, à l'époque, par des moines russes dont certains étaient des staretz ou maîtres. Il ne fait aucune allusion à la tradition selon laquelle j'ai ouï dire, en Grèce et en Asie, que le mont Athos était le centre d'une fraternité ouverte à toutes les religions, et qui connaissait le secret du Second Avènement du Christ. Si Gurdjieff était parvenu à une conclusion définitive au sujet de cette tradition, il en aurait laissé quelque indice direct ou indirect. Par d'autres sources, nous découvrons ses liens étroits avec des moines et des maîtres orthodoxes russes. Nous savons que les Églises orientales pratiquent d'admirables exercices spirituels, dont quelques-uns furent enseignés par Gurdjieff à ses propres élèves. Il mentionne à ce propos un voyage en Abyssinie, en compagnie du professeur Skridlov. Il y séjourna trois mois, poursuivant des recherches pour déterminer l'importance des traces de la tradition copte qu'il avait découvertes en Égypte. Je l'entendis plus d'une fois, à la fin de sa vie, parler de l'Abyssinie qu'il appelait même sa "deuxième patrie", espérant s'y retirer et y finir ses jours. Gurdjieff mentionne également la connaissance spéciale que possède l'Église copte sur les origines du christianisme, connaissance perdue par les branches orthodoxe et catholique.
Le problème de Gurdjieff était toujours de trouver des personnes qui pourraient comprendre et expliquer tout ce dont il avait été témoin, et lui montrer comment vivre selon la conscience objective plutôt que selon la moralité subjective. Il prétendit plus tard avoir trouvé la solution à tous ces problèmes par ses propres moyens, sans aide, en se servant de tout ce qu'il avait appris sur la physiologie et la psychologie humaines, ainsi que par des techniques spéciales telles que l'hypnose et la suggestion. Gurdjieff était un scientifique expérimental selon la tradition occidentale. Il ne se contentait pas de phénomènes isolés et insistait sur la nécessité d'une hypothèse globale qui relierait plusieurs phénomènes. Il ne pouvait néanmoins trouver tout ce dont il avait besoin pour lui-même et il était prêt à consacrer plusieurs années à la recherche de la "connaissance perdue". Il réussit plus tard à enseigner à d'autres comment atteindre par eux-mêmes cet état de conscience où il est possible de comprendre les processus cachés de la psyché humaine. Ceci ne dévalorise pas la recherche de Gurdjieff, mais fournit plutôt un motif supplémentaire pour essayer de la comprendre. Nous arrivons ainsi à la deuxième phase de la recherche de Gurdjieff, qu'il nous faut reconstituer à partir d'informations encore moins cohérentes que n'étaient ses souvenirs d'enfance.
Gurdjieff ne nous a pas rendu la tâche facile, les indications utiles étant parsemées dans ses écrits et dans les conversations qu'il eut avec ses élèves, individuellement ou en groupe. Il serait impossible de reconstituer l'itinéraire ou la chronologie de ses voyages, s'il n'avait pas également mentionné des événements historiques qui peuvent servir de points de repère. Considérons un événement mineur qui a néanmoins son importance pour la vérification des sources. Dans le livre II de la "Troisième Série" de ses écrits, Gurdjieff mentionne trois fois les lieux où il faillit être tué. Il écrit : "Même sans considérer les nombreux autres événements inhabituels dans l'expérience humaine, qui s'étaient produits sous le mode accidentel particulier à ma vie passée, il serait suffisant de rappeler cette étrange et inexplicable destinée qui me poursuivait, car je fus blessé trois fois en des circonstances très différentes, chaque fois presque mortellement et chaque fois par une balle perdue... Le premier de ces trois événements, incompréhensibles et fatidiques, se produisit en 1896 sur l'île de Crète, un an avant la guerre gréco-turque."
Nous savons qu'en 1894, une société secrète, les Ethniki Etairea, avait été formée pour fomenter des troubles en Macédoine et pour que le gouvernement russe la subventionnât généreusement et encourageât les Grecs vivant dans le Caucase à y adhérer. Le problème de la Crète fut au premier plan des préoccupations, en 1895. Il y a peu de doute que Gurdjieff adhérât à l'Ethniki Etairea pour pouvoir aller où il voudrait, et qu'en fait il se rendît en Crète en 1896, après son séjour en Égypte. La guerre entre la Grèce et la Turquie éclata, comme il le dit, un an plus tard, en 1897. Pourquoi Gurdjieff voulait-il aller en Crète ? Dans le chapitre II des Rencontres avec des Hommes remarquables, il fait allusion à la légende du "déluge d'avant le déluge" et à la confrérie Imastun dont le centre était une île qui auparavant portait le nom d'Haninn et "se trouvait approximativement à l'emplacement de la Grèce d'aujourd'hui". Le mot Imastun est sensé signifier "homme sage" ou "maître de sagesse" en vieil arménien, et il est certain que Gurdjieff a voulu communiquer l'idée selon laquelle avait existé un tel groupe ayant formé, d'après sa description, une caste répandue partout dans le monde.
Des allusions à l'Atlantide abondent dans les écrits de Gurdjieff. Miss Crowdy affirmait que l'Atlantide symbolise la "conscience" submergée dans la partie inconsciente de l'homme, et ne signifie rien d'autre. L'interprétation symbolique est certainement l'une des interprétations possibles, mais il est également certain que Gurdjieff voulait que l'on prenne au pied de la lettre l'histoire de l'Atlantide. J'avais accompagné Gurdjieff lors de sa deuxième expédition hors de Paris, pour visiter les grottes de Lascaux, en Dordogne, et y voir les célèbres peintures murales. Il nous dit qu'il n'était pas d'accord avec les dates de l'abbé Breuil selon lesquelles ces peintures existeraient depuis trente mille ans. Gurdjieff affirma que "les peintures étaient le travail d'une confrérie qui a existé après la chute de l'Atlantide, il y a sept ou huit mille ans". Gurdjieff associait l'Atlantide à l'Égypte pré-désertique. Il obtint par ruse la carte de cette région, d'un prêtre arménien, près de Nakhichevan, non loin de l'Irak, lors de son premier voyage avec Pogossian. Il associe le Caire, Jérusalem et la Crète dans ses nombreuses allusions à la confrérie des maîtres de sagesse. Le fait qu'il ait décidé de se rendre en Crète, en 1896, immédiatement après qu'Arthur Evans y ait commencé sa recherche du Palais de Minos, est particulièrement intéressant. Evans trouva des sceaux qui associaient la Crète aux villes de la Mésopotamie. Il est très probable que Gurdjieff ait entendu parler de ces découvertes par des archéologues qu'il rencontra en Égypte, en particulier le professeur Skridlov, et que ceci le décida à adhérer à l'Etairea pour faire, sur place, ses propres vérifications. La balle perdue qui fut l'occasion pour lui d'être amené à Jérusalem par des Grecs inconnus, "alors qu'encore inconscient", constitue la jonction avec la phase suivante de ses pérégrinations. De Jérusalem, il fit le voyage (mentionné au premier chapitre) à travers l'Anatolie, par voie de terre, vers le Caucase.
En rassemblant tous ces indices, nous pouvons constater la facilité avec laquelle Gurdjieff usait des situations politiques pour faire progresser ses propres recherches.
La série de voyages qu'il entreprit entre 1890 et 1898, fut principalement axée sur la vérification de sa conviction depuis l'âge de quatorze ans "qu'il y avait vraiment un "certain quelque chose" que les gens savaient auparavant, mais qu'aujourd'hui cette connaissance était bien oubliée". En compagnie de Pogossian, il s'adonna à une lecture intensive de l'ancienne littérature arménienne. Il mentionne à ce sujet : "Nous avions perdu tout espoir de trouver quelque indication de cette connaissance dans la science exacte contemporaine, dans les livres contemporains ou chez les gens en général, aussi nous portâmes notre attention vers l'ancienne littérature." Il dit ailleurs qu'il était parvenu en 1892 à "la conclusion définitive qu'il était totalement impossible de trouver ce que je cherchais parmi mes contemporains". A cette époque, Gurdjieff devait être âgé de quinze ans.
Gurdjieff décrit d'une manière suffisamment détaillée sa première expédition avec Pogossian pour que l'on puisse la suivre sur une carte. Son but était de découvrir des traces de la confrérie sarman. Pourtant, alors qu'ils n'étaient qu'à cent cinquante miles de la "vallée d'Izrumin" — qui est peut-être la vallée où se trouvait encore le sanctuaire de Sheikh Adi, principal centre des Yesidi — et alors qu'ils avaient découvert la carte de l'Égypte pré-désertique, près de la ville de "Z" (Zakho ?), ils abandonnèrent d'une façon étrangement désinvolte le but de leur voyage. Gurdjieff mentionne les yesidi comme une petite secte "vivant en Transcaucasie, principalement dans les régions proches du mont Ararat", alors qu'ils étaient largement répandus en Iran, en Irak, au Kurdistan et dans le Caucase.
Gurdjieff mentionne un livre arménien, Merkhavat, décrivant la confrérie sarman comme une "célèbre école ésotérique qui, selon la tradition, fut fondée à Babylone à la date très reculée de 2500 ans avant J.-C.". Pourquoi Gurdjieff a-t-il abandonné la recherche s'il était sur la piste d'une clé tellement importante pour la compréhension du mystère qu'il voulait dévoiler — à moins qu'il n'ait vu, dans la "carte de l'Égypte pré-désertique", un indice pour découvrir la solution de l'énigme ? Gurdjieff a probablement été convaincu, dès l'âge de dix-neuf ans, de l'existence d'une société qui "possédait une grande connaissance contenant la clé de beaucoup de mystères secrets". A trois cents miles au nord, Mosul est proche des villes de Ninève et Nimrod, capitales des rois assyriens. La société sarman y a probablement séjourné avant de se diriger vers le nord. Dans cette région on ressent fortement la continuité de la tradition. Gurdjieff semble être retourné vers le Caucase par Mosul, traversant les montagnes par le même col où tant de conquérants avaient pénétré en Syrie. Je lui ai demandé une fois s'il avait vu, à Mar Behmen, près de Mosul, les inscriptions arméniennes concernant Hulagu, le petit-fils de Genghis Khan. Pour toute réponse, il parla de la grande importance de cette région et de la croyance selon laquelle il s'agissait du site du jardin d'Eden originel, d'où coulent quatre fleuves. Il ajouta que Mosul fut, à un certain moment, le centre de la confrérie sarman qui succédait à une société existant depuis la disparition de l'Atlantide.
Nous devons maintenant examiner l'intérêt de Gurdjieff pour Babylone. Il s'y rendit deux fois. D'abord avec Skridlov, lorsqu'ils revenaient d'Abyssinie, et ensuite avec les "Chercheurs de la Vérité". La première visite date de 1894 et dura trois mois. C'est à cette époque que Gurdjieff eut des rapports télépathiques avec la "Société des Adhérents du Legominisme" qu'il mentionne dans le chapitre XXIV des Récits de Belzébuth. Les Allemands faisaient alors leurs grands travaux de fouille et s'apprêtaient, avec la complicité du gouvernement turc, à enlever l'incomparable Porte d'Ishtar, ainsi que beaucoup d'autres monuments à la gloire de Babylone, telle qu'elle était au VIIème siècle avant J.-C. On n'avait pas encore La recherche de Gurdjieff 115 adopté la pratique moderne qui consiste à boucher les excavations archéologiques : les maisons et les murs de la Babylone perse restèrent sur place. Bien que les toitures et les étages supérieurs aient disparu, lorsque je visitais Babylone pour la première fois en 1953, on avait le sentiment très fort de se trouver dans une ville vivante. Ce sentiment était peut-être beaucoup plus puissant lorsque Gurdjieff s'y rendit, en 1894. La très vivante description du "Club des Adhérents au Legominisme" que l'on peut lire dans les Récits de Belzébuth, a dû être inspirée par cette première visite.
La seconde eut probablement lieu en 1897, peu de temps après l'aventure crétoise. Elle est accessoirement décrite dans le chapitre VIII des Rencontres avec des Hommes remarquables.
Je crois que le "groupe des quatorze" mené par le prince Yuri, séjournant un mois à Baghdad, trouva peu de choses dignes d'intérêt si ce n'est la tombe de Sheikh Abdul Kadir de Jilan, fondateur de l'ordre des soufis kadiris. Les quatorze ont dû passer le plus clair de leur temps à Babylone à reconstituer la vie des sages qui y résidaient deux mille cinq cents ans plus tôt. Gurdjieff acceptait comme un fait historique la rencontre légendaire des sages, à laquelle auraient participé Pythagore ainsi que des représentants du Bouddha et de Lao Tseu, qui vivaient à la même époque. Cette assemblée prit des décisions de la plus haute importance sur l'Idée Maîtresse qui devait régner sur l'humanité à l'époque suivante. Gurdjieff affirme que cette assemblée fut organisée par une confrérie établie plusieurs milliers d'années auparavant, immédiatement après la disparition de l'Atlantide.
Si l'on en croit le récit fait par Gurdjieff dans The Herald of Coming Good, il se rendit tout seul en Asie centrale à l'âge de vingt ans, et, grâce à un barbier de rue, il fut introduit dans un monastère soufi où il parvint à la conclusion que "les réponses (qu'il cherchait)... ne peuvent être trouvées, dans la mesure où elles sont accessibles à tous les hommes, que dans la sphère de la "mentation" subconsciente de l'homme".
Après quoi il reprit ses vagabondages et semble avoir décidé de s'allier avec le groupe des "chercheurs de la vérité", mené par le prince Yuri.
La troisième phase des recherches de Gurdjieff fut motivée par son espoir naissant de rencontrer des individus et des communautés possédant la vraie connaissance. Lorsque nous lisons les divers comptes rendus qu'il en fit lui-même dans Rencontres avec des Hommes remarquables, The Herald of Coming Good et Life 1s Real Only Then, When "I am", il semble y avoir d'abord une contradiction irréductible à propos d'événements qui s'étendent sur toutes ces années. Le premier livre suggère que la recherche fut conduite principalement par les "Chercheurs de Vérité" — ce qui est confirmé par les Fragments d'Ouspensky, où Gurdjieff est cité pour avoir dit qu«après de grandes difficultés, il trouva les sources de cette connaissance, avec plusieurs autres personnes qui, comme lui, cherchaient le miraculeux". Les deux autres ouvrages donnent l'impression que Gurdjieff découvrit ce qu'il cherchait par ses propres efforts et en particulier par des expériences menées sur d'autres personnes. Cette version est soutenue par l'exposé d'Ouspensky selon lequel Gurdjieff disait avoir fait "très jeune plusieurs longs voyages en Orient.., au cours desquels il rencontra divers phénomènes témoignant de l'existence d'une certaine connaissance de certains pouvoirs et possibilités qui dépassent les moyens ordinaires de l'homme. Progressivement, ses absences de chez lui et ses voyages commencèrent à avoir un but défini. Il recherchait la connaissance et les personnes qui possédaient cette connaissance."
La contradiction est plus apparente que réelle. Les Rencontres avec des Hommes remarquables sont, comme l'exprime ce titre, un compte rendu concernant les personnes rencontrées par Gurdjieff, avec lesquelles il travailla ; ce livre ne concerne pas ses recherches privées. Dans The Herald of Coming Good, Gurdjieff voulait faire comprendre quel énorme fardeau il avait porté, ainsi que l'importance de sa contribution personnelle dans la "tondaison", comme il disait, de ceux qui pouvaient fournir de l'argent pour ses entreprises. La Troisième Série est davantage autobiographique que les autres ouvrages de Gurdjieff, et elle révèle, par conséquent, des faits de sa vie privée qui n'apparaissent pas ailleurs, bien qu'il reste beaucoup de choses qu'il n'ait jamais dit. De nombreuses déductions sont possibles à partir des Récits de Belzébuth qui est, avec évidence, autobiographique en plusieurs passages, et d'ailleurs reconnu comme tel. "Belzébuth en tant qu'Hypnotiseur professionnel" était certainement Gurdjieff lui-même. Une photo de lui, à cette époque, le montre habillé comme un prestidigitateur professionnel. Il s'établit à Tashkent, comme faiseur de tours, et guérit sans doute des drogués et des alcooliques, de la même façon que je l'ai vu faire en Turquie, en 1921. Gurdjieff fut probablement en rapport avec les Services Secrets russes — condition pratiquement indispensable pour voyager librement en cette époque de troubles politiques. Il n'est pas étonnant que Gurdjieff ne se dévoile pas à propos de ses activités politiques. Le récit de son voyage avec Pogossian pour la Société Nationaliste Arménienne, la Dashnakzutium, constitue la seule allusion qu'il ait faite au sujet d'une mission politique.
Il est à peu près certain que les facilités dont Gurdjieff bénéficia pour voyager en Asie centrale vers l'Afghanistan, le Chitral, le Kashgaria et le Tibet, furent obtenues par sa fonction d'agent du gouvernement russe. Ses réflexions concernant l'Angleterre, presque toujours hostiles, et particulièrement sa critique de l'expédition Younghusband au Tibet, en 1903, suggèrent son désaccord avec les autorités de l'Inde britannique. Je peux personnellement confirmer qu'il y avait à New Delhi un dossier défavorable le concernant : à l'époque où j'étais agent de renseignements à Constantinople (en 1920), j'avais entendu parler de Gurdjieff par une dépêche de New Delhi nous mettant en garde contre "un agent russe très dangereux, George Gurdjieff, qui était en Georgie et qui avait sollicité un permis pour venir à Constantinople". Très peu de temps après avoir reçu ce message, je fus par hasard invité à dîner par mon ami le prince Sahaheddin, pour rencontrer un de ses vieux amis qu'il considérait comme un homme tout à fait exceptionnel dans le domaine de l'occultisme et de la spiritualité. C'était Gurdjieff. Je fus tout de suite convaincu que cet homme était bien plus intéressant comme source de "vraie connaissance" que comme agent du régime tsariste, ainsi que je l'ai expliqué dans mon livre Witness. Tous ceux qui connaissaient le Caucase à cette époque auraient soupçonné qu'un individu pouvant obtenir des permis pour se déplacer librement à travers les régions bolcheviques et social-démocrates, devait bénéficier d'un soutien auprès des autorités. Cette conclusion fut confirmée quelques années plus tard par Sir Paul Dukes, qui connaissait bien mieux que moi la situation russe entre 1917 et 1920. Il est probable que Gurdjieff ait réussi à utiliser les ressources de l'empire russe pour faire avancer ses propres plans. Il réussit même à pénétrer au Tibet, par Karakoram, à une époque où il eut été impossible à un Anglais d'y pénétrer par l'Inde. Il est plus que probable qu'il put aussi voyager en tant que guérisseur et magicien, prenant ainsi des contacts en Asie centrale avec des personnes qui auraient normalement évité des Russes, considérés à la fois comme des infidèles et comme une menace pour l'indépendance des Khanates du Turkestan. Il y a, en Asie, une énorme différence entre le fait d'être toléré et celui d'être accepté. Il y a même plusieurs niveaux d'acceptation. La plupart des Asiates sont authentiquement spirituels, et s'ils reconnaissent chez quelqu'un une recherche spirituelle sincère, ils écartent les différences de race ou de religion et ouvrent des portes qui ne sont même pas perçues par le voyageur ordinaire. Je le sais d'après ma propre expérience dans plusieurs pays d'Asie. Or Gurdjieff était beaucoup plus qualifié que moi pour susciter la confiance et gagner l'acceptation totale. Il réussit à accomplir en dix ans ce que la plupart des voyageurs ne pourraient même jamais envisager comme une possibilité. Ce n'est là qu'un petit aspect de l'histoire : je suis persuadé que Gurdjieff était, de plus, reconnu comme un missionné et qu'il reçut en conséquence une aide spéciale que personne n'aurait reçue à sa place.
Lorsque nous considérons toute l'étendue des idées, des doctrines et des techniques que Gurdjieff apporta à l'Occident, nous pouvons nous demander s'il est possible qu'un homme ait pu accomplir seul tant de choses. En fait, il nous a dit lui-même que son œuvre était le résultat d'un effort de groupe. Les "Chercheurs de Vérité" étaient un groupe de quinze à vingt hommes et une femme, comprenant des spécialistes de plusieurs disciplines, tous motivés par le désir commun de trouver la "vraie connaissance". Ils voyagèrent deux ou trois fois ensemble à l'occasion de leurs "expéditions majeures". Ils se déplaçaient également seuls ou en groupes de deux ou trois personnes. Parfois l'un d'eux restait longtemps dans un centre particulier où il sentait la possibilité de pénétrer plus profondément dans l'enseignement mis à sa disposition. Ils se rencontrèrent plusieurs fois et partagèrent leurs expériences. Il semble cependant que tout n'alla pas sans accrocs. J'ai entendu dire que des hommes affirmant avoir appartenu au groupe des "Chercheurs de Vérité" disaient que Gurdjieff avait suivi une ligne indépendante et s'était séparé des autres. Gurdjieff dit plus d'une fois, devant moi, qu'il avait emprunté et utilisé certaines idées pour des buts non approuvés par la confrérie qui en était à l'origine. Ouspensky soupçonnait très fortement que quelque chose, à un certain moment, alla de travers dans la recherche de Gurdjieff. A mon avis, il eut accès à des centres qui n'étaient pas ouverts à d'autres membres de son groupe et se sentit obligé de profiter des occasions qui se présentaient à lui.
Il est probable que la première "expédition majeure" conduit le groupe à travers la Perse du nord, au-delà de l'Amou Daria en Transoxanie, puis passa par Merv, Samarkand, Bokhara et Tashkent. Probablement, ils remontèrent directement les vallées, vers les régions élevées où le chemin de fer s'arrête. En effet, lorsque le groupe se dispersa, Gurdjieff repartit par Andijan et par le chemin de fer transcaucasien. Ce voyage amena Gurdjieff exactement dans la région où les khwajagan dominèrent la scène politique depuis des siècles et où ils étaient encore actifs en tant que communautés Naq'shbandi et comme Derviches Kadiri. A propos d'un tel voyage, l'on s'attendrait à entendre Gurdjieff parler de dervishes solitaires ou de sheikhs accompagnés de quelques disciples. Lorsque je voyageais moi-même, seul, dans ces régions, dans les années 1950, j'entendis parler à plusieurs reprises de maîtres soufis auxquels on me recommandait de rendre visite.
On apprend toujours quelque chose de telles visites et des conversations — mais rassembler les aperçus fragmentaires n'est possible que si ce que l'on a appris passe dans la pratique ; ce qui explique certaines périodes de retraite de Gurdjieff.
Dès 1899, alors que Gurdjieff n'avait que vingt-deux ans, il passa une longue période de sa vie dans un tekkeh soufi, en Afghanistan. Tekkeh est le terme général pour désigner un centre d'enseignement et d'orientation. Il diffère à plusieurs titres d'un monastère chrétien. Le tekkeh est présidé par un sheikh ayant atteint le niveau de murshid, ou de maître, ce qui exige parfois vingt, trente ou davantage d'années de service et de formation. Le sheikh est personnellement responsable du progrès spirituel de ses murids, c'est-à-dire ceux qui se placent sous sa direction et acceptent ses décisions. Il n'y a pas de vœux au sens où le moine chrétien fait sa profession ; mais il y a un acte d'acceptation mutuelle entre le murshid et le murid. L'initiation consiste à donner au murid un zikr ou exercice spirituel, qui est choisi selon ses besoins personnels. Cet acte est aussi le moyen par lequel le murid participe à l'action spirituelle ou baraka transmise par le sheikh. Dans un prochain chapitre nous examinerons attentivement la place de la baraka dans l'enseignement de Gurdjieff. A ce stade, la question est de savoir si oui ou non Gurdjieff devint jamais un murid au sens strict. Il semble probable qu'il reçut plusieurs initiations, sans s'attacher à une tarikat particulière. Il aurait été accepté comme un invité bienvenu, et reconnu comme ayant des qualités spirituelles exceptionnelles, et, par conséquent, comme ayant droit à certains, sinon à tous, des secrets du tekkeh. J'ai moi-même été accepté de cette façon dans plus d'un tekkeh et on me fit comprendre que si j'étais prêt à rester plus longtemps, je serais peut-être initié à des secrets plus profonds. On m'a également dit que si je me rendais à tel ou tel tekkeh, à une centaine de kilomètres, je trouverais peut-être un sheikh d'un niveau supérieur, et participerais à une baraka plus puissante.
Il est certain que Gurdjieff était beaucoup plus qualifié que moi pour pénétrer les secrets du soufisme. Il y passa davantage de temps et voyageait à une époque plus favorable, alors que les déplacements étaient plus faciles qu'après la (première) guerre mondiale et la révolution russe. Il dit une fois à Ouspensky que la vraie connaissance n'était pas cachée mais qu'au contraire ceux qui la possédaient étaient profondément soucieux de la mettre à la disposition de ceux qui pouvaient la recevoir et l'utiliser avec sagesse. Gurdjieff fut jusqu'à la fin de sa vie totalement réceptif aux idées et aux impressions nouvelles et il dut être, durant sa jeunesse, une source de joie pour les communautés soufies ou pour les individus qu'il rencontrait pendant ses voyages. Il devait également représenter une dure épreuve, car il ne cachait pas sa détermination opiniâtre à faire les choses à sa façon, ni son indifférence à l'égard de toute convention. Il se peut bien qu'il soit allé parfois un peu trop loin et se soit fait renvoyer avant d'avoir reçu tout ce qui aurait pu lui être donné.
Nous devons revenir à l'année 1899, alors que les membres de la communauté des "Chercheurs de Vérité" se préparaient pour leur dernière "grande expédition à travers la région du Pamir et de l'Inde". Gurdjieff décrit comme un intermède l'histoire folle du "grand atelier universel" qu'il établit en Ashkabad sur le réseau ferré transcaspien. Parmi d'autres exploits fripons, il décrit la façon dont il réussit à acheter et à transformer des corsets de femme, pour les vendre dans les villes de Krasnovodsk, Kizil Arvat, Ashkabad, Merv, Chardjui, Bokhara, Samarkand et Tashkent, ce qui représente une étendue de huit cents miles. Gurdjieff prétend avoir fait un profit de cinquante mille roubles en trois mois et demi. Il y a peut-être beaucoup d'exagération et de fantaisie dans cette histoire, mais même Gurdjieff n'aurait pas pu inventer certaines de ces histoires extraordinaires. Il devait alors être âgé de vingt-deux ans, il avait déjà beaucoup appris de ses rencontres avec les dervishes, et surtout, au tekkeh d'Afghanistan, mais il n'avait pas encore trouvé le centre de la confrérie sarman qui était le point culminant de sa recherche.
Une expédition, dont il parle très peu, partit d'Orenburg pour la Sibérie en passant par Sverdlovsk. Dans les Récits de Belzébuth, Gurdjieff décrit une civilisation légendaire, Maralpleicie, la "culture du renne" qui a peut-être existé de la fin de l'ère glacière jusqu'au début de la période chaude du septième millénaire avant J.-C., alors que la steppe sibérienne était bien irriguée et très fertile. Je crois que la mention d'un "certain objectif lié au programme mis sur pied par ce même groupe, les Chercheurs de Vérité", confirmée par l'allusion explicite aux recherches archéologiques du professeur Skridlov, nous permet de déduire que le groupe avait déjà formé sa propre théorie sur les origines de la vraie connaissance qu'ils cherchaient. A cette époque, très peu de personnes auraient considéré la Sibérie comme un terrain propice à de telles recherches. Il se peut que cette expédition eût lieu à une époque plus reculée, peut-être en 1895, avant que Gurdjieff ne soit allé en Crète et n'ait découvert les traces de la catastrophe qui eut lieu en 1500 avant J.-C., mais c'est très improbable.
En confrontant les quatre expéditions : a) d'Égypte, de Crète et de Terre Sainte ; b) du Soudan et en Abyssinie ; c) en Iran et en Transoxanie ; et enfin, d) à travers la Sibérie, j'en conclus que les "Chercheurs de Vérité" avaient vérifié, dès 1899, à leur satisfaction, qu'il y avait eu des écoles de sagesse dans le nord-est de l'Afrique, au Levant, en Asie centrale et dans les vallées du nord de la Sibérie. Ceci concorde avec les preuves que j'ai rassemblées dans le quatrième volume de The Dramatic Universe concernant l'existence de quatre sources indépendantes de la culture et du langage humain, qui s'unirent pour produire le monde moderne. Lorsqu'il écrivait les Récits, Gurdjieff choisit de présenter cette idée sous forme d'allégories et de mythes, susceptibles de multiples interprétations. Il semble qu'il ait eu l'intention de transmettre un message bien précis, à prendre au pied de la lettre, dans sa description des divers centres de culture d'Afrique, du Levant, d'Asie centrale et de Sibérie. S'il en est ainsi, les expéditions dans ces régions ont un sens clair, et nous donnent également une clé pour comprendre les buts du groupe des "Chercheurs de Vérité". L'autre clé est donnée par son insistance à mettre l'accent sur l'aspect archéologique de leurs recherches, ainsi que par leur intention de découvrir des traces de sagesse antique.
La dernière grande expédition commença en 1900, à travers les Pamirs et l'Inde. Au cours de ce voyage, le groupe rencontra le ez-ezounavouran afghan, c'est-à-dire, dans le dialecte turcoman, quelqu'un qui fait un travail sur lui-même pour le salut de son âme. Cet homme est sensé leur avoir communiqué des informations très complètes sur "le corps astral de l'homme, ses besoins et possibilités de manifestation selon la loi". Il est peu probable que cette expédition ait effectivement atteint l'Inde, étant donné qu'à cette époque, un groupe trop nombreux de Russes y pénétrant par la rivière Kabul, aurait éveillé les soupçons des gardes frontaliers afghans, et encore plus ceux du gouvernement de l'Inde britannique.
Comme il est dit que Peter Karpenko mourut en Russie d'une grave blessure par balle, deux ans après, il est probable que le groupe soit retourné en Russie par l'Amou Daria et le chemin de fer d'Asie centrale. Gurdjieff est peut-être resté en arrière, puisque nous le retrouvons ensuite au Tibet. Il devait être assez profondément engagé dans la lutte politique entre la Russie et l'Inde britannique, pour la domination en Afghanistan, au Chitral, au Kashmir et au Tibet. Il précise qu'il séjournait au Tibet un an avant qu'éclatât la "guerre anglo-tibétaine".
Il nous faut maintenant examiner — et si possible déterminer — quel fut le rôle politique joué par Gurdjieff dans ces événements.
On a suggéré l'hypothèse que Gurdjieff était connu au Tibet sous le nom de Lama Dorjieff. Gurdjieff lui-même alimenta cette hypothèse en racontant — ainsi que je l'ai entendu dire, en 1949 — comment il présenta à la frontière tibétaine son nom et ses papiers rédigés en russe. Expliquant que la lettre "g" n'existe pas en tibétain, Gurdjieff dit que les gardes-frontière prononcèrent son nom Dorjieff, et lui donnèrent un laissez-passer à ce nom. Il raconta également une de ses histoires typiques, qui peuvent aussi bien relever de la réalité que de la fiction, à propos de son mariage tibétain. Son fils aîné serait devenu lama et aurait fait de tels progrès spirituels qu'il aurait été nommé abbé d'une lamasserie à un âge relativement jeune. "Il me rendit une fois visite à Paris avec une suite de moines, raconte Gurdjieff, et ils furent tous ébahis quand il se mit à genoux et me demanda sa bénédiction. Il resta un mois et retourna ensuite au Tibet, et en ce moment même il est à la tête d'un groupe de monastères."
Ces histoires suggèrent que Gurdjieff passa beaucoup de temps au Tibet et nous encourageraient à l'identifier avec le célèbre Lama Dorjieff qui porta au Tsar Nicolas II un mes-sage confidentiel du Dalaï Lama. Cette sensationnelle histoire ne peut être prise au sérieux quand on examine les photo-graphies du véritable Lama Dorjieff, qui ne peut, par aucun effort d'imagination, être pris pour Gurdjieff. De plus, le lama Dorjieff est sensé avoir été le tuteur du Dalaï Lama, dans la jeunesse de celui-ci — tâche qui ne pouvait de toute façon être dévolue qu'à un tibétain d'origine, probablement un lama Rimpoche, lié au Dalaï Lama dans une précédente incarnation. S'il s'était agi de Gurdjieff, il aurait fallu qu'il soit au Tibet à l'âge de douze ans et qu'il y restât au moins une quinzaine d'années, de 1888 à 1903. On ne peut donc prendre l'histoire Dorjieff au pied de la lettre.
Une autre explication possible est que Gurdjieff profita de la ressemblance des noms pour voyager librement au Tibet, et visiter des lamasseries qui, autrement, lui auraient été fermées. Son respect pour le lamaïsme était certainement profond. Il affirme, dans les Récits de Belzébuth, qu'un groupe de sept lamas possédait une connaissance et des pouvoirs spirituels sans pareil sur la terre, et que la mort accidentelle d'un des chefs du groupe avait anéanti un des espoirs de l'humanité. Dans l'un de ses exercices spirituels les plus remarquables, Gurdjieff plaçait "Lama" au même niveau que Muhammad, le Bouddha et le Christ, et il affirmait qu'il existe une concentration spéciale de pouvoirs spirituels en un certain lieu entre le Tibet et l'Afghanistan.
Au cours d'une conversation, Anna Durco demanda à Gurdjieff, comme l'aurait fait un enfant, pourquoi il n'avait pas de cheveux. Il répondit : "Tam gdie ya bil vsie bill" — "Là où j'étais, tous étaient ainsi". Il ajouta qu'ils portaient des vêtements rouges, avec une épaule nue et un bâton de bois à la main — avec un paysage de terre aride à l'arrière fond. Il semblait décrire un souvenir vivace d'une période de sa vie où il était habillé comme un lama.
Dans les programmes des démonstrations de "mouvements" présentés à Paris et à New York en 1924, Gurdjieff attribue divers danses et rites à des monastères de Sari au Tibet, de Maxari Sherif en Afghanistan, de Kizilgan dans l'Oasis Keriya au Turkestan chinois, et de Yangi Hissar à Kashgar. Ceci implique un séjour très prolongé dans ces régions.
Dans la Troisième Série, Livre IV, Gurdjieff déclare : "Sous de telles conditions de tension, les années passèrent ; alors, pour le malheur de mon corps physique, vint une autre année fatidique, 1902, où je fus transpercé par une deuxième balle perdue. Cela s'est produit dans les majestueuses montagnes du Tibet, un an avant la guerre anglo-tibétaine. Cette seconde fois, mon infortuné corps physique réussit à échapper au destin parce qu'il y avait près de moi trois bons médecins d'éducation européenne et deux bons spécialistes de la médecine tibétaine, tous très dévoués à ma personne. Après trois ou quatre mois de vie inconsciente, s'étaient envolées pour moi encore d'autres années de tension physique constante et d'inventions psychiques inhabituelles." Il écrit plus loin que sa convalescence eut lieu au Sinkiang "dans un endroit situé à la limite sud-ouest du désert de Gobi". Il ajoute que c'était près de la ville de Yangi Hissar.
Il est plus probable que Gurdjieff fut, en fait, un agent politique russe, plutôt que le célèbre Lama Dorjieff. Il eut accès à des lamasseries tibétaines et apprit des techniques de contrôle de l'énergie et d'autres pouvoirs psychiques, plutôt que spirituels, dont les lamas tibétains sont peut-être les plus grands spécialistes du monde. Cette interprétation est renforcée par le fait que Gurdjieff associe cette période avec le total éclaircissement des secrets du "corps astral" de l'homme. Dans les Récits de Belzébuth, Gurdjieff utilisa le terme "kesdjan" pour désigner ce qu'on appelle d'habitude "corps astral". Ce fait n'est peut-être pas sans importance. Kesdjan est un mélange de deux mots persans utilisés en Afghanistan.
Les complots arméniens, la rébellion crétoise contre la Turquie et la guerre anglo-tibétaine ne furent certainement pas les seuls contacts de Gurdjieff avec la guerre et la révolution. Il fait allusion à "ma propension, durant cette période, à toujours voyager et à essayer de me placer partout où, dans le processus de l'existence mutuelle des personnes, il se produisait des événements énergétiques très intenses, tels que guerres civiles, révolutions, etc." et il ajoute que cette propension venait de son unique objectif de "comprendre le sens et le but exacts de la vie de l'homme". Il poursuit : "Durant ces événements, j'avais rassemblé des informations me permettant de résoudre les problèmes de mon principal dessein sous une forme plus concentrée et, par conséquent, avec une meilleure productivité. Ensuite, comme conséquence de ma "mentation" automatique de la vision de toutes sortes de terreurs résultant des événements violents dont j'avais été témoin, et finalement des impressions accumulées, suscitées par des conversations que j'avais eu avec divers révolutionnaires dans les années précédentes, d'abord en Italie, ensuite en Suisse et plus récemment en Trans-Caucasie, s'était cristallisé en moi, petit à petit, à part ce dessein unique que j'avais précédemment, un autre but, inaccessible. Cet autre but, nouveau dans mon monde intérieur, était résumé par ceci, qu'il fallait que je découvre à tout prix quelque façon ou moyen de détruire chez les gens la prédilection pour la suggestibilité qui les fait si facilement tomber sous l'influence de "l'hypnose de masse"."
Quand Gurdjieff vint-il en Europe pour la première fois ? En parlant de Mme Vivitskaia, dans ses Rencontres avec des Hommes remarquables, il mentionne qu'il la rencontra à Rome durant sa jeunesse, un an et demi avant l'une des grandes expéditions des "Chercheurs de Vérité" — et il laisse entendre, en parlant du professeur Skridlov, que cette expédition fut le voyage sibérien. Dans ce cas, Gurdjieff avait dû se rendre en Italie et en Suisse dès 1896, peu de temps avant son aventure crétoise, probablement comme représentant de l'Ethniki Etairea, cette société révolutionnaire citée plus haut.
Les événements de Trans-Caucasie, évoqués dans le passage ci-dessus, se réfèrent certainement à la Révolution russe avortée de 1905. La guerre russo-japonaise, avec ses revers humiliants, avait tourné le peuple russe contre le gouvernement du Tsar. La célèbre attaque nocturne du 5 février 1904, dans laquelle la moitié de la flotte russe fut détruite à Port Arthur, ne suscita pas de réaction patriotique. Le ministre de l'Intérieur, Plehve, mourut dans sa voiture d'un attentat à la bombe, en juillet. Cet attentat, ainsi que de nombreux autres actes de violence, fut attribué à l'Union pour la Libération, fondée à Londres par Lénine. Il est probable que, se conformant à son plan de pénétration du "saint des saints" de tous les mouvements, Gurdjieff adhéra à la branche caucasienne de l'Union. Avant que la Révolution n'éclate, en 1905, Gurdjieff avait été blessé, et il était retourné en Asie centrale. Néanmoins, son contact avec le mouvement révolutionnaire fut probablement plus que momentané. Plus tard, dans son existence, Gurdjieff parla de l'injustice du régime tsariste d'une façon telle qu'elle choquait aussi bien Ouspensky que d'autres ayant appartenus au parti démocratique.
Lorsque Gurdjieff fut remis de sa blessure par balle reçue au Tibet, il retourna au Caucase, dans sa famille. Il s'engagea sans doute dans le mouvement révolutionnaire et il est possible que Djugashivili, le révolutionnaire georgien qui devint plus tard mondialement célèbre sous le nom de Joseph Staline, appartint au même groupe. On a récemment affirmé que Staline était un agent tsariste, ce qui suscite de nombreuses spéculations intéressantes. J'ai entendu Gurdjieff, de mes propres oreilles, affirmer qu'il avait connu Staline et avait été au Séminaire avec lui. Que cela soit vrai ou non, Gurdjieff dit qu'il fut blessé d'une balle perdue "à la fin de 1904, dans la région transcaucasienne, près du tunnel Chiatur". Il se peut bien qu'il ait été à la fois un révolutionnaire et un agent du gouvernement. Quand j'exerçais moi-même ce genre de profession, j'en connaissais plusieurs qui jouaient joyeusement un double rôle sans, comme l'aurait dit Gurdjieff, "ressentir aucun remords de leur conscience".
Avant de continuer le récit de cette période extrêmement critique de la vie de Gurdjieff, je dois rappeler sa description des années 1902-1904 comme étant "des années de tension physique constante et d'inventions psychiques inhabituelles". Je crois que nous pouvons raisonnablement en déduire que Gurdjieff accomplit, durant cette période, la transformation qui consiste à libérer son corps astral ou "kesdjan" de la dépendance du corps physique. A partir de 1904, Gurdjieff semble avoir complètement modifié le but et la méthode de sa recherche.
A propos du tunnel Chiatur, situé entre Tiflis et Batum, je dois citer largement le récit de Gurdjieff : "Au sujet de cette troisième balle perdue, je ne peux me priver de l'occasion, pour l'agrément de certaines personnes et le désagrément d'autres que je connais à l'heure actuelle [c'est-à-dire en 1935], de dire ouvertement... qu'elle fut tirée sur moi, inconsciemment bien entendu, par quelque "milashka" de l'un de ces deux groupes de personnes, en quelque sorte tombées sous l'influence de supérieurs autoritaires, de " parvenus de hasard ", qui, ensemble, posèrent alors, tout aussi inconsciemment, bien sûr, les fondements du travail de base qui aboutit à cette Russie qui, effectivement est aujourd'hui devenue " grande ". Là donc, commença la fusillade entre la soi-disant armée russe, principalement composée de Cosaques, et les soi-disant gourians."
Gurdjieff ajoute qu'il associe ces événements de 1904 à une expérience qu'il fit le 6 novembre 1927, et à la réalisation de tâches qu'il s'était imposées à lui-même.
Il continue : "La troisième fois, il n'y avait près de moi qu'un seul homme, et celui-ci très faible." Suit un récit très intéressant concernant son expérience dans les caves du Caucase, et sa convalescence progressive. Comme les Cosaques avaient le dessus, et qu'ils "fouillaient partout et arrêtaient tous les habitants " suspects " qui n'étaient pas natifs du pays", Gurdjieff décida de se rendre dans la région transcaucasienne, puis, après plusieurs autres aventures, se dirigea vers l'Asie centrale. Selon son propre récit (Troisième Série, Livre IV) "après être venu à bout de toutes sortes de grands et petits obstacles", Gurdjieff parvint "à la ville de Yanghi Hissar, dans l'ancien Turkestan chinois, et (se retrouva) dans le lieu même où (il avait) vécu plusieurs années auparavant, alors (qu'il recouvrait sa) santé, brisée par la balle perdue numéro deux.
"Cet endroit est situé sur la limite sud-ouest du désert de Gobi et représente, à mon avis, l'endroit le plus fertile de toutes les régions du globe terrestre. Et au sujet de l'air qu'on y respire, et de son influence salutaire sur tous ceux qui y habitent, je dirais qu'elle est réellement purificatrice. S'il existe vraiment un paradis et un enfer, et s'il en émane des radiations, alors l'air de l'endroit situé entre ces deux sources doit certainement ressembler à celui-ci. Car, d'un côté, il y a une terre qui fait presque surgir d'elle-même tous les genres de flore, de faune et de phoskalia terrestres et, non loin de cette terre fertile, il y a une surface de plusieurs milliers de kilomètres carrés représentant tout à fait l'enfer, où non seulement rien ne pousse, mais où tout être qui s'y aventurerait, y serait détruit en un court laps de temps, sans laisser de trace. Donc, sur cette petite surface étrange de la dure surface de notre terre, où l'air — c'est-à-dire notre " deuxième nourriture " — est transformé par la combinaison des forces de l'enfer et celles du paradis, un processus presque délirant avait commencé en moi, ou plus exactement, une introspection à l'occasion de laquelle apparut brusquement dans ma conscience une idée qui me sembla tout à fait absurde."
Ce passage illustre le pouvoir étrange qu'avait Gurdjieff de communiquer des notions factuelles, psychologiques et universelles en quelques mots. Le principe universel qui est ici illustré est évoqué par le conflit entre la joie et la souffrance, par l'expérience simultanée du paradis et de l'enfer. Le "purgatoire" représenterait l'action purifiante qui résulte de la soumission à la lutte entre le oui et le non. En termes psychologiques, allusion est faite à la transformation de notre nature émotive par la libération des "paires d'opposés". Le corps astral ou "kesdjan" reste attaché au corps physique jusqu'à ce que la libération soit accomplie. Gurdjieff veut indiquer qu'il a atteint cette libération à l'âge de trente-deux ans, après avoir frôlé la mort deux fois. L'âge de trente-deux ans est important, car selon plusieurs traditions, c'est l'âge auquel l'homme destiné à un haut degré de perfection humaine atteint la "première libération".
Gurdjieff était alors au stade de la "cristallisation" où un homme possède la puissance d'un être unifié tout en restant conditionné par ses propres caractéristiques essentielles. Gurdjieff avoua qu'il se trouvait alors dans un état très dangereux. On le surnommait le "tigre du Turkestan" ; les pouvoirs qu'il avait acquis avant et après son séjour au Tibet étaient psychiques plutôt que spirituels. Il savait bien que ce n'était pas ce qu'il recherchait et que la prochaine étape comprendrait le sacrifice de beaucoup de ce qu'il avait acquis.
On trouve dans la Troisième Série un récit extraordinaire sur les recherches que Gurdjieff poursuivait, alors qu'il se trouvait dans cet état, et sur la décision qu'il prit alors. Sans ce compte rendu, nous aurions très peu de choses pour nous aider à comprendre la transition. Gurdjieff décrit sa convalescence après sa deuxième blessure et l'associe à ce qui se passa après sa fuite hors du Caucase.
Ses compagnons l'avaient laissé au Tibet pour qu'il se rétablisse, et, au bout de six mois, il était suffisamment guéri pour projeter de partir voir sa famille dans le Trans-Caucase. La veille de son départ, dans le silence de la nuit des montagnes, il se mit à réfléchir sur le sens et le but de la vie "avec un esprit critique d'une force sans précédent". Il se souvint des erreurs de sa recherche jusque là et vit comment il aurait dû agir. Comme il succombait à une attaque de faiblesse physique, il essaya de se redonner des forces en allant à une source proche, et en versant de l'eau glacée sur son corps. Alors que ce remède l'affaiblissait davantage et l'obligeait à s'étendre, son esprit devint exceptionnellement actif, et les pensées qui lui vinrent alors restèrent claires pour le reste de sa vie.
Il était consterné à l'idée de devoir revivre l'état de frustration dont il avait fait l'expérience durant les six derniers mois, "non seulement avoir des sentiments qui alternaient presque régulièrement entre le remords pour les manifestations intérieures et extérieures de mon état de veille ordinaire, et la solitude, la déception, la lassitude, etc., mais avant tout d'être partout hanté par la terreur du " vide intérieur "". Alors qu'il avait quasiment atteint l'extrême limite des pouvoirs mentaux, "je ne pouvais même pas, ajoute-t-il, atteindre suffisamment l'état de " rappel à moi-même " pour faire obstacle aux associations qui se produisaient en moi automatiquement, à partir des facteurs héréditaires de ma nature. Dès que s'épuisait l'accumulation d'énergie qui me permettait d'être dans un état actif, immédiatement des associations de pensées et de sentiments commençaient à se diriger vers des objets diamétralement opposés aux idées de ma conscience... D'un côté il est clair qu'il était nécessaire de " me rappeler à moi-même " pendant le processus de la vie ordinaire. Et d'un autre côté, il y a nécessité d'un besoin d'attention, prête à fusionner avec autrui en cas de contact. Dans le passé, j'avais tout essayé mais rien ne m'avait aidé ; j'avais même porté des reliques de toutes sortes, qui m'aidèrent peut-être un peu lorsque je les portais au début, mais dès que j'arrêtais de les porter ou que je m'y habituais, tout redevenait comme avant. Il n'y avait aucune issue... Cependant, il devait en exister une, il n'y avait qu'une issue — avoir en dehors de moi, pour ainsi dire, un " facteur pour ne jamais dormir ", un facteur " aide-mémoire ". C'est-à-dire un facteur qui me rappellerait toujours dans tout état ordinaire, de " me souvenir de moi-même ". Mais qu'est-ce ? Est-ce vraiment cela ? Une nouvelle pensée ?... Pourquoi ne pouvais-je, dans cette circonstance aussi, chercher une " analogie universelle " ? Et ici également est Dieu ! (...)
"Dieu personnalise la bonté absolue ; Il aime tout et pardonne tout. Il est le Juste Pacificateur de tout ce qui existe. En même temps, puisqu'il en est ainsi, pourquoi enverrait-Il loin de Lui un de ses plus proches Fils Bien-Aimés, mobilisé par Lui, simplement à cause de la " voie de la fierté " propre à tous les individus jeunes et incomplètement formés, pour Lui donner une force égale mais opposée à la Sienne ?... Je fais allusion au " Diable ". Cette idée illumina, tel un soleil, la condition de mon monde intérieur, et mit en évidence l'idée selon laquelle il fallait inévitablement, pour pouvoir construire dans l'harmonie, en ce vaste monde, qu'existe une sorte de perturbation continue du facteur aide-mémoire. C'est pourquoi notre Créateur Lui-même, au nom de tout ce qu'il avait créé, avait été obligé de mettre un de ses Fils Bien-Aimés dans une situation aussi odieuse, au sens objectif du mot. Par conséquent, je dois aussi maintenant créer en moi-même, d'un facteur aimé de moi, dans mon petit monde intérieur, une source analogue intarissable...
"J'en vins à la conclusion que si je m'arrêtais intentionnellement d'utiliser le pouvoir exceptionnel que je possédais et que j'avais consciemment développé dans ma vie ordinaire au milieu des gens, alors cette source aide-mémoire jaillirait de moi. C'est-à-dire le pouvoir fondé sur la puissance dans champ de "Hanbledzoin" ou, comme d'autres l'appellent, le pouvoir de télépathie et d'hypnotisme... Et si donc je me privais consciemment de cette grâce naturelle, alors, sans aucun doute, toujours et en tout, je ressentirais son absence. Je n'oublierai jamais l'état d'esprit qui en résulta alors...
"Dès que je me rendis compte de la signification de cette idée, j'en fus comme réincarné ; je me levai. et. commençai à courir autour de la source, sans m'en rendre compte, comme un jeune veau. Cela finit ainsi que je décidai de faire vœu à la première occasion, devant ma propre essence, dans un état d'esprit connu de moi, de ne plus jamais utiliser ce pouvoir que je possédais."
Son second séjour au même endroit fut, pour Gurdjieff, l'occasion de réviser le but de sa vie. Le fait d'être témoin des terribles conséquences de l'«hypnose de masse" eut un profond effet sur lui, et il se donna pour tâche de trouver le moyen de libérer les gens de leur tendance à se laisser suggestionner : ce qui représente une dramatique révision de son précédent objectif, qui était d'accéder à la connaissance et aux pouvoirs détenus par les écoles de sagesse. Ce changement était en partie dû à sa décision de ne plus exercer ses pouvoirs psychiques à son propre profit, et en partie à la compassion née en lui par une prise de conscience plus aiguë des contradictions de l'homme moderne. Il vit grandir le pouvoir de domination et de destruction de la nature par l'homme, en même temps que se dégradait progressivement toute auto-discipline et toute liberté intérieure.
Nous n'entendons plus parler, après 1905, d'expéditions des "Chercheurs de Vérité". Gurdjieff entra alors dans la quatrième phase de sa recherche, maintenant centrée sur la compréhension des secrets de la psyché humaine. Il dit s'être rendu dans un "certain monastère dervishe situé en Asie centrale" où il passa deux années à étudier les lois de l'hypnotisme et de la suggestion, ainsi que d'autres aspects du subconscient de l'homme. J'hasarderai l'hypothèse qu'il s'agissait d'un tekkeh yesevi où Gurdjieff put apprendre beaucoup sur l'utilisation de la musique et du rythme, matière dans laquelle les yesevis étaient particulièrement qualifiés. Il est également possible qu'ils l'initièrent à l'exercice du "stop" ["stop" extrait du film de Peter Brook "Meetings with remarkable men"] décrit dans Les Fragments d'un enseignement inconnu. Bien que Gurdjieff donne parfois l'impression qu'il travaillait seul, d'autres passages montrent qu'il entra pleinement dans la vie du tekkeh et apprit de nombreuses techniques qu'il utilisa plus tard dans son propre Institut.
Bien qu'Ahmed Yesevi ait été l'un des successeurs de Yusuf Hamadani, il n'est en aucune façon reconnu universellement comme "maître de sagesse". Les yesevi modernes ont des liens si resserrés avec le Tibet et la Chine, que les confréries soufies plus orthodoxes les considèrent avec suspicion. Ceci explique peut-être l'attitude des sheikhs naq'shbandi à l'égard de Gurdjieff. Les maîtres de sagesse, comme nous l'avons vu avec Gujduvani, ne prisaient pas particulièrement la danse et la musique sacrées.
Gurdjieff ne trouva pas grand-chose pour lui plaire dans l'Islam orthodoxe. Il prétend avoir fait le pèlerinage à la Mecque et à Médine, en compagnie des derviches sarts, mais n'y avoir rien trouvé d'intéressant pour sa recherche. Il en était arrivé à la claire conclusion que s'il y avait quelque chose de valable dans la religion musulmane, il ne fallait pas le chercher dans les "Lieux saints" comme "tout le monde le dit et le croit, mais à Bokhara où, depuis les origines, la connaissance secrète de l'Islam est concentrée, cet endroit étant devenu son centre et sa source même". Cette déclaration serait étonnante et difficile à prendre au sérieux si nous n'avions vu l'extrême importance des khwajagan et de leurs successeurs, les soufis naq'shbandi, dont le centre fut Bokhara jusqu'à la fin du XIXème siècle. En général, les naq'shbandi n'ont pas de tekkeh au sens d'endroit fixe où vivent et travaillent un groupe de derviches sous la direction d'un sheikh. Leur principe est exprimé par la formule halvat dar anjumen qui signifie : "dans le monde, mais pas du monde". Leur vie extérieure était l'occasion de développer leur vie intérieure, ce qu'ils font encore aujourd'hui. C'est une des raisons qui me font dire que Gurdjieff s'était rendu à un tekkeh yesevi, ces derniers étant plus puissants à Tashkent qu'à Bokhara.
La confirmation directe du lien entre Gurdjieff et les yesevi a été donnée par ses conversations avec Anna Durco. En parlant de danses populaires, il dit qu'à Tashkent (qu'il prononçait Djashkent) il y avait des danses spéciales, mais que "plus loin", il y avait des danses encore beaucoup plus spéciales. Pour pouvoir y assister, il fallait être introduit par un palalikanina, ce qui signifie parrain en sanscrit et en romani. Ils enseignaient là les danses yesevi (Gurdjieff prononçait Yiesef), et un maître y enseignait par la danse ce que d'autres enseignent par les livres. Il dit que vraiment très peu de personnes étaient capables de lire le langage des symboles. Il ajouta une déclaration très importante — extraordinaire pour quiconque, mais bien étrange pour une enfant qui, heureusement, s'en souvint mot pour mot : "Dans un lieu, le symbole, dans un autre lieu, la technique, et dans un autre lieu encore, la danse." Ceci correspond très précisément à la répartition des dervishes naq'shbandi, djellali et yesevi, démontrant leur affiliation commune aux khwajagan, liens qui seraient autrement restés hypothétiques. Il dit également que les yesevi "enseignent la danse de la même façon que l'on plante une graine en terre, mais une graine très dure ; cette plante verte pousse lentement ayant besoin de beaucoup de temps pour pousser, de beaucoup de temps pour donner du fruit ; une grande quantité d'eau n'est pas suffisante à sa croissance. Parfois cette graine dure reste longtemps en terre ; quand elle commence à pousser, elle change tout, tout le paysage change. Lorsque le symbole et la technique poussent ensemble alors surgit une autre plante ; elles poussent rapidement et suivent un autre but. Peu nombreux sont ceux qui peuvent pratiquer la Danse spéciale — sacrée. Lorsque symbole, technique et danse se rassemblent en un même lieu — alors la danse sacrée tend vers un but très spécial."
Ces indications de Gurdjieff concernant sa recherche semblent avoir été données de telle sorte qu'on ne puisse les suivre prématurément. J'ai toujours senti que les yesevi avaient une importance particulière pour Gurdjieff, mais je n'en avais aucune preuve directe avant de lire le récit d'Anna Durco.
Durant la période de 1905 à 1907, Gurdjieff s'est probablement absenté plusieurs fois du tekkeh. En Asie centrale, les derviches se déplacent constamment et quand on s'aperçoit qu'ils ont besoin d'une formation particulière, ils sont envoyés auprès d'un sheikh reconnu comme maître. Gurdjieff affirme qu'il rassembla, dans les régions de Tashkent, de Chitral, des Pamirs, du Kashgaria et du Kafiristan, les danses, les exercices rythmiques et la musique qui constitueront un aspect particulièrement important de sa méthode. Ces divers lieux devaient se trouver à une distance accessible du tekkeh yesevi qui se situait peut-être dans la région de Kashgar.
Dans le programme de ses démonstrations de danses sacrées (à Paris, en 1923), Gurdjieff fait allusion à un Ordre fondé à la fin du xixe siècle, ayant son principal monastère dans la ville de Tangri-Hissar, dans le Kashgaria. Ce nom de Tangri-Hissar signifie "château de Dieu" dans tous les dialectes turcs de l'Asie centrale. Gurdjieff dit que les membres de cet Ordre adoptèrent pour mot de passe cette devise : "Nous qui tolérons la liberté". Ils étaient connus des indigènes sous le nom de "ceux qui ont renoncé". Les dervishes constituant cet Ordre venaient des ordres kubravi, kaljandar, naq'shbandi, djellali et kadiri. Ce mélange est particulièrement remarquable puisque les Ordres en question n'utilisent habituellement pas la sama, association de danse et musique sacrées.
Gurdjieff fait également allusion aux exercices religieux des moines Matchna qui vivaient dans la partie orientale du désert de Gobi et qui appartiennent à une toute autre tradition que celle de l'Ordre kashgarien. Ils sont affiliés aux yesevi et sont très liés au Tibet et au bouddhisme tantrique. De nombreuses danses sacrées sont réputées avoir une origine tibétaine.
La "grande prière" attribuée à cet Ordre est un des plus remarquables exemples de langage symbolique et, en même temps, une expression des différents hal ou états au travers desquels passe le dervishe durant le processus de libération du monde des illusions.
A propos de l'année 1907, Gurdjieff écrit : "Je commençais à me présenter comme "guérisseur" de toutes sortes de vices, en appliquant les résultats de mes études théoriques, accordant ainsi en même temps (aux patients) un véritable soulagement. Ceci continua d'être ma préoccupation exclusive durant cinq ou six ans, en accord avec le vœu essentiel imposé par ma tâche à fournir une aide consciencieuse aux souffrants et à ne jamais utiliser ma connaissance et mes pouvoirs à des fins personnelles ou égoïstes, si ce n'est dans l'intérêt de mes investigations. Non seulement je suis parvenu à des résultats pratiques sans précédent et inégalés de nos jours, mais j'ai aussi élucidé presque tout ce qui m'était nécessaire."
Il semblerait que Gurdjieff, durant cette période, ait finalement réussi à s'introduire dans un des sanctuaires de la confrérie sarman. Il décrit cet événement de telle façon qu'il est impossible de lui attribuer une date précise. Il dit spécifiquement qu'il s'agissait du "principal monastère de la confrérie sarmoung" et que ce fut sa dernière rencontre avec le prince Yuri qu'il connaissait depuis trente-cinq ans. Cette dernière affirmation semble manifestement absurde si l'on se rappelle que Gurdjieff n'avait que trente-cinq ans à cette époque. Il est vrai que Rencontres avec des Hommes remarquables est écrit non comme un récit mais comme une série de tableaux de personnes et d'événements isolés. Il ne s'en suit pas que tout y est fantaisiste ni que les événements décrits ne s'insèrent pas dans un compte rendu cohérent de la recherche de Gurdjieff. Son séjour de trois mois dans le sanctuaire sarman a dû intervenir à une époque tardive, car Gurdjieff exprime clairement avoir considéré ce séjour comme l'occasion d'une grande réalisation et comme le signe qu'il avait dépassé le niveau d'enseignement habituellement disponible dans un tekkeh derviche.
Nous n'avons trouvé aucune preuve, qu'avec toute leur sagesse et tout leur pouvoir, les khwajagan se soient jamais intéressés aux questions cosmologiques ou théologiques — incarnées par Gurdjieff dans son "système". Les exploits astronomiques et mathématiques avancés des érudits de Bokhara et de Samarkand étaient distincts des services psychologiques et humains rendus par les khwajagan. L'étude de ce que Gurdjieff a toujours appelé les "lois de la création du monde et de la conservation du monde" avait dû être limitée à des centres qui n'étaient plus accessibles aux derviches ordinaires. L'ami La recherche de Gurdjieff 137 de Gurdjieff, Bogga Eddin (transcription russe pour Bahauddin) représente le soufi ordinaire des traditions naq'shbandi ou kadiri, mais il reste en arrière lorsque Gurdjieff est invité au sanctuaire sarman. Quant à Solovief, son rôle est fantastique du début jusqu'à la fin. Le récit de sa mort — avec son cou rongé par un chameau sauvage dans le désert de Gobi — bouleverse toute chronologie. Cet épisode fut probablement inséré parce que Gurdjieff voulait inclure le jeu élaboré de l'aventure du Gobi à ce moment particulier du récit. Tout le groupe des "Chercheurs de Vérité", y compris "l'astronome expérimenté Dashtamirov" qui n'apparaît pas ailleurs, abandonna alors son entreprise, "bien qu'ils eussent déjà beaucoup progressé vers la découverte de la ville légendaire qu'ils s'étaient attendus à trouver durant leur voyage". Il me semble que toute l'histoire est une allégorie de la recherche de la "vraie connaissance" quelque part "au loin" comme si elle était cachée dans une ville légendaire au milieu d'un désert. Par contre, le sanctuaire sarman se trouve à "l'intérieur" et ne révèle ses secrets qu'à ceux qui peuvent mourir consciemment, comme le prince Yuri.
Bien que ces interprétations allégoriques aient été souhaitées par Gurdjieff, il donna des détails si précis sur les danses sacrées des prêtresses et sur la formation qu'elles recevaient, qu'il se référait certainement à des faits réels. Lorsque nous apprîmes les danses sacrées, nous découvrîmes que certaines des plus significatives étaient fondées sur des combinaisons de la "loi de trois" et de la "loi de sept" ainsi qu'en particulier, sur le symbole de l'ennéagramme. En fait, je crois que Gurdjieff avait eu accès à des idées cosmologiques et théologiques qui méritent l'épithète de "surnaturelles" que leur attribue le professeur Saurat.
Il nous reste à rendre compte des années qui suivirent 1907. Gurdjieff me dit une fois qu'il séjourna alors longtemps à Tashkent et ses environs, qui était un centre commode pour rencontrer des gens venus de différents khanats du Turkestan, ainsi que pour des visiteurs de l'est et de l'ouest. Dans le petit prospectus qu'il fit paraître à Constantinople en 1920, il dit avoir d'abord fondé son Institut à Tashkent. Considérons donc que la période durant laquelle Gurdjieff fut hypnotiseur et magicien professionnel dura de 1908 à 1909 (ou 1910). "J'avais décidé, écrit-il, de faire usage de ma connaissance exceptionnelle pour l'homme moderne, dans le domaine des soi-disant " sciences surnaturelles ", aussi bien que de mon habileté à produire différents " tours " dans ces domaines pseudo-scientifiques, en tant que soi-disant "professeur-instructeur"." Il donne comme raison à cette décision la mode de plus en plus répandue pour l'"occultisme", le "théosophisme", le "spiritisme", etc. Il entreprit alors d'entrer en contact avec des personnes appartenant à ce qu'il appelait "ces grandes organisations, où les gens se réunissent pour atteindre certains résultats spéciaux en étudiant une des sciences mentionnées ci-dessus".
Il cherchait l'occasion d'étudier les gens "dans leurs manifestations conscientes et inconscientes" pour faire progresser son plan d'aide à l'humanité, pour qu'elle atteigne la "liberté intérieure". On se souvient que Gurdjieff, en 1905, passa de la recherche des détenteurs de la vraie connaissance à une vérification expérimentale des conclusions auxquelles il était parvenu.
Je dois faire état d'une remarque que Gurdjieff me fit lors de notre dernier entretien. Il parla du travail qu'il avait commencé au Turkestan et dit : "Rappelle-toi de ce que je dis maintenant. Commence en Russie, termine en Russie." A l'époque, je ne remarquai pas l'importance de son allusion à Tashkent. Ce n'est qu'en préparant la documentation du présent livre que l'allusion "termine en Russie" prit un sens pour moi. Il semble clair aujourd'hui que l'accomplissement de l'œuvre de Gurdjieff exige que tout ce qu'il avait découvert en Asie centrale soit mis à la disposition de l'Occident.
Nous avons maintenant atteint la fin de cette phase que l'on peut proprement appeler la "recherche de Gurdjieff". Il était alors conscient d'une mission et se mit à l'œuvre pour l'accomplir. Il s'agissait de "réveiller l'humanité à une conscience de la Terreur de la Situation", et, à cette fin, Gurdjieff avait besoin d'aides pour répandre avec lui son message. L'étape suivante commence à Tashkent et se termine à Fontainebleau, au château du Prieuré.
p147 - En 1932, Gurdjieff écrit que lorsqu'il fonda son Institut, il
choisit la Russie, selon lui paisible, riche et tranquille. Rien n'est plus
faux. La quatrième Douma luttait amèrement contre le Tsar Nicolas II. La cour
était en ébullition à cause de la santé précaire du fils unique du Tsar, Alexis,
qui souffrait d'hémophilie héréditaire. Raspoutine avait déjà acquis son
ascendant sinistre sur la Tsarina et, par son intermédiaire, rendait presque
fous le prince et son père. Le parti modéré
avait perdu son chef, Stolypin, assassiné, et il ne restait qu'une âpre lutte
entre les réactionnaires soutenus par la Cour, et les révolutionnaires inspirés
par Lénine et Trotsky.
Il semblerait que Gurdjieff se soit rangé du côté de la noblesse. Il est très
possible qu'il fut présenté au Tsar comme sauveur possible du tsarevitch, ou du
moins comme un homme aux pouvoirs étonnants. Je déduis ceci du chapitre des
Récits de Belzébuth qui décrit sa rencontre avec le Tsar : il est difficile de
croire que Gurdjieff ait pu inventer cette histoire, si ce n'est par des
renseignements de première main. Il parlait toujours affectueusement de Nicolas II
et le décrivait comme un homme bon et compatissant, mais pas plus qu'un Warwick à cause de son incapacité à influencer les événements.
Gurdjieff affirme qu'il arriva à Moscou avec une fortune d'un million de roubles
et deux collections inestimables, une de vieux tapis rares et l'autre de
porcelaine et de ce qu'on appelle du cloisonné chinois.
D'abord à Moscou, puis, un peu plus tard, à Saint-Petersbourg, il organisa une
série de conférences qui attirèrent un certain nombre d'intellectuels et
d'hommes de science. Le cercle des personnes qui s'intéressaient aux idées de
Gurdjieff commençait à s'élargir. Celui-ci commença la préparation de tout ce
qui était nécessaire pour lancer l'Institut. Il acheta une propriété près de
Moscou, commanda l'équipement dans plusieurs pays européens et prépara même la
publication de son propre journal. L'éruption de la guerre et l'invasion de la
Russie par les Allemands semble avoir été pour lui une surprise complète.
Rétrospectivement, ce fait semble indiquer une incapacité singulière, venant de
Gurdjieff, à interpréter la situation ; mais la Russie toute entière était
stupéfaite. Gurdjieff ne comprenait absolument pas la situation politique en
Europe qui lui sembla étrange toute sa vie. Il avait vécu en Asie centrale, où
l'influence russe s'étendait de façon régulière. La guerre russo-japonaise et la
révolution avortée de 1904-1905 étaient oubliées. L'empire russe était devenu
une réalité indéniable, et personne n'imaginait le voir disparaître rapidement.
Gurdjieff semble avoir été lié au parti modéré qui entourait le Tsar et fut sans
doute sollicité pour contrecarrer l'influence d'un Raspoutine honni. Mais la
Tsarina, Alexandra Feodorovna, était inébranlable. Elle était hypnotisée par la
prophétie de Raspoutine selon laquelle, lorsqu'il mourrait, ce serait la fin de
la monarchie russe. Il faut dire que l'ambiance générale de la Cour et
l'attitude de nombreux aristocrates et membres de l'intelligentzia étaient
étrangement sensibles à toutes sortes de miracles promis. Il y avait divers
cercles dévoués à des chefs spirituels et occultes. Celui de Gurdjieff
comprenait des personnes pleinement conscientes du besoin urgent de s'accorder
avec le parti libéral des "Octobristes" qui avaient représenté, depuis 1905,
le principal espoir de progrès constitutionnel. La position de Gurdjieff dans
l'aristocratie devait être bien établie, puisqu'il put rencontrer et épouser une
des dames d'honneur de la Tsarina, la belle et talentueuse comtesse Ostrowska,
qui restera avec lui jusqu'à la fin de sa vie.
Les désastres stratégiques et les défections au front, furent aggravés par la
totale incompétence de Nicolas II et des ministres qu'il avait choisis. Le Tsar
prit le titre de Commandant en chef des armées et passa beaucoup de temps sur le
front allemand, où il empêcha que l'on prenne des décisions efficaces. La
communication avec les alliés occidentaux de la Russie devenait ridiculement
inexistante : personne ne voulait avouer que le système tout entier s'effondrait
et ne serait jamais restauré. La machine administrative de la Russie était
fortement centralisée et ne pouvait s'adapter à la guerre. La distribution de
vivres commença à se faire rare et le gouvernement refusait de voir que ce fait
rendait inévitable une révolution, même en l'absence de chefs et de plans
révolutionnaires. Les grèves, dans les secteurs clé de l'industrie, se firent
plus importantes et plus longues, simplement parce que les travailleurs avaient
besoin de nourriture et n'avaient pas d'autre moyen de le montrer. Personne ne
voulait reconnaître les signes de démoralisation, pourtant visibles partout.
Malgré ces conditions, Gurdjieff continua à organiser ses groupes et découvrit,
en avril 1915, un élève et un assistant
apprécié en la personne de Peter Demianovitch Ouspensky, qui donnait à Moscou
des conférences avec des titres tels que "A la recherche du miraculeux" ou "Les problèmes de la mort". Il fut présenté à Gurdjieff par une relation de
hasard. Ouspensky fut immédiatement impressionné par la maîtrise que témoignait
Gurdjieff dans certains sujets, qu'il lui demandait d'expliquer.
Gurdjieff ne parla pas de son Institut à Ouspensky, mais lui laissa entendre
qu'il avait des groupes actifs travaillant à Moscou et dans une datcha à une
heure de distance. Ouspensky entreprit rapidement d'organiser des groupes à Saint-Petersbourg et fut peu à peu associé de très près au travail de Gurdjieff.
Il laissa par la suite un compte rendu détaillé du contenu et de la méthode de
l'enseignement de Gurdjieff entre 1915 et 1917, jusqu'à la révolution d'octobre.
(In Search of the Miraculous.) Gurdjieff ne se rendit plus à Saint-Petersbourg,
mais Ouspensky venait régulièrement à Moscou en compagnie de sa femme, pour
recevoir des instructions et glaner de nouvelles idées sur lesquelles
travailler.
Entre juillet 1915 et septembre 1916, Gurdjieff avait émis des flots d'idées,
d'une force et d'une originalité étonnante, "dans le champ de Hanbledzoin" ainsi qu'il disait. C'est pendant cette période
que Gurdjieff semble avoir parlé d'un "cercle intérieur de l'humanité", d'"écoles" et de
"voies", d'une façon
qui suggère qu'il acceptait une version relativement "forte" de la notion de "cercle intérieur". Apparemment, il ne parla ni à
Ouspensky, ni aux autres, du travail accompli au Turkestan avant qu'il ne vienne
à Moscou.
Gurdjieff avait alors quarante ans. Ouspensky le décrit comme un homme de type
oriental, d'âge mûr, avec une moustache noire et des yeux perçants, donnant
l'impression d'un homme mal déguisé, dont la vue vous gêne parce que vous voyez
qu'il n'est pas ce qu'il prétend être et que pourtant vous devez lui parler et
vous comporter comme si de rien n'était. Cette impression de distance demeure
tout au long du récit d'Ouspensky sur le temps qu'il passa avec Gurdjieff.
Finalement, Ouspensky sépara Gurdjieff, en tant qu'homme, de ses idées. Les
conséquences de cette distinction eurent une grande portée, et aboutirent
finalement à l'effondrement total d'une relation entre deux hommes
exceptionnels. Ouspensky, heureusement, avait recueilli et publia plus tard la majeure partie de ce qu'enseigna
Gurdjieff durant les quatre années où ils furent en contact. A mon avis, ce
matériel dont Ouspensky se servit pour son propre enseignement, entre 1922 et
1940, alors qu'il avait ses propres groupes à Londres, constitue l'ensemble
d'idées et de méthodes le plus précieux qu'il m'ait été donné de consulter en
cinquante années de recherche, sur la piste de Gurdjieff. Il y manquait
néanmoins quelque chose d'essentiel à mes yeux. Non seulement Gurdjieff ne
disait rien (ou du moins, Ouspensky n'en rapporte rien) sur son travail en Asie
centrale et les buts qu'il s'était fixé en venant en Russie, mais il donnait
l'impression que le travail dépendait exclusivement des efforts personnels que
chaque homme devait faire par lui-même. L'idée de la grâce efficiente, si
importante dans la doctrine chrétienne, et sans laquelle le travail sur soi-même
serait impossible, ne fut pas mentionnée, non plus que la notion soufie de
baraka se rapportant à la même activité surnaturelle transmise de personne à
personne. Je suis persuadé que Gurdjieff était pleinement conscient de
l'importance de cette action puisqu'il m'en parla personnellement, cinq ans plus
tard, à Fontainebleau.
Comment se fait-il que Gurdjieff ait émis une telle richesse d'idées et
d'enseignements sur presque tous les sujets de quel-que intérêt concernant la
transformation de l'homme, et qu'il n'en ait pas mentionné la clé de voûte : la
transmission de l'énergie supérieure ou baraka ? Je crois qu'on peut trouver une
explication de ce fait dans ce qu'écrit Gurdjieff de son projet initial
d'établissement d'un Institut à Tashkent. Son but n'était pas de mettre en
œuvre une activité, mais d'étudier des personnes de différents types, afin de
trouver le moyen de les aider à se libérer de la maladie universelle de
suggestibilité qui leur fait croire à "n'importe quelle vieille histoire". Les
personnes disposées à travailler avec lui à ses conditions, sans pour autant
perdre de vue leur propre but d'évolution, pouvaient profiter du contact avec
Gurdjieff. Si ces personnes faisaient preuve d'incapacité, il ne s'en estimait
pas responsable. Les conditions extérieures d'instabilité étaient telles que personne ne pouvait prédire où l'on serait d'un mois à l'autre : aussi
Gurdjieff ajourna-t-il l'établissement de son Institut.
En juin 1917, il rassembla douze ou quatorze personnes
à Essentuki, sur le flanc nord des montagnes du Caucase, pour travailler avec
elles jour et nuit durant six semaines, avec une intensité jusque là inégalée.
Ouspensky écrit que pendant cette période Gurdjieff leur dévoila le plan de tout
son travail. Il leur montra "les origines de toutes les méthodes, de toutes les
idées, leurs liens, leurs relations mutuelles et leur direction. Beaucoup de
choses demeuraient obscures pour nous, beaucoup d'autres n'étaient pas prises
dans leur vrai sens, bien au contraire ; quoi qu'il en soit, nous reçûmes des
directives générales que j'estimais pouvoir nous guider par la suite.»
Selon le récit d'Ouspensky, il est clair que les six semaines passées à
Essentuki durant l'été de 1917 constituaient pour Gurdjieff une expérience très
importante pour mettre à l'épreuve les méthodes qu'il avait l'intention
d'utiliser dans son Institut. Lorsque l'expérience fut terminée, il congédia
brutalement tout le monde, causant un certain désarroi chez ceux qui ne
pouvaient en comprendre la raison.
L'année suivante, Gurdjieff fit une seconde expérience, cette fois près de
Touapsé, non loin des rives de la mer Noire. Ouspensky vint de Saint-Petersbourg,
qu'il avait quitté une semaine avant le coup d'état bolchevique du 21 octobre
1917. Gurdjieff avait rassemblé une dizaine de personnes, dont le docteur et Mme
Stjernwal, Thomas de Hartmann et sa femme Olga. Ouspensky remarqua que "quelque
chose n'allait pas. Ce n'était plus du tout l'atmosphère d'Essentuki." Il n'y
avait aucune sorte de "travail" au sens où cela avait été compris à Essentuki.
Le groupe séjourna deux mois à Touapsé, d'où Gurdjieff envoya des messages à
ceux qui étaient restés à Moscou et Saint-Petersbourg. Il réunit finalement une
quarantaine de personnes. La nouvelle phase du travail commença en mars 1918,
avec un système différent, comprenant des activités extérieures les plus
diverses. Un règlement sévère fut imposé. Pour la première fois, Gurdjieff
initia le groupe aux rythmes et danses qui, leur dit-il, étaient principalement
d'origine derviche.
Ouspensky ne semble pas avoir compris que dans toutes
ces activités Gurdjieff expérimentait et vérifiait les diverses techniques qu'il
avait l'intention d'introduire dans son Institut. Ouspensky résume en une phrase
le programme : "En plus des exercices, des danses, de la gymnastique, des
entretiens, des conférences et des tâches ménagères, des travaux spéciaux
avaient été organisés pour ceux qui étaient sans moyens financiers." C'est
exactement la description d'une communauté yesevi, dans laquelle les familles
vivent ensemble, obéissant en tout au sheikh, étudiant la gamme obligatoire des
exercices et diverses disciplines, et subvenant en même temps à leurs besoins
par diverses activités.
Gurdjieff proposa pour la première fois de donner une raison sociale au groupe.
Il organisa également des conférences publiques pour attirer les personnes
intéressées. Ouspensky était profondément troublé par la tournure que prenait le
travail. Il avait présumé que les groupes de Moscou et de Saint-Petersbourg,
puis la communauté d'Essentuki qui en émanait, représentaient le travail tel que
Gurdjieff avait l'intention de le développer dans l'avenir. Il s'y sentait à
l'aise, et malgré quelques réticences sur la manière dont Gurdjieff traitait les
individus — comme M. Zakharof, renvoyé, presque moribond, à Saint-Petersbourg —
il était prêt à le soutenir dans toutes ses entreprises. Il précise même que
seul le "travail" avait rendu l'existence supportable devant les horreurs et
absurdités liées à l'effondrement de la Russie tsariste.
Gurdjieff avait
l'étrange faculté de distraire l'attention de ses buts et intentions propres.
Aucun de ses élèves n'était capable de suivre sa pensée, même lorsqu'il n'en
faisait pas un secret.
Il advint donc qu'Ouspensky ne participa pas à une nouvelle expérience qui
reproduisait, avec des conditions extérieures très astreignantes, une expédition
— analogue à celles qui furent entreprises par les "Chercheurs de Vérité"
vingt ans plus tôt — que Gurdjieff raconte en détail dans les Rencontres avec
des Hommes remarquables. Son principal souci d'ordre pratique était de sauver de
la conscription vingt jeunes gens qui l'avaient rejoint dans le Caucase, et de
se dégager, avec ses disciples les plus dévoués, de la dangereuse situation
issue du conflit entre les cosaques et les bolcheviks. S'intéressant aux
mégalithes, et désireux de vérifier l'existence d'alignements dans des régions
presque inaccessibles du Caucase, Gurdjieff commença à répandre le bruit qu'il connaissait l'emplacement de
très riches dépôts d'or et de platine. Il proposa d'organiser une expédition de
prospection sensée rapporter de grandes richesses au gouvernement provincial. Il
démontrait ainsi à ses élèves que le pouvoir de suggestion pouvait facilement
faire croire aux gens "n'importe quelle vieille histoire". Le résultat en fut
qu'on lui donna toutes les facilités, y compris l'utilisation de deux wagons de
chemin de fer, pour l'emmener avec son groupe à Maikop, à une époque où, à cause
du mouvement continuel des troupes, il était presque impensable, même pour un
homme sans bagage, de voyager en train.
Le reste du voyage jusqu'à Tiflis, par la montagne, est décrit par Gurdjieff et
par Thomas de Hartmann. Gurdjieff écrit : "A mon avis, nous en sortîmes
sains et saufs parce que dans la présence réunie de ces personnes — bien
qu'elles aient été aux prises avec un état psychique proche de la déraison —
l'instinct inhérent à tout être humain lui permettant de distinguer le bien du
mal, au sens objectif, ne faisait pas complètement défaut. Et, par conséquent,
sentant instinctivement dans mes activités le germe vivant de cette impulsion
sacrée qui seule est susceptible d'apporter le bonheur authentique à l'humanité,
ils firent avancer de toutes les façons possibles le processus de réalisation de
ce que j'avais entrepris bien avant cette guerre."
Ni Ouspensky, ni de Hartmann — qui avaient, sur Gurdjieff, des opinions
personnelles très différentes — ne semblent avoir compris que celui-ci
considérait les événements sur une échelle de temps bien différente de la leur.
Il s'était fixé pour tâche d'introduire dans le monde moderne des idées et des
techniques devenues au plus haut point nécessaires, si l'humanité voulait
survivre à la crise dont la révolution russe n'était qu'un premier symptôme.
Qu'il ait été ou non confiant dans les événements, Gurdjieff était cependant
obligé d'agir comme s'ils permettraient la réalisation de son projet. Il ne
s'intéressait pas aux contingences immédiates de survie : sa vie passée montre
amplement son indifférence à l'égard des difficultés personnelles ainsi qu'à
l'égard d'un danger de mort imminent. Dans toutes
les expériences qu'il menait sur les personnes, il agissait logiquement. Son
plan était d'établir un système de formation et de développement personnel, afin
de produire des hommes et des femmes "libres". Il ne s'intéressait pas aux
problèmes des individus qui, de toute manière devaient résoudre leurs problèmes
personnels s'ils voulaient réaliser quoi que ce soit.
Le voyage de Maikop à Tiflis a sans doute été trop dramatisé par de Hartmann.
Gurdjieff exagéra aussi quelque peu les difficultés qu'il rencontra en arrivant
à Tiflis. L'armistice entre la Turquie et les Alliés avait été signée à Mudros,
le 30 octobre 1918, douze jours après la capitulation de l'armée allemande en
France. Une armée d'occupation alliée contrôlait Constantinople. Une brigade
d'infanterie britannique fut envoyée en Georgie au début de 1919, à la fois pour
couper court à toute menace turque et pour renforcer le moral des gouvernements
socio-démocrates de Georgie et d'Azerbaijan. Les Alliés occidentaux étaient, à
cette époque, très dépendants du carburant qu'on leur livrait du champ pétrolier
de Bakou, et l'on considérait qu'il était vital de garder ouvert le pipe-line
allant de Bakou à Batum. Pour la première fois depuis l'effondrement de la
Russie, il existait un lieu de calme relatif, dans le sud du Caucase. Le
commerce reprit avec l'Occident par les Dardanelles. Des pèlerins d'Asie
centrale pouvaient se rendre à La Mecque, pour la première fois depuis cinq ans.
Les Arméniens, les Grecs et les Juifs s'activaient beaucoup pour restaurer le
commerce dont dépendait leur subsistance.
Gurdiieff évalua rapidement la situation. A Tiflis, il trouva des membres de sa
famille ayant échappé à la double dévastation de l'armée russe en déroute et de
l'avance des Turcs, tout aussi désordonnée. Son père avait été tué près d'Alexandropol.
D'autres étaient morts de la typhoïde. Il envoya partout des messages, invitant
sa famille et ses élèves à le rejoindre. Selon son propre récit, Gurdjieff eut
alors à sa charge le gîte et le couvert de près de deux cents personnes, y
compris ses neveux, nièces et autres enfants. Il organisa très rapidement un
véritable commerce de tapis, avec l'aide du premier Anglais à être entré en
rapport avec lui, le major Pinder, officier du service de renseignements
anglais, responsable de la sécurité du pipe-line Bakou-Batum. C'était également
un de mes collègues à l'état-major général des renseignements de l'armée de
la mer Noire, commandée par le général Sir George Milne.
En trois semaines, le commerce de tapis produisit de tels bénéfices qu'il y
avait non seulement assez d'argent pour faire vivre tout le monde, mais même un
excédent important. Les officiers anglais, français, italiens et américains se
trouvant à cette époque à Constantinople, achetaient sans compter des tapis
orientaux de toutes sortes, et les marchands du bazar et des boutiques de Pera
offraient, à des prix inouïs, des tapis de Russie et du Turkestan. Un commerce
de gros expédiait directement la marchandise dans tous les ports d'Europe et des
Etats-Unis. Gurdjieff acquit rapidement la réputation d'un grand homme
d'affaires, et gagna la confiance du gouvernement de Georgie où il décida
d'établir son Institut. Le flot de réfugiés du nord avait créé une crise de
logement ; mais, comme le dit Gurdjieff : "Le gouvernement georgien me
rencontra à mi-chemin et ordonna au maire de Tiflis de m'aider de toutes les
manières possibles pour trouver un immeuble digne d'une si importante
institution d'utilité publique." Plusieurs membres du conseil municipal de
Tiflis s'intéressaient au travail de Gurdjieff et firent tout leur possible pour
l'aider, mais on ne trouva rien de convenable et l'Institut dut être installé
dans des locaux temporaires.
A cette époque, il y avait à Tiflis un climat particulièrement étrange et
inhabituel, dans les pensées et les sentiments. L'effondrement révolutionnaire
de la société connaissait une accalmie que tous s'accordaient à considérer comme
éphémère. L'argent coulait à flots, mais la possibilité de voyager était
restreinte, les Alliés ayant imposé de sévères limitations pour empêcher les
voyageurs de rejoindre, par le Bosphore, la liberté de l'Europe. La Navy
contrôlait totalement la mer Noire, y compris les ports russes d'Odessa et de
Novorossisk. Les Georgiens ne sont pas un peuple particulièrement réfléchi, mais
il y avait à Tiflis, comme dans chaque ville, une proportion de gens sérieux qui
cherchaient un moyen de comprendre "la vie", laquelle se révélait si
totalement différente de ce qu'on aurait pu prévoir.
Nous avons aujourd'hui devant nous la menace d'un effondrement total de la société humaine sur la terre et il n'y a pas de refuge. En
1918, l'effondrement total était imminent mais localisé, et beaucoup de
personnes se tournèrent vers l'idée de fuite. D'autres comprirent que changer de
résidence n'implique pas un changement des problèmes fondamentaux et
commencèrent à rechercher un nouveau mode de vie.
Cette attitude pouvait alors paraître étrange aux Européens qui croyaient encore
que le monde "retournerait à l'état normal", mais n'étonne plus ceux qui ont
vu la deuxième guerre mondiale, les grandes crises économiques, l'effondrement
brutal des empires et la bombe atomique.
Gurdjieff comprit qu'il attirerait ceux qui pouvaient voir et penser clairement.
Il invita tous ses anciens élèves à l'aider. Ouspensky était, à l'époque, dans
un état de doute profond quant à ses rapports futurs avec Gurdjieff. Il fut même
tout à fait étonné de voir figurer son nom parmi les "enseignants spécialistes" de l'Institut. Il cite un passage du prospectus :
"Avec l'autorisation du
ministre de l'Éducation nationale, l'Institut pour le Développement harmonique
de l'Homme, basé sur le système de George Ivanovitch Gurdjieff, a été ouvert à
Tiflis. L'Institut accepte les enfants et les adultes des deux sexes. Cours
matin et soir. Le programme d'étude comporte : gymnastique de toutes sortes
(rythmique, médicale et autres), exercices pour le développement de la volonté,
de la mémoire, de l'attention, de l'audition, de la pensée, de l'émotion, de
l'instinct, etc., ainsi de suite." Après cette description des diverses
activités qui auraient lieu, le prospectus informait les lecteurs que le système
de G. I. Gurdjieff "est déjà mis en pratique dans toute une série de grandes
villes telles que Bombay, Alexandrie, Kaboul, New York, Chicago, Christiana,
Stockholm, Moscou, Essentuki et dans toutes les filiales et foyers de véritables
fraternités internationales de travailleurs".
L'absurdité de ces affirmations était conforme à la méthode que s'était imposée
Gurdjieff, qui consistait à agir en toutes circonstances de telle façon que les
gens aient du mal à l'accepter sans réserve. Ni Ouspensky, ni les autres élèves
qui commencèrent à cette époque à s'éloigner de Gurdjieff, ne se doutaient
probablement que son étrange comportement lui était dicté par la nécessité
d'empêcher les gens de trop dépendre de lui. Il n'expliqua que beaucoup plus
tard pourquoi il avait agi de
la sorte. Ouspensky avait pourtant compris qu'il "jouait toujours un rôle" et
l'avait accepté de façon positive jusqu'à ce que le jeu soit dirigé contre
lui-même. Pour atteindre son but, Gurdjieff avait été obligé de montrer une
partie de l'étendue de ses idées et de ses pouvoirs, et les gens s'étaient fait
une idée exagérée de ce que Gurdjieff pourrait faire pour eux. La situation
était maintenant différente ; Gurdjieff devait organiser son travail en fonction
de l'Institut qu'il voulait établir, et il ne pouvait plus jouer le même rôle
qu'avant.
Ouspensky ne prit pas très au sérieux ce projet d'Institut. Il ne le considérait
que comme une couverture nécessaire pour faire accepter légalement les activités
de Gurdjieff. Il dit même que cette forme extérieure "pouvait avoir l'air d'une
caricature". Comme la plupart des personnes qui avaient appartenu à son
propre groupe de Moscou, Ouspensky avait des doutes sérieux sur Gurdjieff. La
plupart étaient prêts à accepter sa formule, séparant l'homme Gurdjieff, avec
ses qualités et défauts, de son système, considéré comme quelque chose
d'important et de merveilleux.
Vers cette époque, par l'intermédiaire de Thomas de Hartmann et de sa femme,
deux nouvelles recrues vinrent chez Gurdjieff : Alexandre de Salzmann et sa
jeune femme, Jeanne. Leur secours fut rapidement inestimable pour l'organisation
des démonstrations publiques des danses et mouvements, car, habitant Tiflis
depuis la Révolution, ils connaissaient beaucoup de personnalités influentes.
L'Institut fonctionna plusieurs mois à Tiflis. Mais lorsque le British War
Office décida de retirer le détachement de militaires britanniques avec tous ses
officiers, l'effondrement du gouvernement social-démocrate devint inéluctable.
Je dirigeais alors le service des renseignements politiques de l'état-major
général britannique en Turquie, et l'une des tâches qu'il m'incombait était de
m'occuper d'une délégation de la Deuxième Internationale socialiste, qu'en
désespoir de cause les Alliés envoyaient à Tiflis pour conforter le moral du
gouvernement georgien. J'étais persuadé pour ma part que si nous avions maintenu
une présence militaire dans le Caucase, les Bolcheviks se seraient arrêtés au
nord des montagnes et une zone
neutre aurait pu être maintenue par des gouvernements indépendants. Ceux-ci
auraient pu contenir pour plusieurs années la menace bolchevique sur le Caucase.
La mission, conduite par Ramsay Mac Donald et Camille Huysmans, revint de Tiflis
avec une requête urgente pour un soutien sans relâche du gouvernement
menshévique. Malheureusement, les principes stratégiques rigides prévalurent. Ni
la France, ni l'Italie ne voulaient nous soutenir ; la brigade britannique fut
donc retirée. Le gouvernement du Caucase s'effondra peu après.
Gurdjieff se trouvait face à un choix capital. Il pouvait se rendre en Europe
occidentale ou bien aller vers l'est, au Turkestan, où il était en pays de
connaissance. Il était persuadé d'y trouver un havre sûr pour lui-même et pour
ceux de ses disciples qui désiraient le suivre. Il proposa à plusieurs d'entre
eux une expédition en Perse, mais ne s'y rendit, en fin de compte, qu'avec un
seul compagnon. Je suppose que ce voyage n'avait pas tant pour but d'examiner la
situation, qu'il savait y être bien meilleure qu'en Russie, que de voir et de
consulter des personnes dont il respectait le jugement. Ceci explique peut-être
l'affirmation de Gurdjieff selon laquelle sa venue en Europe avait été approuvée
par son "maître".
.../...
p165 - L'examen de ces dix années, comprises entre 1911 et 1921, montre que
Gurdjieff suivait un plan clair et cohérent. Ses actes paraissaient peut-être
excentriques et inconséquents aux yeux d'autrui. Mais il était apparemment
poussé par la conviction de l'importance de sa mission pour l'humanité, que les
Forces Supérieures lui donneraient les moyens d'accomplir. Je crois qu'il était
à l'époque en relation avec des communautés dervishes d'Asie. Il me faisait en
tout cas l'impression d'un homme ayant un programme bien défini. Il disait avoir
la possibilité d'obtenir l'aide de personnes connaissant l'importance de sa
tâche. On ne peut exprimer le sentiment de totale assurance avec laquelle
Gurdjieff se fraya son chemin à travers les complications de pays dévastés par
la guerre et la révolution. Ouspensky, qui avait beaucoup d'amis en Europe,
était beaucoup moins sûr de lui et plus anxieux quant à la possibilité de
pouvoir s'établir avec certitude en Angleterre. Gurdjieff donnait l'impression
qu'il pouvait établir son Institut dans le lieu le plus approprié à sa mission,
et qu'il le ferait de toute façon. Lorsqu'il décida de renoncer au projet d'un
centre à Londres, la raison en était qu'il souhaitait se rendre à Paris, et non
qu'il fût rejeté par Londres.
p167 - La décision prise par Gurdjieff de quitter Londres fut une grande
déception pour le groupe anglais. Nous avions été électrisés par
d'extraordinaires conférences qui nous avaient donné un avant-goût de ce qui
aurait pu se faire si l'Institut avait été établi à Hampstead, comme nous
l'espérions. Je possède des notes d'une conférence que Gurdjieff donna le 15
mars 1922. J'en cite ici des extraits pour donner une idée de la manière dont
les idées de Gurdjieff nous furent d'abord présentées. Il faut se rappeler que
rien n'avait encore été publié. Ouspensky nous avait déjà dit des choses
étonnantes, mais il en était resté à ce que nous pouvions observer et vérifier
par nous-mêmes. Deux traducteurs, un Anglais et un Russe, accompagnaient
Gurdjieff. Celui-ci répondait à une question d'Orage sur les moyens de parvenir
au changement radical de l'être, qui, selon Ouspensky, était à la fois possible
et nécessaire. Gurdjieff introduisit les idées d'essence et de personnalité,
avec un vocabulaire particulier, nous parlant, comme Ouspensky ne l'avait jamais
fait, de la possibilité d'utilisation de l'hypnotisme pour transformer la
personnalité.
Il expliquait comment les transformations plus profondes que nous souhaitions ne
pouvaient pas résulter d'une activité extérieure, mais devaient être la
conséquence de nos propres souffrances et sacrifices. "La personnalité, dit-il,
ne nous appartient pas, nous ne sommes pas nés avec. Elle est acquise par le
contact avec des personnes endormies, et par conséquent, elle doit être
endormie. Elle ne veut pas se réveiller, elle veut être hypnotisée. L'Essence
est endormie mais elle n'est pas hypnotisée. Nous ne sommes nés qu'avec celle-ci et ce qui en découle par une
évolution naturelle. La personnalité est ce que nous acquérons dans la vie. Elle
est en surface et change donc très facilement. Changer l'essence est difficile,
parfois même impossible.
"Vous devez comprendre qu'il y a deux sortes de changements dans la
personnalité. Il y a le changement inconscient. Celui-ci est temporaire. Une
série d'expériences remplace une autre. Ensuite la situation réapparaît, et la
personnalité redevient ce qu'elle était auparavant. Le changement conscient de
la personnalité peut être permanent. Si nous observons la personnalité, nous
pouvons découvrir ce qui doit être changé, de telle sorte qu'elle ne retourne
pas à son état antérieur.
"Lorsque vous apprendrez à vous observer, vous apprendrez à distinguer ce qui
appartient à l'essence et ce qui appartient à la personnalité. Alors vous
pourrez tout classer en vous-même, et réussir à connaître l'essence. La
personnalité ne peut pas contrôler l'essence ; elle ne peut que préparer le
chemin pour que l'essence puisse se réveiller. Le vrai contrôle ne peut exister
que dans l'essence. Tout contrôle dans la personnalité n'est qu'illusion.
"Les gens sont liés par la personnalité et par l'essence. C'est chimique. Deux
personnes peuvent s'aimer par leur personnalité mais se haïr par leur essence.
Leurs essences se disputeront toujours, mais leurs personnalités pardonneront.
"Vous devez d'abord comprendre la situation telle qu'elle se présente
maintenant. Ce que vous pouvez " vouloir " en vous-même ne vient que de la
personnalité. Cela n'a aucun rapport avec la vraie volonté. Quelque chose touche
la personnalité et elle dit " je veux " ou " je ne veux pas ", " j'aime " ou "
je n'aime pas ", et croit qu'il s'agit de volonté,
alors qu'il n'en est rien. Ce n'est qu'une réaction passive. La volonté n'existe
que dans l'essence. Tels que vous êtes maintenant, votre essence n'a pas de
volonté, elle n'a que des impulsions automatiques. Les désirs de l'essence sont
vos propres désirs, mais ils ne sont pas conscients, ils ne correspondent pas à
la volonté. Ils surgissent en vous automatiquement parce que vous êtes comme
cela.
"L'essence et la personnalité existent même dans différentes parties du
cerveau. Presque tout ce qui appartient à la personnalité réside dans l'appareil
formateur. L'essence ne peut pas se servir de tout ce matériel et, par
conséquent, n'a pas d'esprit critique. Elle est confiante, mais parce qu'elle ne
sait pas, elle est craintive. Vous ne pouvez pas influencer l'essence par des
arguments logiques, ni la convaincre. Avant de commencer à faire par elle-même
des expériences, l'essence reste telle qu'elle a toujours été. Parfois se
présentent des situations dans lesquelles la personnalité ne peut réagir et
l'essence doit réagir. Alors on voit tout ce qu'il y a dans l'essence. Peut-être
ce n'est qu'un enfant qui ne sait pas comment se comporter. Cela ne sert à rien
de lui dire de se comporter différemment, car elle ne comprendra pas votre
langage. La personnalité est facilement influencée, surtout chez l'homme
moderne. La personnalité cède à toutes les suggestions, si absurdes
soient-elles. Peut-être l'esprit est-il parfois plus averti, mais l'essence est
timide. L'esprit sait peut-être qu'il devrait tout aimer, mais l'essence ne
peut pas : il ne reste alors que des mots.
"Chez la plupart des gens, l'essence ne continue à recevoir des impressions que
jusqu'à l'âge de cinq ou six ans. Elle croît tant qu'elle reçoit des
impressions, mais ensuite toutes les impressions sont accaparées par la
personnalité et l'essence cesse d'évoluer. Si l'éducation n'est pas trop
défavorable, l'essence peut parfois continuer à évoluer et il peut en résulter
un être humain plus ou moins normal. Mais les êtres humains normaux sont
l'exception. Presque tout le monde ne possède qu'une essence d'enfant. Il n'est
pas naturel que, chez un adulte, l'essence soit celle d'un enfant. C'est
pourquoi il reste intérieurement timide et plein d'appréhension. Il sait qu'il
n'est pas ce qu'il prétend être, mais ne comprend pas pourquoi.
"Vous ne pouvez pas savoir comment l'essence peut être changée et occuper une
place normale dans votre vie, avant
d'avoir acquis davantage de connaissances. Vous avez besoin d'un nouveau "
langage ", que je ne pourrais pas vous enseigner maintenant, même si je le
voulais. Par l'observation de vous-même, vous finirez par savoir ce qui doit
être changé et pourquoi ; mais même si vous savez ce qui doit être changé, vous
ne pouvez pas trouver comment travailler sur vous-même. Parce que l'essence est
unique, chacun a besoin d'un programme individuel. Mais pour établir un
programme individuel, une longue étude est nécessaire, faite non seulement par
soi-même, mais aussi par d'autres. C'est comme cela que les choses sont
arrangées pour les membres de l'Institut. Lorsqu'ils arrivent, ils commencent à
s'étudier, et d'autres les étudient aussi. Longtemps après, il est possible
d'établir pour chacun son propre programme de travail."
Ce que dit Gurdjieff soutient la comparaison avec l'enseignement des khwajagan.
Un homme ne peut entrer dans la voie tant que sa personnalité domine. Le
renoncement de la personnalité est le fana-i-akham, qui n'est pas le vrai fana,
mais est néanmoins nécessaire pour que le chercheur puisse recevoir des
influences supérieures. Le premier renoncement de l'essence est le fana i ef'al
et le renoncement final de l'être est le fana i sifat — les mots ef'al et
sifat
exprimant les aspects extérieur et intérieur de l'essence. L'origine soufie de
son enseignement transparaissait dans toutes les conférences de Gurdjieff de
cette époque.
La vie au Prieuré
Gurdjieff écrivain
p217 -
Ni Orage ni Gurdjieff ne laissèrent de version définitive des Récits. Certains
passages manquaient et durent être reconstitués de mémoire, ce qui fut possible
grâce au groupe de New York qui avait entendu Gurdjieff les lire plusieurs fois
depuis 1929. Personne ne croyait que l'on puisse en réaliser une version
complète, mais cela fut fait, en trois ou quatre mois. Gurdjieff, à qui l'on
avait fait parvenir des exemplaires, souriait de contentement et semblait
satisfait. Orage et Ouspensky reçurent aussi leurs exemplaires.
Cette version des Récits de Belzébuth réalisée à l'époque présente un grand
intérêt. Par certains aspects, elle est plus facile à comprendre que la version
finale, publiée en 1950, et que sa traduction française publiée quelques années
plus tard. Les modifications les plus importantes se trouvent dans le chapitre "Le Purgatoire". Gurdjieff changea également certains des
"mots clés",
particulièrement ceux qui désignent les deux lois cosmiques fondamentales. Dans
la première version, la Loi du Principe Ternaire est appelée Triamonia, alors
que dans la version définitive elle est appelée Triamazikamno, qui veut dire, en
grec familier, "Je mets trois ensemble". De la même façon, la Loi du Septenaire est appelée dans l'ancienne version Eftalogodiksis, alors que dans la
nouvelle version elle est appelée Heptaparapashinokh, mélange de dérivés grecs
et arméniens. Pourquoi Gurdjieff fit-il ces changements dans la description des
Lois cosmiques ? Il inventa tous ces mots pour donner au lecteur l'impression
d'être en présence d'un Être d'une nature différente de la nôtre, d'un Être dont
l'origine ne se trouve pas sur notre planète, et il produit cet effet avec art.
Mais il y a beaucoup plus dans cette révision qu'un simple changement de mots.
Par exemple, la première version donne beaucoup plus de détails sur les étapes
de l'évolution de l'homme, beaucoup moins explicites et beaucoup plus difficiles
à comprendre dans la version finale. Pourquoi Gurdjieff aurait-il rendu un
chapitre déjà difficile encore plus ardu s'il avait pour intention effective de
faire connaître ses idées au grand public par le moyen des Récits ? Seuls ceux
des lecteurs qui connaissaient déjà bien ses idées, et qui étaient prêts à
consacrer beaucoup de temps pour l'étude approfondie de ce chapitre, pouvaient y
comprendre quelque chose. Gurdjieff a prouvé par les Rencontres avec des Hommes
remarquables qu'il était capable de raconter des histoires dans un langage
simple, sans mettre le lecteur face à des problèmes linguistiques. Nous savons
aussi qu'il ne passa pas moins de sept années à rédiger les Récits, "ne se
donnant aucun répit" comme il le disait lui-même "ni de jour, ni de nuit,
constamment écrivant et réécrivant". Nous devons donc supposer que le style des
Récits est bien celui que Gurdjieff avait choisi, et que
les modifications étaient intentionnelles, malgré le fait qu'elles rendent les
idées moins accessibles au lecteur non préparé.
Ces changements sont assez frappants, mais il y a un contraste encore plus grand
avec les idées telles qu'elles sont présentées par Ouspensky, dont l'intention
était d'exprimer aussi littéralement que possible tout ce que Gurdjieff avait
dit au groupe de Moscou de 1915 à 1917, et dans le Caucase en 1918. Le compte
rendu des Fragments d'un Enseignement inconnu est, en effet, beaucoup plus
facile à comprendre, et il eut beaucoup plus de succès que les Récits de
Belzébuth, ce que Gurdjieff avait d'ailleurs prévu. Lorsqu'en 1948, Mme
Ouspensky lui envoya le manuscrit dactylographié de Fragments of an Unknown
Teaching, comme on l'appelait alors, Gurdjieff le fit lire devant lui et
faisait constamment la remarque que cette présentation n'était pas aussi
satisfaisante que celle de Belzébuth ; il insista pour que nous nous référions à
ce dernier comme source authentique. En 1949, Gurdjieff insista beaucoup pour
que In Search of the Miraculous soit publié après que Belzébuth soit sorti des
presses et diffusé depuis plusieurs mois. Après la mort de Gurdjieff ce désir
fut négligé, et les deux ouvrages sortirent en même temps.
On aurait pu supposer qu'Ouspensky, avec son amour de la clarté et de la
simplicité, aurait expurgé la présentation de plus en plus complexe de Gurdjieff
pour exprimer ses idées en des termes plus acceptables pour le lecteur. Mais
ceci ne semble pas avoir été le cas. Ouspensky était très consciencieux dans son
désir de transmettre exactement ce qu'il avait appris de Gurdjieff, et lorsqu'il
insérait des points de vue personnels, comme par exemple toutes les spéculations
sur les échelles de temps, dans le chapitre 15 des Fragments, il le précisait clairement. Il semblerait plutôt que Gurdjieff, ayant décidé de présenter ses
idées au grand public, ait néanmoins voulu préserver leur sens profond, en ne
les rendant accessibles qu'à ceux qui étaient prêts à fournir un très grand
effort pour leur étude. De ce fait, Gurdjieff se trouvait assis entre deux
chaises. D'une
part, il désirait vivement que Belzébuth soit largement diffusé et lu, et prit
beaucoup de peine pour y parvenir. On fit une souscription, et des exemplaires
furent vendus à perte. Il demandait constamment à ses élèves de s'assurer que
Belzébuth reçoive une large publicité et soit lu partout où cela serait
possible. Il s'attendait certainement à une audience mondiale, et il voulait
voir le livre publié dans autant de langues que possible. Mais d'autre part, le
style employé était de plus en plus obscur, et certaines idées étaient
démantelées de façon telle qu'il n'était plus possible d'en faire la synthèse
sans rapprocher des passages extraits de contextes tout à fait différents. Il
n'est même parfois possible de comprendre les idées qu'expose Gurdjieff dans
Belzébuth qu'en se référant à ses autres écrits...
Gurdjieff savait sans doute qu'il s'était placé dans une situation paradoxale.
Il avait pour but de répandre largement ses idées tout en s'assurant qu'elles ne
seraient accessibles qu'à ceux qui pourraient les utiliser correctement et avec
le respect nécessaire. La manière dont furent écrits les Récits de Belzébuth fut
agencée de façon à servir aussi bien que possible ce double but.
Après 1931, non seulement Gurdjieff entreprit la correction finale des Récits de
Belzébuth, particulièrement du chapitre "Le Purgatoire", mais il travailla
beaucoup sur son dernier livre. Son second ouvrage, Meetings with Remarkable Men,
est le moins sujet à discussions. Il y eut une omission importante lors de sa
publication : le chapitre consacré au prince Nijeradze, bien que réécrit
plusieurs fois, ne fut jamais terminé. Il en existe deux traductions
contradictoires, à partir de fragments originaux en arménien dont aucune ne
montre où Gurdjieff voulait en venir. Il semble probable que ce chapitre
contenait, sur la recherche de Gurdjieff, une allusion qui, à son avis, en
disait trop sur la vraie nature de la source avec laquelle il avait été — et
était toujours — en contact.
Le prince Nijeradze devait avoir été impliqué dans quelque épisode embarrassant,
lié aux difficultés que rencontra Gurdjieff après avoir enfreint le règlement
d'une des confréries où il avait reçu aide et enseignement. Quelqu'un qui
l'avait
entendu lire en 1933, raconte que ce chapitre produisait une profonde impression
par le récit d'un homme qui se réveille après la mort et réalise qu'il a perdu
l'instrument principal de sa vie (son corps) et se souvient de tout ce qu'il
aurait pu faire avec, lorsqu'il était toujours vivant. Il est étonnant que les
passages les plus intéressants et les plus émouvants de ce livre soient
précisément ceux qui ne furent finalement pas publiés.
Je fais notamment allusion aux trois passages où Gurdjieff évoque un
enseignement de la plus haute importance concernant les trois corps de l'homme,
qu'il reçut avec le groupe qui l'accompagnait. Dans chaque cas, il promettait
que ce sujet ferait l'objet d'un chapitre spécial de son dernier livre. La
première fois, Gurdjieff écrit que le groupe, avec Ekim Bey, voyageait dans le
nord de la Perse et rencontra un dervishe solitaire. Au cours d'une halte de
quelques jours, le dervishe leur fit un exposé sur le corps physique de l'homme,
ses besoins et ses possibilités. La deuxième fois, ils se trouvaient dans la
région montagneuse des Pamirs et rencontrèrent un fakir qui avait été commandant
d'artillerie dans l'armée afghane. Là également, pendant leur séjour, un
enseignement spécial leur fut donné sur le corps astral de l'homme et ses
possibilités. Enfin, dans le chapitre sur le "Professeur Skridlov", Gurdjieff
décrit un séjour prolongé dans un monastère du Kafiristan, ainsi que la
rencontre avec le Père Giovanni ; celui-ci termina ses exposés par une
explication sur la foi et sa place dans la vie humaine, ce qui mena à un autre
exposé, sur l'âme humaine, son évolution, et sur les conditions d'une
possibilité pour l'être humain de posséder sa propre âme.
A ma connaissance, aucun de ces documents promis n'existe. Il existe des
indications selon lesquelles, si Gurdjieff les avait écrites, il les aurait
détruites, pensant qu'il serait imprudent de les mettre à la disposition de tout
le monde. Il avait souvent menacé de détruire des manuscrits. Nombre de ses
élèves américains croyaient qu'il y avait eu un holocauste et que les passages
manquants avaient été brûlés. On peut supposer que Gurdjieff jugea que certaines
informations étaient susceptibles d'être mal utilisées, si elles tombaient dans
de mauvaises mains.
Par conséquent, son dernier livre, Life is Real Only Then, When "I Am", est
incomplet. Il comprend une première partie, ou "Livre", basée sur des
conférences données à
New York en 1930 et 1931. Les deuxième et troisième Livres sont manquants ; et
le quatrième Livre, comprenant un prologue et deux chapitres, donne un aperçu
très intéressant sur les problèmes de la vie intérieure auxquels Gurdjieff dut
faire face au cours de sa propre évolution spirituelle. Le dernier chapitre,
intitulé "Monde Intérieur et Extérieur de l'Homme", est incomplet et s'achève
brutalement alors que Gurdjieff est sur le point de révéler le secret de la
longévité qu'il avait découvert. Ce secret est indirectement dévoilé, au lecteur
attentif, dans la première partie du même chapitre.
Paul Anderson écrit, à propos des parties manquantes : "Nous nous rendîmes tous
compte que Belzébuth était le seul document important. Tous ses secrets — ou du
moins ceux qu'il se sentait libre de révéler — y étaient consignés, et la tâche
qui restait à accomplir était de préparer des êtres susceptibles de les
interpréter. Si les Récits de Belzébuth étaient un "legominisme",
il fallait former des initiés qui pourraient transmettre les méthodes pratiques
que la Troisième Série (des écrits de Gurdjieff) était sensée indiquer, mais non
enseigner. Les deux Livres existant de la Troisième Série sont extrêmement
importants pour tous ceux qui désirent comprendre l'évolution de Gurdjieff et sa
méthode de travail : mais ils ne sont pas des manuels pratiques et n'ont jamais
eu la prétention d'en être."
Un examen des écrits de Gurdjieff serait incomplet si l'on ne mentionnait la
brochure intitulée The Herald of Coming Good, publié en 1933. Une note sur sa
couverture indiquait : "Contrairement à la coutume établie, je donnerai la
permission de reproduire, dans tous les pays, non seulement mon premier livre
que voici, mais également ceux de la Première Série [Belzébuth] ; et si
cela s'avère nécessaire, je suis prêt à subventionner ces publications, à
condition, bien entendu, qu'elles soient rigoureusement conformes à l'original." Gurdiieff
donna d'abord des instructions pour que le livre soit diffusé parmi tous ses
disciples, en vue de collecter des fonds pour sauver l'Institut. Puis, le mardi
7 mars 1933, il déclara par écrit, au Grand Café de Fontainebleau, qu'il avait
l'intention de poser la première pierre d'un nouvel immeuble, au centre du grand
parc du Prieuré, une nouvelle Study House, avec des salles de conférence, des
théâtres, trois laboratoires et un observatoire.
Lorsque je me trouvais au Prieuré, en 1923, Gurdjieff me parla de ses projets à
peu près dans les mêmes termes ; il s'agissait donc d'autre chose que d'une
toquade. Ou bien Gurdjieff avait l'intention de créer quelque chose de matériel,
ou bien il exprimait symboliquement quelque chose qui doit être spécialement
étudié ; il est évident que ses trois laboratoires représentent les différentes
étapes de l'évolution de l'homme : la transition du corps physique au corps
astral ou kesdjan, le développement de la Raison dans le corps kesdjan et
enfin, la libération du troisième corps, correspondant à l'état supérieur de
l'être, à l'âme.
Il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qui est écrit dans The
Herald of Coming Good, mais comme un rappel de la disposition de Gurdjieff à
indiquer, à ceux qui venaient à lui, le chemin de l'évolution. Il est
intéressant de noter que cet opuscule était également appelé par Gurdjieff du
nom de Habardji, ce qui signifie, en turc, "crieur public". Cette tendance à
employer le turc montre à quel point il baigna dans cette langue depuis son
enfance ; la seule citation en langue étrangère dans les Récits de Belzébuth est
un proverbe dervishe connu : «Dunyanin isi pakmazli pishi yeyen agizinda pusar
esegin disi», ce qui signifie : «Les affaires du monde sont comme un plat
épicé, à celui qui en mange pousse des dents d'âne.»
Tout ce qui est relaté dans The Herald of Coming Good est d'un profond intérêt
pour comprendre l'évolution de la pensée de Gurdjieff ; mais cet ouvrage
représente en même temps un épisode malheureux qu'il voulut ensuite enterrer.
Moins d'un an après sa parution, Gurdjieff écrivait que si certains de ses
lecteurs avaient eu la chance de ne pas lire The Herald of Coming Good, il leur
conseillait de ne pas le faire ; et s'ils l'avaient lu, de veiller à ne pas le
passer à d'autres.
La tentative manquée pour ressusciter l'Institut en 1933 était, semble-t-il, le
résultat de l'accueil très encourageant reçu par les Récits de Belzébuth chez
les élèves américains de Gurdjieff ; et avec l'amélioration de la situation
économique aux États-unis, vint l'espoir qu'il pourrait recevoir, une fois de
plus, de grosses sommes d'argent de ces élèves. Vers 1934, Gurdjieff avait pris
une retraite temporaire. Il vivait avec l'un
de ses disciples, Fred Leighton, qui racontera maintes fois par la suite cette
histoire : après six mois de compagnonnage, Gurdjieff, sur le point de partir,
lui dit : "Allons, Fred, je suis resté avec vous durant tout ce temps, et vous
ne vous êtes pas du tout servi de moi !" Il semble qu'à cette époque Gurdjieff
n'écrivait pas et n'était pas non plus disposé à s'occuper du Prieuré. Il fit
parfois allusion à un voyage en Asie centrale, en 1932, pour reprendre contact
avec ses relations antérieures. Il revint alors aux États-unis, décidé à faire
une tentative de plus pour ressusciter l'Institut. Selon une autre version, il
disait avoir fait ce voyage en 1933, après la publication de The Herald of
Coming Good. Après son retour, il aurait abandonné complètement son projet,
répudié ce livre, et commencé à compléter ses écrits. Pour autant que nous le
sachions, Gurdjieff n'écrivit plus rien après The Inner and Outer World of Man,
dernier chapitre de la Troisième Série, terminé en 1935.
En mai de cette année, Gurdjieff abandonna finalement ses écrits, laissant
inachevée la Troisième Série. Il explique dans le "Livre IV" qu'il avait été "contraint de détruire presque tout ce qu'il avait écrit", ayant pris conscience
qu'il ne pourrait trouver personne capable d'en tirer profit. Après la mort
d'Orage, l'espoir de Gurdjieff de rétablir l'Institut était entièrement fondé
sur les États-unis. Ses disciples américains avaient fait de leur mieux. Nick Putnam, qui était comme un fils pour Gurdjieff, prit des rendez-vous avec
diverses personnes fortunées, mais sans aucun résultat. Paul Anderson réussit à
susciter un tel intérêt chez le sénateur Bronson Cutting, du Nouveau Mexique,
que celui-ci demanda à rencontrer Gurdjieff, en vue de racheter le Prieuré, pour
le louer à l'Institut. Gurdjieff et Putnam se rendirent à Washington, à la fin
d'avril. Le sénateur Cutting était au Nouveau Mexique, et il y eut dix jours
d'attente. Gurdjieff, déjà exaspéré par la réaction insouciante de centaines
d'Américains à la mort d'Orage, se mit en colère. Il demanda à Anderson de se
rendre à l'ambassade russe pour demander, en son nom, s'il pourrait rentrer en
Russie et continuer à y enseigner son système.
La nuit du 6 mai, l'avion dans lequel se trouvait le sénateur, qui rentrait à
Washington pour rencontrer Gurdjieff, explosa en plein vol. Tous ceux qui y
avaient embarqué périrent.
Gurdjieff fut visiblement frappé par cette nouvelle. Quelques jours plus tard,
Paul lui rendit compte du résultat de sa démarche auprès de l'ambassade russe. "Nous sommes informés sur lui et sur ses activités" avait dit le conseiller.
"Il peut rentrer en Union soviétique, à condition qu'il accepte de travailler au
poste qu'on lui assignera ; mais il ne doit rien enseigner." A partir de ce
moment, Gurdjieff disparut une dizaine de jours. Il n'assista à aucune des
réunions de groupes qui avaient été organisées. Paul et Naomi, qui le virent en
privé, m'ont dit qu'il avait totalement changé d'apparence : il semblait être
devenu terne et apathique, et ne parlait que brièvement. Quelques jours plus
tard, ils l'accompagnèrent à la gare. Il ne leur dit rien, mais il était évident
qu'il avait espéré pouvoir se rendre en Russie, et que le refus de l'ambassade
avait mis fin à un projet qu'il aurait aimé exécuter. Le passeport de Gurdjieff,
que j'ai soigneusement examiné, montre qu'il se rendit en Allemagne et revint en
France en juillet. Il semble, d'après ce qu'il en dit lui-même plus tard, qu'il
ait réussi, durant ces deux mois, à se rendre dans le Caucase et même en Asie
centrale. Il est certain qu'il envisagea sérieusement de retourner à Tashkent,
mais qu'il s'aperçut qu'il n'y disposerait que de très peu de la liberté
d'action nécessaire à son travail.
Il dut définitivement et irrévocablement renoncer à fonder sa propre
organisation. Pour bien évaluer le lien de Gurdjieff avec les "maîtres de
sagesse", il est important de savoir s'il alla ou non les consulter à cette
occasion.
C'est en tout cas ce que laisse entendre Gurdjieff dans le "Livre IV" de sa "Troisième Série".
La question posée par G.
La loi du maintient réciproque
12. L'Infini | La Volonté Créatrice Suprême. |
11. Trogoautoegocrate | Le travail spirituel qui maintient la Création. |
10. L'Individualité) Cosmique | La Volonté Divine. |
9. Les Démiurges | Les Hiérarchies Angéliques. |
8. L'Homme | Êtres à trois cerveaux. |
7. Les Vertébrés | Êtres à deux cerveaux. |
6. Les Invertébrés (essence "germinale") | Êtres à un cerveau. |
5. Les Plantes | Formes Statiques de Vie. |
4. Le Sol | Écorce Terrestre Sensible. |
3. Les Cristaux | Formes Statiques non animées. |
2. Les Éléments simples | Combinaisons primaires de la matière |
1. La Chaleur | Énergie inorganisée. |
Nous avons une étrange tendance à considérer l'humanité comme séparée de l'ordre
naturel. Nous avons reconnu l'évolution de l'homme à partir des primates, ainsi
que toute l'histoire phylogénétique de la vie depuis ses premiers débuts, il y
a deux ou trois millions d'années. Nous reconnaissons notre dépendance à l'égard
de l'écorce terrestre en ce qui concerne les matières premières et les énergies
nécessaires à notre technologie, et à l'égard de la vie animale et végétale, en
ce qui concerne notre alimentation ; mais il ne nous vient pas à l'esprit que
cette dépendance est réciproque, et que nous sommes tellement intégrés dans
l'ordre naturel que nous allons à notre perte en lui nuisant. Le seul
responsable de cette erreur est notre égoïsme. Il en va autrement avec le sens
plus profond du "maintien réciproque" — le Trogoautoegocrate — qui offre à
l'humanité une solution nouvelle et réaliste aux problèmes de la vie. Ceci n'est
pas évident au premier abord.
Il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de réponse satisfaisante aux questions : "Pourquoi l'humanité existe-t-elle ?",
"Quel est le but de la vie ?", "Pourquoi l'univers fut-il créé ?". Deux solutions également insatisfaisantes
sont de rejeter de telles interrogations, les considérant comme absurdes
simplement parce que nous ne savons pas y répondre, ou d'accepter des réponses
dénuées de sens, comme "Dieu créa l'univers pour l'homme, et l'homme pour
Lui-même". Ces solutions n'offrent pas de fondement pour susciter un monde
nouveau. Gurdjieff
propose une solution qui peut se traduire par un nouveau mode de vie pour
l'humanité, dès aujourd'hui et dans l'avenir.
Le monde fut créé parce que l' "être" et le "temps" se détruisent
mutuellement. Tout ce qui est isolé et replié sur soi périt obligatoirement par
manque d'un principe de renouvellement. Il y a renouvellement partiel, en
prenant des énergies de l'extérieur, mais ceci est insuffisant. Le renouveau
total nécessite une entière réciprocité. C'est par l'échange universel
d'énergies qu'est maintenue l'Harmonie universelle. Cet échange nécessite, à son
tour, une structure organisée, offerte par l'interaction des différentes
classes d'essence. C'est la signification du schéma de Gurdjieff. Dans le "Symbole de toute Vie", chaque classe d'essence a trois caractéristiques
indépendantes :
1. Elle est ce qu'elle est. C'est sa quintessence par laquelle elle se tient au
cœur d'un système à cinq termes.
2. Elle se manifeste à l'intérieur de limites définies par les classes d'essence
qui lui sont supérieures et inférieures.
3. Elle s'intègre uniquement dans le processus Trogoautoegocratique, en "maintenant", et en étant
"maintenue" par des classes d'essence situées à
l'extérieur de ses propres limites d'existence.
Dans le schéma de Gurdjieff, le processus d'évolution commence par une énergie
informe, pareille à la Tapas, ou chaleur védique, qui fit éclore l'oeuf du
monde. L'énergie inorganisée donne lieu à des combinaisons et à des états
simples, d'où proviennent les premières formes durables : les cristaux, qui sont
les modèles élémentaires du monde des solides, des liquides et des gaz
constituant notre environnement matériel. L'apparition de la forme, surgie de
l'informe, de la permanence surgie de l'impermanence, est nécessaire à
l'existence d'entités, d'objets susceptibles d'exister indépendamment.
L'étape suivante prépare l'entrée en scène de la vie. C'est l'apparition de
fortes concentrations d'énergie de surface dans les matières colloïdales,
produisant, en surface, une couche de substances actives, qui devient, après des
millions d'années, le sol constituant la couche sensible de la terre. Le premier
système complet d'auto régénérescence comprend les cinq classes d'essences que
sont les plantes, le sol, les cristaux, les éléments tels que l'air et l'eau,
et, enfin, la chaleur et l'énergie inorganisée. Ces classes d'essence occupent
une place et jouent un
rôle dans l'harmonie cosmique, sans lesquels toute la structure s'effondrerait.
Les trois caractéristiques susdites se trouvent dans l'essence du cristal.
C'est la plus simple forme d'existence possédant son propre schéma dans l'espace
et le temps. Elle possède la propriété cosmique de permettre la concentration
permanente, en un seul lieu, d'un grand nombre d'atomes identiques. Sans cette
propriété, les transformations de la vie seraient impossibles. Parce que nous
sommes constamment entourés de masses solides, nous ne remarquons pas à quel
point elles constituent un phénomène extraordinaire, extrêmement rare dans
l'univers. Moins d'un millionième des masses de notre galaxie sont dans l'état
solide, et, dans l'univers tout entier, la proportion de masse solide est
beaucoup plus infime. D'ailleurs, la terre est la seule parmi toutes les
planètes du système solaire à posséder l'immense quantité d'eau nécessaire au
maintien de conditions extraordinairement stables de température et de climat.
Voilà de quoi nous interroger sur la raison de notre présence sur une planète
possédant de si rares propriétés. L'essence cristalline a une influence décisive
sur nos vies par son pouvoir de concentration des éléments. Au cours de
centaines de millions d'années, les minéraux de l'écorce terrestre se sont
concentrés dans d'immenses dépôts où nous puisons aujourd'hui avec imprévoyance.
Au pire, nous craignons que nos petits-enfants manquent de ressources
énergétiques et de matières premières nécessaires à la production industrielle.
La vérité est que les grands gisements minéraux jouent un rôle vital dans le
maintien de l'équilibre des forces qui influencent la vie de notre planète, et,
particulièrement, celle de l'humanité. Nous provoquons des troubles, avec les
étranges résultats que nous pouvons constater... Lorsque nous étudions toute la
série des classes d'essence, nous voyons qu'il y a un nombre étonnant
d'activités entrelacées, qui sont une des preuves les plus convaincantes de
l'existence d'une Intelligence supérieure à l'œuvre dans la création. Les
concentrations d'éléments dans l'écorce terrestre sont en elles-mêmes assez
étranges pour susciter l'interrogation : "par quelle Intelligence et dans quel
but ce travail a-t-il été accompli ?".
Cette étrangeté augmente lorsque nous passons à la classe d'essence suivante,
qui est la fine et très active couche de
matière colloïdale recouvrant la surface terrestre, et qui comprend ce que nous
appelons la terre proprement dite qui possède la propriété spéciale de permettre
aux trois états de matière, solide, liquide et gazeuse, d'agir réciproquement
avec une forte concentration d'énergie. L'élément terre représente moins d'un
millionième de la masse terrestre, et pourtant, avec la surface des océans, il
est le théâtre de presque toutes les transformations dont dépend la vie.
L'essence de la terre s'étend du cristallin au seuil du végétal. D'un côté de
l'échelle elle n'est pas beaucoup plus que du roc désintégré, et de l'autre
côté, elle est presque vivante.
L'essence de la terre est dynamique. Elle est constamment en transformation.
Elle s'accroît de toutes sortes de produits d'érosion : des sédiments de rochers
cristallins, de poussière déposée par les vents, de résidus organiques (humus et
terreau). Elle se nourrit de substances simples et, en retour, maintient la vie
organique de la planète. Nous savons que notre vie dépend de la terre. Les
déserts, produits par un "viol de la terre" sont un constant rappel de la
précarité du contrôle que nous avons sur la vie. Sans la vie, le sol dégénère et
perd son caractère dynamique. Sans les éléments : air, eau, anhydride carbonique
et sels minéraux, la terre meurt. Lorsque la terre est "traitée" avec des
substances incompatibles avec la structure de son essence — telles que les
divers produits chimiques que nous utilisons aujourd'hui sur une vaste échelle —
elle ne tient plus sa place dans l'harmonie universelle, et cesse
progressivement de libérer les énergies nécessaires à l'évolution de notre
planète. Nous commençons déjà à observer les conséquences d'un déséquilibre
écologique au niveau de l'essence terrestre. Si nous regardions de plus près,
nous verrions que nous violons les lois de notre propre existence, et nous
comprendrions peut-être que ce fait amène inévitablement son propre châtiment.
L'homme moderne ne tient pas compte des lois cosmiques, même lorsqu'elles lui
sont révélées. Il ne voit pas qu'il subit déjà les conséquences de son manque de
réflexion. Nous ne pouvons prétexter l'ignorance, car même si nous sommes
incapables de comprendre intellectuellement le plan universel, nous pouvons être
sensibles à son fonctionnement par les intuitions de notre conscience. Des
centaines de milliers d'hommes et de
femmes sont profondément angoissés par ce que doit subir notre terre
nourricière. Ils interprètent peut-être parfois cette détresse en termes
superficiels, mais ils font de grands efforts pour préserver notre héritage. Ils
comprennent partiellement qu'en empoisonnant la terre, nous introduisons en
nous-mêmes des poisons psychiques. C'est un fait confirmé que les pays qui
emploient un maximum d'engrais artificiels souffrent du plus grand nombre de
désordres psychiques.
Mais les gens refusent d'admettre qu'il y ait un lien de cause à effet. Ce refus
d'admettre la réalité se trouve à chaque niveau de notre engagement dans le
processus universel.
La classe suivante est celle de l'essence des plantes. Elle est statique. Elle
produit une gamme de substances extraordinairement étendue. Non seulement tous
les éléments chimiques entrent dans la vie végétale sous la forme de sels
cristallins, mais certaines plantes ont le pouvoir de synthétiser des substances
ayant un grand pouvoir sur la psyché humaine. Toute la vie sur terre, toutes les
possibilités d'expériences, dépendent des substances produites par l'essence
végétale. Nous sommes responsables à l'égard de ce merveilleux système
bio chimique qui maintient l'équilibre de l'air, de la terre et des océans, et
qui satisfait à nos principaux besoins. Alors que nous reconnaissons que la
destruction des forêts et la déperdition du plancton végétal due à la pollution
des mers — pour ne citer que deux exemples — menacent toute vie sur la planète,
nous ne voyons pas que l'humanité va payer pour toute cette destruction. Nous
commettons l'erreur terrible de traiter la nature comme une puissance étrangère,
au lieu de reconnaître que nous sommes totalement impliqués dans le bien-être de
la vie végétale sur la terre.
La sixième classe d'essence est celle des invertébrés, ou êtres à "un cerveau". Dans le schéma de Gurdjieff, ils sont indiqués comme étant la nourriture de
l'homme. Ceci est loin d'être évident, car de toutes les formes de vie sur la
terre, les animaux invertébrés occupent le moins de place dans notre
alimentation.
Nous avons plusieurs éléments d'explication. Dans les Récits de Belzébuth,
Gurdjieff affirme que sur toutes les planètes normales, l'aliment principal des
êtres à trois cerveaux est la "phosphora", c'est-à-dire le germe de blé. Les
céréales et les
fruits sont des aliments naturels. Nous avons également besoin de légumes et
de viande dans des proportions qui varient selon nos conditions de vie. Dans
tous les cas, l'alimentation est liée à la reproduction. Chez les invertébrés,
la reproduction sexuelle prend des formes très complexes, qui libèrent de
grandes quantités d'énergie sexuelle. Le niveau est le même, dans l'échelle
cosmique, que celui de l'énergie créatrice qui est l'énergie supérieure
caractéristique de la race humaine. Nous voyons donc qu'il existe une affinité
particulière entre l'homme et les êtres à "un cerveau", dont le rôle, dans
l'harmonie cosmique, n'est, par ailleurs, pas facile à déterminer. A part
quelques espèces dites "utiles", nous considérons les invertébrés comme des
ennemis et les détruisons sur une vaste échelle. La seule contrainte que nous
ayons vient de la prise de conscience que la reproduction de tous les végétaux
supérieurs dépend des invertébrés transférant le pollen d'une fleur à l'autre.
Nous ne soupçonnons même pas le lien plus important du "maintien réciproque"
qui unit l'homme à l'essence génésique dans toutes ses manifestations.
La septième classe d'essence comprend tous les animaux vertébrés, que Gurdjieff
décrit comme ayant "deux cerveaux", ce qui signifie qu'ils sont capables de
sentiments. Les animaux sont le résultat final de l'évolution naturelle. Sans
esprit créateur, ils sont nécessairement subordonnés à l'homme, mais ils
concentrent une large gamme d'énergies sensibles nécessaires à l'harmonie
cosmique. C'est pourquoi nous trouvons dans le royaume animal des expériences
sensitives analogues à toute la gamme des émotions humaines, ce qui est conforme
à la règle selon laquelle chaque classe d'essence s'étend de celle qui lui est
inférieure à celle qui lui est supérieure. Nous sommes "des animaux, dans notre
nature inférieure". Nos émotions de crainte et d'excitation, de colère, de
curiosité, de timidité et de courage, d'irritation et de contentement sont
pareilles à
celles que nous observons chez les animaux. Les sentiments vraiment "humains"
que sont l'amour, la foi, l'espérance et la conscience ne sont possibles que
chez des êtres créatifs. Malheureusement, nous avons perdu la capacité de
ressentir naturellement les émotions "positives" et leur avons substitué les
passions animales inférieures. Ceci est déjà mauvais pour notre humanité. Mais
notre destruction en masse de l'espèce animale suscite une autre conséquence
sérieuse par le fait que les énergies que celle-ci devrait libérer doivent,
d'une façon ou d'une autre, être transformées en forces positives. Étant donné
que seul l'homme possède la gamme nécessaire d'émotions, il s'en suit que
l'espèce humaine doit fournir, à la place des animaux, les énergies nécessaires
à l'harmonie cosmique. Ainsi, l'humanité se condamne inconsciemment à une
existence quasi animale. Ceci explique partiellement le comportement
effroyablement inhumain qui semble être devenu la règle à notre époque. La peur
et la colère nous mènent à la cruauté bestiale qui stupéfait ceux qui croient
encore à la noblesse de l'essence humaine. La doctrine du "maintien réciproque" de Gurdjieff est peut-être difficile à accepter dans tous ses détails, mais il
nous faut avouer qu'elle rend compréhensibles nombre de choses qui, sans elle,
resteraient inexplicables.
La pierre de touche est l'explication du destin de l'homme. Nous vivons à une
époque qui ne peut plus accepter les deux doctrines extrêmes de l'Occident, que
représentent le matérialisme dialectique et le théisme du "paradis" et de l' "enfer". L'Orient offre la doctrine de la
"libération" qui n'attribue aucune
valeur au monde matériel et rejette même la promesse de l'immortalité. La
version bouddhiste insiste sur la libération comme délivrance de la vie, et la
version soufie promet l' "Union avec l'Un". Aucune de ces versions n'offre une
signification satisfaisante à notre vie terrestre. Si nous rejetons toute vie
dans l'«au-delà", il ne nous reste plus qu'un "humanisme" naturaliste. Aucune
vision du monde ne tirant ses valeurs et sa signification que de l'expérience
humaine n'a de sens. Le monde est trop vaste (et trop passionnant) pour n'être
considéré que comme l'arrière-plan du drame humain. L'importance primordiale du
schéma de Gurdjieff réside dans le fait qu'il nous indique comment trouver une
explication cohérente "pour tout et pour chaque chose".
Selon l'explication de Gurdjieff, il y a trois genres d'êtres, totalement
différents, qui prennent forme humaine. Les premiers sont des Incarnations,
c'est-à-dire des "Individualités Cosmiques envoyées d'En Haut". Les seconds
sont des hommes et des femmes qui ont appris à vivre en harmonie avec la nature
en accomplissant leurs devoirs. (Ils sont dispensés des incidents de la vie
ordinaire. Ils sont devenus des Individualités de plein droit. Je leur ai donné
le nom de psychoteleios pour exprimer l'idée d'une psyché perfectionnée. Le
soufisme les appelle Insan-i-kamil — l'Homme parfait.) Le troisième genre
comprend la grande majorité des gens qui vivent d'une façon quasi bestiale, ou,
plus exactement, comme s'ils étaient des jouets mécaniques, n'agissant, pour
ainsi dire, que par rapport à des forces qui leur sont extérieures. (C'est la
classe psychostatique. Une possibilité leur reste de se perfectionner. Gurdjieff
insiste beaucoup sur le fait que l'homme n'accomplissant pas ses devoirs
cosmiques par ses propres "labeurs conscients et souffrances intentionnelles"
perd son âme immortelle et se trouve "détruit pour toujours" après sa mort.)
La première catégorie est à peu près semblable à l'Avatar hindou. La doctrine du
Resulallah, ou "messager de Dieu", en est la version islamique. Elle a un écho
dans le quatrième Évangile : "Il y avait un homme envoyé de Dieu qui s'appelait
Jean". Cette doctrine exprime le souci divin pour la situation difficile où se
trouve l'humanité. Gurdjieff montre explicitement comment ce souci se manifeste
par des idées créatrices, plutôt que par des interventions surnaturelles. Il n'y
a rien de très nouveau ici, jusqu'à ce que nous nous tournions vers la deuxième
catégorie d'êtres humains, en relation avec la doctrine du "maintien réciproque". Gurdjieff insiste constamment sur le fait que les mêmes services et
sacrifices par lesquels nous jouons notre rôle dans le "maintien réciproque",
transforment notre nature d'animaux pensants en celle d'individus libres, et
créent sur la terre une société en harmonie avec la nature. La nature de l'homme
est dynamique : pour être, il doit devenir. Pour devenir, il doit payer le prix
de son existence. Après quoi, des horizons illimités de réalisation cosmique
s'ouvrent à lui. Il peut devenir l'allié de confiance de la Puissance Suprême
qui gouverne le monde.
L'homme "de la Voie" est un concept familier de toutes
les religions. Les élus sont "appelés à devenir des saints". Une fois que l'on
s'engage sur le marga bouddhiste, la voie de la libération, on la suit jusqu'à
l'état de perfection. L'homme de la Voie, dans le soufisme, c'est le salik ou
chercheur de vérité. Nous avons perdu contact, en Occident, avec cette
prérogative de la plus haute importance. Nous avons vendu notre héritage contre
l'illusion du pouvoir matériel. Mais ceci est un lieu commun. La seule
particularité de l'enseignement de Gurdjieff est qu'il montre la relation entre
le perfectionnement de soi et l'accomplissement d'un devoir cosmique. "Le
labeur conscient et la souffrance intentionnelle" peuvent très bien se traduire
par "le service et le sacrifice". Ce sont les deux moyens par lesquels l'homme
est transformé, libère les énergies nécessaires au processus Trogoautoegocratique, acquiert son propre être impérissable et prépare un
meilleur avenir pour ses descendants. Ceux qui repoussent le devoir inhérent à
notre existence humaine, perdent leur nature d'être humain et "meurent comme
des chiens".
Après l'homme vient la neuvième classe d'essence que Gurdjieff appelle les "anges" et que j'ai appelé
"démiurgique" pour éviter les associations
théologiques. Dans les Récits de Belzébuth, les êtres immortels à trois
cerveaux, n'évoluant pas vers un état d'être différent, jouent le rôle important
de gardiens de l'ordre mondial. Pour accomplir leur tâche, ils ont besoin de
toute l'étendue des énergies libérées par l'essence animale et par l'humanité.
La différence est que les animaux produisent des énergies sensibles en vivant et
en mourant, alors que l'homme peut produire ces énergies par le "labeur
conscient et la souffrance intentionnelle". Ici réside la distinction entre la
vie consciente (Foolasnitamnian) et la vie mécanique (Itoklanoz). Nous devons
contribuer aux besoins du "maintien réciproque", que nous le voulions ou non.
Nous avons le choix entre une contribution consciente, "sauvant
(ainsi) notre propre âme", ou une existence automatique, ne gagnant rien ni
pour nous-mêmes, ni pour le monde, sauf par notre propre dissolution.
Le choix devant lequel nous nous trouvons est aussi crucial que celui exprimé
dans le Deutéronome, chapitre 28 : "Voici, je t'ai placé devant la vie et la
mort, la bénédiction et la malédiction, choisis donc la vie pour que toi et ta
progéniture viviez !" Mais la "vie" que nous devons à présent choisir n'est
ni la nôtre, ni celle de nos congénères, mais toute la vie. Le commandement
devient : "Prends place dans l'harmonie cosmique ou meurs !"
Le schéma de Gurdjieff ne s'achève pas à l'essence démiurgique. Dans les Récits
de Belzébuth, sont cités différents degrés de Raison objective susceptibles
d'être atteints par des êtres. Nous pouvons nous imaginer les Démiurges parce
que l'homme, dans sa nature supérieure, touche l'essence démiurgique. L'étape
ultérieure est incompréhensible parce qu'elle est dégagée des contraintes de
l'espace, du temps et du nombre. Des distinctions comme "ici" ou "là", "alors, maintenant, ou à l'avenir",
"un, deux, trois, un grand nombre", y sont
toutes inapplicables. Dans le Credo, il est dit du Christ qu'il est "né du Père
avant tous les siècles" ou "avant le commencement des temps". Les longues
disputes au sujet de l'unique ou de la double nature du Christ, de son unique ou
double volonté, de son unique ou double personne, sont toutes des conséquences
de l'utilisation de concepts qui peuvent s'appliquer à notre niveau mais n'ont
aucun sens à un niveau d'être supérieur. Dans l'Islam, on dit que tous les
messagers de Dieu sont la même personne, et qu'ils sont pourtant distincts ;
que Dieu se manifeste dans Ses messagers, mais que ceux-ci ne sont pas Dieu. Le
bouddhisme enseigne que le Bouddha n'a pas d'existence ni de non-existence, que
tous les bouddhas sont un, bien que plusieurs. Gurdjieff n'essaye pas de trouver
de meilleure formule, mais il fait seulement allusion à l'Individualité
Incarnée, vivant comme un homme parmi les hommes. Ceci ne nous aide pas à
comprendre la signification cosmique; de la volonté individuelle. Cependant,
Gurdjieff précise bien
que les "Individualités Très Saintes" ne peuvent être confondues avec la
Puissance Créatrice Suprême.
Le plan de l'Individualité cosmique est directement lié à celui de la Création
et au Maintien du monde. Dans la symbolique de Gurdjieff, ce plan est appelé "Éternel Immuable", ou, selon Belzébuth, le Trogoautoegocrate qu'il nomme aussi
parfois le "Saint-Esprit" — qui est la onzième et pénultième étape de la
Création et de la Rédemption du monde. Nous sentons la difficulté qu'a dû
rencontrer Gurdjieff pour transmettre l'idée d'un processus cosmique qui soit,
en même temps, un état d'être. Le trogoautoegocrate ne fait pas partie de la
Création, mais il est une manifestation de la Volonté divine par laquelle le
temps et l'éternité sont réconciliés. Je n'essayerai pas d'interpréter
davantage.
L'Étape ultime est celle du Créateur Infini, que Gurdjieff appelle aussi le Père
et le Sauveur du monde. Sa Raison est infinie et lui permet d'accomplir
l'impossible tâche de créer un monde évoluant dans l'espace et le temps sans
être soumis à la dégradation, et dans lequel puissent surgir des volontés
indépendantes fournissant le seul élément manquant : un mode d'être qui, bien
que fini, puisse parfaitement concorder avec l'Être et la Volonté infinis.
Gurdjieff instructeur
L'être humain
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