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S K A W I N S K A |
Véronique Skawinska
Rendez-vous sorcier avec Carlos Castaneda
En 1985 Véronique Skawinska est chargée par Aimel Helle (Dominique Aubier) de rencontrer Carlos Castaneda et de lui délivrer un message. Aimel Helle est une personne très convaincante, elle explique le rôle de la Catalina et laisse entendre que c'est elle. Elle interprète le vol de la voiture de Véronique à sa façon. De manière générale elle interprète les évènements comme autant de signes permettant de prendre des décisions. Elle assure à Véronique qu'elle est la Carol du Feu du dedans. A Los Angeles elle doit trouver Carlos. Finalement la rencontre a lieu, elle peut remplir sa mission et transmettre le document d'Aimel Helle. Une seconde rencontre devait avoir lieu mais le rendez vous fut annulé. Au retour Aimel lui explique son rôle de tenon.
p144 à 160 - Dans l'obscurité, on se serra les mains. Présentations. Bienvenue. D'emblée, un ton chaleureux s'établit, prouvant que nos visiteurs venaient avec plaisir. La pénombre m'empêchait de voir en détail leurs visages. Trinity avait ouvert la route d'un pas dansant. Hedy et Margarita la suivaient. Je marchai à gauche de Carlos Castaneda. Je sentais sa présence comme une sorte d'ombre forte. Il me fallait lui parler. Mais que lui dire Je n'étais pas émue, j'étais vide. Étrangement vide. Au prix d'un effort considérable je réussis à marmonner quelques mots.
- Je suis très heureuse que vous soyez venu.
Je le regarde tout en marchant. Il n'est pas très grand, à peu près de ma taille. Son teint est basané sous les cheveux courts et noirs. J'avale ma salive. Je devrais dire tout de suite des choses importantes. Impossible. Il se montre plus libre que moi, décontracté, installé dans l'aventure initiatique.
- Personne ne m'a jamais trouvé, dit-il d'une
voix douce. Il parle un excellent américain, sans aucun accent étranger. J'enregistre comme en rêve le timbre de sa voix. Le bruit de l'étonnement y est clair.
- Je ne faisais que passer à Los Angeles. Je repars demain. Le fait que vous m'ayez trouvé est tout à fait extraordinaire. J'ai compris que c'était un dessein du pouvoir. C'est pour cela que je suis venu tout de suite. Il a bien raison de se justifier. Je ne m'attendais pas vraiment qu'il se déplace, qu'il se porte lui-même à ma rencontre. Mais ce n'est pas la surprise de le voir là, à mon côté, affable, aimable, marchant de son pas à la fois vif et feutré, qui m'assomme. Cela vient de moi, de l'intérieur. J'ai l'impression très nette que je ne pourrai rien lui dire qui vaille. Une sorte d'anesthésie intérieure me rend incapable de trouver les mots qui s'imposent.
Aimel Helle hocha longuement la tête quand, devant lui rendre compte à elle la première, de tous mes faits et gestes, je me sentis obligée de lui avouer qu'un creux bizarre m'avait altéré l'esprit, au point que les premiers moments de la rencontre avaient été, en ce qui me concerne, d'une banalité épouvantable. Cette fuite des mots correspondait à une sorte d'insensibilité soudaine. J'étais neutralisée. Pourtant - et je m'évertuais à en convaincre Aimel Helle - j'avais préparé des formules dignes d'exprimer l'importance que je la savais accorder à l'événement. Et m'entendre dire bêtement :
- Vous avez raison. Je vous en remercie.
Devoir lui confesser que je n'avais pas trouvé mieux, alors que Castaneda, lui, se référait au pouvoir et donnait à sa visite le sens essentiel qu'elle devait avoir.
- Lui, il n'avait pas à subir un grand changement de situation, commenta vivement Aimel Helle. Tandis que vous, ma pôvre! Savez-vous ce qui vous est arrivé? Il vous est arrivé une chose extraordinaire. Ce vide, ce silence, cette anesthésie, d'où croyez-vous qu'ils venaient? N'importe qui à votre place aurait enregistré les mêmes effets. Mais si je vous dis tout de suite de quoi il s'agissait, c'est moi qui vais languir. Alors que s'est-il passé ? Et puis, non. Il faut que je vous montre à quel point la Connaissance est incisive. Si je vous laisse me raconter par le menu, vous croirez que j'analyse après coup. Je préfère vous épater. Vous êtes quelqu'un à qui il faut administrer des roustes explicatives qui laissent des traces, comme des coups de martinet. Sinon, vous trouvez tout naturel. Baissez votre chemise que je vous bastonne le dos. Ce qui s'est produit, ma chère, c'est que vous êtes passée de l'état d'influx électrique à celui de médiateur chimique. C'est ainsi que les transmissions s'opèrent en nous. Vous savez que les synapses ne se touchent pas. Il existe un espace de séparation entre leurs terminaisons. Eh bien, vous arriviez à cette situation-là.
Ne comprenant rien à l'analogie, ébahie, je suivais d'un regard incrédule les gestes qui dessinaient dans l'air les repères biologiques.
- Vous étiez en face de Castaneda comme une terminaison nerveuse ayant le devoir impérieux de transmettre son signal et devant pour cela changer totalement de moyens. L'électricité du voyage s'éteignait. Il fallait passer à la chimie du discours. Veuillez considérer que je ne parle pas par image. C'est profondément ainsi que les choses se passaient, dans le cerveau de la vie. Vous veniez de parcourir une longue fibre nerveuse, une fibre qui n'avait encore jamais été éveillée et vous aviez eu tout le feu nécessaire pour l'ouvrir. La perforation était faite. Restait à agir. Et l'action à mener était d'ordre chimique. Plus électrique. De là, le vide que vous avez ressenti.
- Je ne comprends pas. Où se trouve la différence?
- Tant que la transmission de l'influx se fait le long du nerf, l'électricité nerveuse déplace le signal sans barrage. En fin de parcours, le signal d'agir doit passer au muscle. L'influx électrique déclenche la sécrétion du neurotransmetteur, lequel, libéré, se diffuse vers l'organe visé. C'était le boulot que vous aviez à faire. Devenir un neurotransmetteur là vous n'aviez été qu'un voyageur électriquement convoyé.
Je fis une révérence, à la fois peu flattée par cette savante comparaison et en même temps stupéfaite que l'on puisse vivre avec autant de précision les données du modèle absolu. Fonctionner exactement comme une cellule nerveuse, ni plus ni moins, cela m'apparaissait inimaginable en même temps que logique. Aimel Helle m'assenait avec sérénité une leçon qui m'époustouflait. Pour elle, cela semblait simple. Pour moi, c'était une découverte. Et quelle découverte! Différentes admirations s'emmêlaient en moi, qui me faisaient confondre la personne ayant le brio d'expliquer clairement ce que j'avais vécu et le génie créateur qui avait ainsi disposé les choses.
Et elle, sans me laisser le temps de bailler trois mots :
- Quand l'événement se produit au niveau des synapses, dans nos nerfs, cela va si vite que l'on n'a pas le temps de s'en apercevoir. Mais quand les synapses sont de l'ordre de la rencontre humaine et les médiateurs de l'ordre de la parole, cela dure un temps suffisant pour qu'on puisse, avec un peu de finesse, l'enregistrer... Naturellement, le message a pris le temps de se former. Pour continuer à vous épater, bien que je n'aie pas l'impression d'y réussir, je puis vous dire que l'accroissement de votre teneur en acétylcholine verbale s'est faite en deux temps. Et que le premier vous a paru d'une durée interminable, d'une inefficacité totale. Maintenant que je vous ai donné le schéma, racontez. Je suis sûre que les choses se sont passées sur ce rythme.
Que pouvais-je rétorquer? Je m'en étais bien aperçue. L'idée était nette en moi que je devais accomplir une véritable mission, transmettre à Castaneda un message de très haute importance. Mais si convaincue que j'en fusse, je n'appréhendais en moi ni le texte de ce message ni l'état psychologique qui m'aurait permis de le réinventer. Je regardais Carlos Castaneda, m'effaçant pour le laisser pénétrer dans l'appartement. Il me priait de passer la première. Nous sommes restés quelques minutes debout près du canapé, mesurant l'un dans l'autre un puissant impondérable. Je me suis entendue lui dire avec une assurance très extérieure
- Il est heureux que les choses se soient passées rapidement car je reste moi aussi très peu de temps à Los Angeles.
C'était d'une banalité exténuante. (Aimel Helle se tordait de rire. Que pouvait-elle imaginer comme cause corticale à ma stupidité?) Carlos Castaneda feignait peut-être de ne pas s'en apercevoir.
- Quand êtes-vous arrivée? s'informait-il avec une minutie qui me rappela Aimel.
C'était une question qu'elle aurait posée elle aussi. Le fait de surprendre une intention initiatique derrière ce qui semblait une simple courtoisie me rendit un peu de tonus.
- Il y a trois jours.
- Et vous m'avez localisé en trois jours?
Là encore, j'identifiais une réaction qui aurait été celle d'Aimel Helle.
- Il le fallait. Je suis venue pour vous.
C'était mal dit. Il allait croire que j'apportais la curiosité de tout le monde, que j'étais une groupie.
- Vous allez être déçue. Les gens qui me rencontrent sont toujours déçus. Je ne corresponds pas à l'idée que l'on se fait de moi. Je n'ai rien à vous apprendre.
- Ce n'est pas pour vous interroger que je suis venue.
Il me fallait choisir mes mots, frapper aussi direct et juste que possible. Me souvenant d'un conseil d'Aimel Helle, de ne jamais imposer aucune directive de comportement, je me contentais de l'encourager à choisir lui-même son siège. Il s'assit dans le fauteuil près de la fenêtre. Margarita prit place sur le canapé du côté de la porte. Je m'installai à sa droite, face à Carlos, de l'autre côté de la table basse. Hedy occupa le fauteuil restant et notre Bouddha s'assit par terre en tailleur entre sa mère et le sorcier.
La conversation devait durer trois heures. Ni lui ni moi n'avons pris des notes. J'aurais dû l'enregistrer. S'y serait-il prêté? Certainement pas. Au moment de reconstituer le dialogue, à l'intention d'Aimel, je retrouvais l'impression étrange que l'essentiel de mon voyage ne consistait plus à parler. Pourtant, il fallait bien que je l'informe de la suite que Mme Helle entendait donner aux enseignements de don Juan. C'était le plus difficile.
- Bah, devait-elle commenter avec son éternel sang-froid. Vous aviez plus envie de vous défiler que de parler de mes projets.
- Non, protestai-je, j'avais plutôt l'impression que puisqu'il était là, c'était suffisant.
- D'une certaine façon... acquiesça-t-elle, d'une certaine façon cela suffisait. Mais ç'aurait été perdre l'essentiel de l'occasion. Et ça, ma petite, je ne vous l'aurais pas pardonné.
Peu à peu, je reprenais non pas mes esprits mais mon animation intérieure. Comme si le sang se remettait à circuler après un évanouissement. Le sentiment que cette rencontre n'était pas l'épisode le plus marquant de cette aventure cédait la place à la gaieté d'en vivre tout de même l'anecdote. Après tout, c'était unique, ce moment sorcier. Carlos Castaneda était là, avec tout le poids de don Juan sur ses épaules. Et moi, j'étais face à lui, avec toute la responsabilité dont Aimel Helle m'avait investie. Le face-à-face entre Castaneda et moi n'était que le bas-relief d'une situation plus monumentale qui se jouait en fait entre don Juan et Aimel Helle. Les deux initiés véritables se rencontraient à travers nous. Mais pourquoi moi? J'eus le sentiment aigu de n'être pas à la hauteur de la situation de légende qui ouvrait son espace autour de nous.
- Prête à ficher le camp de nouveau? intervint sévèrement Aimel. Est-ce donc si extravagant de vivre ce qui est normal?
Hedy, maîtresse de maison accomplie, offrait des boissons. L'adorable Trinity monopolisait l'attention de nos invités. J'en profitais pour observer Carlos Castaneda. Brun, compact, vif, dans son costume en velours côtelé beige clair, veste déboutonnée sur une simple chemise blanche à col ouvert. Dense. Sous la coupe stricte des cheveux noirs, le regard noir-rouge était d'une intensité à la fois rapide, concentrée et explosive. Les traits épais, la peau basanée, n'avaient rien de bien frappant. J'étais surtout sensible à ce qu'il y avait en lui de bondissant, de puissamment animal. Râblé, court, épais, on l'aurait trouvé banal s'il n'y avait ces vitesses intérieures tellement visibles. Son corps ramassé aurait évoqué la panthère prête à sauter sur sa proie s'il avait été plus gracile. Je cherchais vainement la ressemblance avec la bête qui aurait pu être son totem. Il était gai, plein d'humour, si prompt à rire, si plein de rires et d'éclats, si pétillant en même temps que sombrement fort que je ne trouvais pas d'analogie valable. Difficile de lui donner un âge. D'après mes calculs, compte tenu des dates qu'il donnait dans ses livres, j'estimais qu'il devait aller sur ses cinquante ans. Dans ce cas, il portait beau l'allègre maturité des universitaires et des artistes. Il avait sûrement un chromosome indien.
Je me surpris à penser avec les mots et les idées d'Aimel Helle. Il me fallait retrouver les exégèses directrices dont elle m'avait littéralement entouré l'esprit comme autant de bandelettes. Il importait avant tout que je me souvienne de l'épisode du Feu du dedans, prémonitoire de cette rencontre. J'aurais dû en tirer des éléments pour mener le dialogue. Impossible. J'en connaissais pourtant le texte par cœur. La seule chose qui consentait à réapparaître, c'était l'image des lieux. En lisant, je m'étais représenté le salon où Carol rencontrait Castaneda. Je fus soudain frappée par la ressemblance. A quelques détails près, la maison d'Hedy correspondait aux données qui avaient été vues comme en rêve par l'homme qui était en face de moi. J'avais envie de le lui dire. Tout y était : le jardin devant la maison moderne, l'allée de graviers, la grande pièce meublée d'un canapé et de fauteuils assortis - il les avait vus grenat, ils étaient marron. La jeune femme en tailleur vert l'avait accueilli debout près du canapé - je m'étais placée ainsi tout à fait inconsciemment alors qu'il pénétrait dans la pièce. C'était la posture indiquée dans le texte où il racontait la vision de ce qui était en train de se produire. Quel impact ce souvenir pouvait-il avoir en ce moment sur sa conscience? Aucun sans doute, et cela me parut normal : il ne savait pas encore ce que je venais faire.
- Bien, dis-je lorsque tout le monde sembla prêt. Comme je l'ai expliqué au téléphone à Margarita, je suis venue spécialement de Paris afin de vous remettre un message. Vous l'avez compris, il s'agit d'un dessein du pouvoir. La personne qui m'envoie se nomme Aimel Helle. C'est un être de Connaissance. Cette femme, don Juan l'a connue, bien qu'il ne l'ait jamais rencontrée. Il l'a appelée Catalina.
- Catalina?
Il bondit dans son fauteuil.
- Catalina est une sorcière qui vit au Mexique. Je la connais très bien.
- Peut-être, répondis-je, mais, dans l'esprit de don Juan, cette sorcière symbolisait une autre personne. Votre maître s'est servi d'elle pour vous faire percevoir et prévoir l'existence de l'autre. Elles doivent même se ressembler. En tout cas, je le crois, moi qui ai lu vos livres et qui connais l'autre. Simplement, ma Catalina à moi vit en Europe.
J'étais dans mes petits souliers d'avoir à dire des choses pareilles. Je redoutais de faire un faux pas et le danger était réel.
- Que racontez-vous là? intervint Margarita, qui était assise à ma gauche.
Gentiment goguenarde, elle avait l'air de considérer mes dires comme des élucubrations qui, tout au plus, l'amusaient. Elle riait doucement.
- Catalina est une redoutable vieille femme mexicaine. Nous la connaissons.
- Mais tout ce que vous avez vécu avec don Juan était d'essence symbolique, vous le savez mieux que moi. Don Juan disait que vos états de conscience accrue préfiguraient des événements de votre vie. Je ne vous apprends rien. Il savait qu'un jour viendrait où vous rencontreriez une guerrière remarquable. En prévision de cette rencontre, il vous a mis en présence de la sorcière Catalina. Ne tourne pas le dos à cette femme, sacré nom ! Il vous l'a bien recommandé.
J'essayai de trouver le ton juste entre la modestie, le respect et la conviction. Je m'efforçais d'avoir le langage adéquat, un langage à cheval entre le vocabulaire de Castaneda et celui d'Aimel Helle. Ce n'était pas facile. Le clivage qui séparait les modalités de pensée d'Aimel Helle de celles que Castaneda avait héritées de don Juan m'apparut dans toute sa puissance. J'en avais été prévenue. " Faites attention. Le discours symbolique n'est pas le discours explicatif. Castaneda est habitué à l'expression allusive. Il ne l'est sûrement pas au type de Connaissance que je propose. Entre ces - deux registres, l'incompatibilité risque d'être pour vous douloureuse." Je la ressentais bigrement, cette incompatibilité. Selon ce qui m'avait été enseigné, cet homme avait été introduit dans le système initiatique par des moyens symboliques. Ne le savait-il pas? Je n'avais pas l'aplomb intellectuel nécessaire pour le lui signifier. Il aurait fallu avoir l'envergure et l'autorité d'une Mme Helle pour lui faire comprendre la différence entre la femme mexicaine qui avait servi de support symbolique et celle véritablement visée par don Juan. Une Catalina représentait l'autre, celle avec laquelle il aurait réellement à pactiser. Toutes choses qui m'apparaissent claires maintenant, qui l'étaient d'une certaine façon dans mon esprit à ce moment-là, mais qui n'avaient pas pour autant trouvé le chemin de l'élocution. J'avais la gorge serrée. C'était moi qui, aux yeux de mon interlocuteur, subissais l'examen. J'étais jugée. Par l'homme Castaneda. Et plus rigoureusement encore que par lui, par ce qu'il appelait le pouvoir, par l'invisible. Il me fallait à tout prix passer le test. Faire accepter ma présence comme un événement sérieux par l'un. Montrer à l'autre qu'il n'avait pas choisi en moi un agent de liaison incapable. Je n'avais pas droit à l'échec.
Le regard de Margarita naviguait entre son ami et moi. Elle semblait curieuse, plus attendrie qu'agacée par ma maladresse qu'elle estimait sans doute pure naïveté. Brune, un peu épaisse, la quarantaine décontractée, elle appartenait au même type physique que son compagnon. Mais elle était plus douce et posée. Sur une longue jupe en coton indien à ramages violets, bleus et magenta, elle portait une blouse dans les mêmes tons. Ses longs cheveux noirs émaillés de quelques fils d'argent flottaient librement sur ses épaules.
- Aimel Helle a réalisé un travail capital pour la Connaissance, continuai-je. Pour elle, comme pour vous, le système de la Connaissance est unique et absolu. Son œuvre consiste à en fournir la preuve rationnelle. Ayant étudié toutes les traditions et toutes les sciences, elle est en mesure de démontrer leur convergence. La science peut désormais servir à expliquer la Connaissance.
Castaneda sauta sur son siège, indigné.
- La science? Mais la Connaissance n'a rien à voir avec la science! La Connaissance, c'est tout ce qui n'est pas la science, justement!
- Vous ne pouvez pas nier que la science existe, qu'elle a une utilité, qu'elle est le critère de la rationalité...
Il me coupa.
- Rationalité. Vous avez dit rationalité. C'est bien de cela qu'il s'agit. La Connaissance n'est pas fondée sur la rationalité.
- Don Juan n'était-il pas impeccablement rationnel? Vous même l'avez constaté. Vous l'avez écrit. C'est avec la rigueur et la rationalité scientifique qu'Aimel Helle explique la Connaissance.
- La Connaissance ne s'explique pas, rétorqua-t-il fermement.
- Mais notre monde moderne, l'Occident, a besoin d'explications. Il fonctionne sur l'explication rationnelle. Si on ne la donne pas, la Connaissance n'a aucune chance de passer.
Visiblement, les mots science et rationalité l'avaient agacé au plus haut degré. Allais-je perdre la bataille pour deux mots? Il protestait avec vivacité et conviction. Pour lui, la Connaissance s'acquiert par l'apprentissage de la sorcellerie. Le chemin du guerrier peut seul mener à sa maîtrise. Il faut vivre impeccablement, accumuler du pouvoir et ne pas chercher à expliquer ce qui ne saurait l'être. Il estimait clairement l'explication comme impossible. Là encore, l'incompatibilité se glissait entre nos convictions. Il se référait aux critiques que lui adressait don Juan lorsqu'il abordait les enseignements initiatiques avec l'état d'esprit d'un homme de science soumis à l'expression objective. Je m'appuyais sur l'expérience que j'avais des enseignements d'Aimel Helle. Ils différaient totalement de ceux de don Juan, quoique disant les mêmes choses, par là où justement ils atteignaient le niveau édifiant, celui de l'explicable, de l'intelligible, du compréhensible. Toutes choses qui, pour mon interlocuteur, étaient insolubles, inimaginables, interdites! Pourtant, c'était bien cela que j'étais venue lui annoncer.
La conversation prenait un tour désespérant. Comment dire à un homme dont je respectais profondément le talent, le travail et le courage et qui détenait des savoirs extraordinaires, que l'explication n'était pas de son ressort? Il ne s'agissait pas de le lui reprocher. Aimel Helle avait été formelle sur ce point. " Ne le faites surtout pas rougir d'être ce qu'il a été. Il n'y a aucune insuffisance à être le héros de la phase qui se propose. Il a eu la chance d'agir en premier. C'est l'étape géniale. Celle sans laquelle, ensuite, il n'y aurait pas de mémoire. Ne la minimisez pas. Mais soyez tout de même assez forte pour lui faire entendre qu'une suite arrive. " La suite qu'avait prévue don Juan. Et cette suite ne pouvait qu'être l'explication complète. Don Juan le lui avait dit: Toi et moi, nous sommes appelés, d'une façon ou d'une autre, à nous adonner à l'explication. C'était écrit en toutes lettres, dans Le Feu du dedans à la page 59. Cette phrase, je l'avais apprise par coeur, certaine d'avoir à m'en servir. Comme un fait exprès, voilà qu'elle s'échappait de ma mémoire, n'y laissant qu'une empreinte seulement bonne à me rappeler que j'en connaissais le mot à mot.
Il aurait fallu avoir la langue prompte. Citer des passages entiers, les lire à la façon d'Aimel Helle, faire l'exégèse d'une expérience qui était tout de même la sienne. Je ne savais comment m'y prendre pour en venir à l'essentiel. Lui faire admettre que don Juan savait parfaitement que l'explication définitive allait venir d'une femme occidentale.
Je voyais bien que mes arguments ne touchaient pas leur but dans l'esprit de mon interlocuteur. Je me rendais compte qu'il ne pouvait pas les assimiler. Aimel Helle m'avait avertie de ne pas pousser mes affirmations au-delà d'une certaine bande sensible qu'elle laissait à mon appréciation. Je savais - elle me l'avait clairement montré - que Castaneda ne possédait pas les clés du système de la Connaissance. En dépit de son expérience, il demeurait naïf. Depuis vingt-cinq ans, il parlait de " voir ", mais il ne regardait que le premier degré du réel. Au début de son apprentissage, don Juan disait qu'il était "bouché". Je m'attendais qu'il ait évolué. J'étais certaine que lorsque je lui proposerais l'explication, il la recevrait avec joie. C'était beaucoup présumer de mes forces. Pendant une heure et demie, j'ai appliqué toutes mes capacités de délicatesse, de diplomatie, de raisonnement et de logique à essayer de dessiner la position d'Aimel Helle. Je parlais aussi bien que je pouvais de la nécessité d'actualiser la Connaissance. En vain. De temps à autre, je jetais un coup d'œil vers Hedy. Sans mot dire, elle observait la joute qui se déroulait dans son salon. Saisissante impression tout de même. Tout se passait dans une atmosphère amicale, plus encore, affectueuse. Aucune animosité n'accompagnait nos échanges. Castaneda bondissait joyeusement, même lorsqu'il n'était pas d'accord. Margarita souriait avec amusement. Trinity dessinait. Moi, je commençais à perdre courage. La rencontre que j'aurais voulue " au sommet " tournait gaiement au dialogue de sourds.
J'étais désolée. Quoi? Carlos Castaneda, en chair et en os, plus vrai que dans ses livres, était assis en face de moi dans un grand fauteuil marron qui contenait avec peine ses débordements. J'avais traversé l'Atlantique et l'Amérique pour lui remettre un message essentiel concernant l'avenir de la doctrine dont il avait le premier exposé les principes. Cinquante feuillets attendaient sur la table de passer entre ses mains afin de lui fournir un échantillon de ce qui allait se passer. Et je ne voyais pas venir le moment où la liaison s'effectuerait. Je me sentais comme un facteur qui ne trouve pas la personne à qui remettre sa lettre recommandée. Inconnue à l'adresse indiquée...
En outre, j'étais désolée pour lui. Maintenant que j'œuvrais sur le terrain, je mesurais la distance qui séparait nos niveaux de compréhension. Elle tenait au caractère de nos apprentissages respectifs. Don Juan avait donné à son disciple une description symbolique du système initiatique, dans sa version indienne. Aimel Helle s'élevait au-dessus de tous les particularismes et atteignait, décrivait le système sous une forme non seulement intelligible mais, j'ose le dire, universelle. Il y allait entre nous d'une différence comparable à celle entre un paysan qui visite une ville et un citadin qui s'en va respirer l'air à la campagne. Le premier se perd dans le dédale des rues. L'autre se retrouve dans la pleine nature. J'étais à l'aise avec la pensée de don Juan. Castaneda, lui, n'était pas du tout disposé à accepter celle dont je lui décrivais les mérites.
- Vous lui décriviez quelque chose que vous ne possédiez pas. Il était excusable, observa Aimel Helle.
- Je croyais que cela tenait à la manière dont chacun de nous avait abordé la Connaissance.
- Ne vous comparez pas à Castaneda. C'est pour le moins prématuré.
Pour me former, en toute hâte, Aimel Helle m'avait soumise à des contraintes d'ordre intellectuel. Il fallait suivre la logique d'une idée même si on ne la connaissait pas en détail. Au début, cela me terrorisait d'avoir, par exemple, à trouver sans me tromper, une citation dont on ne me disait que l'idée générale. Il me fallait traquer sur l'étagère en maçonnerie qui courait au mur de son bureau le volume exact du traité de zoologie où il était vraisemblable de trouver tel ou tel renseignement dont j'ignorais l'existence, cinq minutés plus tôt. De gros tomes spécialisés remplaçaient les déserts où don Juan emmenait Castaneda à la chasse. Cet entraînement ne m'avait pas fait les cuisses ni renforcé le cœur mais il m'avait musclé la comprenette. C'était comme domestiquer l'intuition. Peu à peu s'était dessiné dans mon esprit le modèle sur lequel se structurent les cycles.
Grâce à Dieu, j'eus soudain dans l'esprit l'image du modèle absolu. Le schéma! Il fallait penser au fameux schéma préconçu auquel don Juan ajustait toutes ses pensées. Voilà ce dont il me fallait parler! D'ailleurs, les cinquante pages traduites en anglais qui se trouvaient sur la table ne traitaient de rien d'autre. Ce schéma, Carlos Castaneda en parlait, par hasard, mais il ne le connaissait pas. Je venais pratiquement lui en faire cadeau. Se pouvait-il qu'il le refuse, ne comprenant pas de quoi il s'agissait? Je venais lui apporter ce dont il avait besoin, ce qu'il réclamait. Il ne le voyait pas.
Je l'écoutais.
Il parlait de sa peur. Il évoquait les terreurs subies sur le chemin de la Connaissance. Il avouait le stress auquel les sauts dans l'inconnu l'avaient soumis. Il avait eu peur, il avait encore et toujours affreusement peur.
- Don Juan m'a laissé la responsabilité du clan des huit guerriers. Je dois les conduire à quitter le monde, brûlés comme lui par le feu du dedans. Et je viens d'avoir la preuve de mon échec. L'un d'entre eux est mort. Il est mort comme un chien.
- Qui est-ce? demandai-je.
- Je ne peux vous le dire. C'est arrivé lorsque Florinda est partie. Nous avons tous ressenti son départ comme un arrachement. Mon ventre s'est déchiré. Les parois internes de mon abdomen ont explosé. J'ai dû être hospitalisé. D'ailleurs, je sors de la clinique. Vous comprenez, moi, j'ai peur. J'ai peur de ne pouvoir accomplir ma mission. J'ai peur de ne pouvoir les mener au feu du dedans. J'ai peur que nous ne mourions tous comme des chiens. Le feu du dedans est mon but. Si je n'y parviens pas, j'aurai tout raté.
Il était émouvant. J'étais étonnée qu'il consente si simplement à parler de lui, en des termes pareils. Étrange aussi, qu'il n'éprouve aucune tristesse à raconter des choses tragiques. Une énergie incoercible, pareille à celle qui exaspère les adultes chez les enfants, dépassait de sa surabondance toute autre disposition psychique. Prenait-il la mesure de ce qu'il disait? A sa place, mes tripes se seraient tellement nouées que j'en serais restée muette.
- Le feu du dedans, demandai-je. Don Juan s'est volatilisé?
- Il n'a pas même laissé ses chaussures.
Un silence bref mais profond coupa le dialogue en deux. J'eus le sentiment qu'une minute de silence officielle venait de saluer le départ de don Juan. Et curieusement, je me sentis de l'autre côté, placée dans une perspective nouvelle où les échanges pouvaient recommencer.
- Je comprends que vous ayez eu peur. Votre courage est admirable. C'est terrifiant de sauter dans l'inconnu lorsque l'on n'en possède pas la carte.
- C'est tout le problème. Personne ne la possède, cette carte.
- Mais c'est précisément ce que j'essaie de vous dire depuis le début de notre conversation. Cette femme, Aimel Helle, celle qui m'envoie vers vous, celle que don Juan appelle la Catalina, eh bien, elle, la carte de l'inconnu, elle l'a.
- Si quelqu'un détenait la carte de l'inconnu, j'irais la chercher à l'autre bout du monde.
- Alors, venez. Venez en Espagne, hurlais-je presque, d'un coup surexcitée. La carte de l'inconnu, Aimel Helle la possède. C'est parce qu'elle l'a et qu'elle s'en sert que j'ai réussi à vous trouver. Cette rencontre, elle est indiquée sur la carte.
Je frappai de ma main droite ouverte les feuilles manuscrites sur la table. Les mots trouvaient sur mes lèvres une agilité suraiguë.
- Je ne peux pas vous dire de quelle façon. Il s'agit d'un rendez-vous signalisé. Don Juan descendait toujours des montagnes pour vous rencontrer lorsque vous débarquiez au Mexique. Il vous attendait. Comment procédait-il pour être toujours à l'heure et à l'endroit adéquats? Il utilisait sa carte. Le schéma préconçu, comme vous dites. En moins de six mois, Aimel Helle m'a appris le minimum indispensable pour que je me laisse guider vers vous. Comme don Juan, j'ai suivi les signes. Pas des corbeaux. Entre Paris et Los Angeles, on trouve d'autres porteurs de présages. Ô Carlito! Je suis si heureuse!
Était-ce d'avoir parlé du modèle absolu? Le climat entre nous s'était brusquement ensoleillé. C'était la fraternité. Un même élan nous souleva. Ce fut pour tomber dans les bras l'un de l'autre.
L'argument clé, c'était la carte. C'était la carte qui nous faisait nous embrasser, l'idée qu'elle existait, qu'elle nous avait réunis.
- Carlito ! It's been so long... Cela fait si longtemps...
Une émotion m'exaltait, venue de très loin. Une paix liquide et chaude coulait dans mes veines, m'emplissant de bonheur. C'était comme un retour au bercail après la traversée du désert. Home. I was home. J'étais chez moi. L'euphorie nous gagnait tous. Tous, nous étions debout à sourire, à nous embrasser et à nous congratuler les uns les autres. Hedy et Margarita. Margarita et moi. Moi et Hedy. Hedy et Carlos. Et Trinity qui dansait en chantant " Car.Los. Cas. Ta. Ne. Da. Car. Los. Cas. Ta. Ne. Da... ". Au-dessus de nous, je croyais voir planer le sourire d'Aimel Helle.
En un clin d'aeil, pour un mot, tout avait basculé. Il avait suffi de dire " carte de l'inconnu " pour que la situation se renverse. Carte de l'Inconnu. Map of the Unknown.
- Carlito, dis-je, pressant sa main dans les miennes, dès que vos livres sont parus, j'ai commencé à vous lire. Je ne comprenais rien mais, spontanément, je ressentais une grande sympathie à votre égard. J'ai toujours admiré votre cran. Vous aviez si peur, don Juan vous traitait si férocement et, cependant, vous avez continué. Ni la souffrance ni la peur ne sont parvenues à vous détourner du chemin. Vous êtes un vrai guerrier. A votre place, jamais je n'aurais résisté. Pour moi, c'est beaucoup plus facile. Aimel Helle donne la carte et, en outre, elle l'explique. Je vous ai apporté un texte. C'est l'introduction d'un ouvrage dans lequel elle explique le système de la Connaissance. Elle y montre comment, dans les enseignements de don Juan, elle a reconnu le schéma qu'elle-même utilise. La grille dont se servent tous les grands initiés.
Je lui tendis le dossier qui attendait son heure sur la table basse. Il le prit, s'assit, le posa sur ses genoux et le couvrit des deux mains.
- Je vous remercie. Je le lirai.
C'était fait. La jonction était établie. Le pouvoir avait agi. Nous étions libres. A bâtons rompus, nous avons continué la discussion. Questions et réponses fusaient sans méfiance. Je donnai quelques indications sur Aimel Helle et racontai ma vie. Je lui dis qu'Aimel vouait une grande et chaleureuse admiration à don Juan. Lorsque je lui demandai s'il savait lire
- Qui? Don Juan?
Il éclata de rire. Don Juan était un homme très cultivé qui parlait un anglais impeccable et venait régulièrement à Los Angeles où il assistait à des conférences.
- Mais vous dites qu'il vous parlait en espagnol?
- Tiens, mais j'y suis allé il y a quelques mois en Espagne !
Il me confia qu'il voyageait beaucoup, tant aux États-Unis qu'en Europe, mais qu'il passait le plus clair de son temps au Mexique. Sans doute y était-il le jour du tremblement de terre. Me laissa-t-il entendre qu'il en était parti, à cause, précisément, de ce désastre? Je ne puis jurer qu'il l'ait dit. Mais je suis certaine de l'avoir compris. Il portait des sparadraps sur les doigts comme quelqu'un qui aurait été blessé. Depuis le début, flottait en moi l'idée qu'il avait été surpris par le séisme dans la région de Mexico. C'était là une perception importante mais l'idée ne m'est pas venue de lui demander. Étonnamment, il parlait volontiers de lui-même, comme quelqu'un qui ne redoutait pas de raconter son histoire personnelle. J'appris ainsi qu'il était d'origine brésilienne, du signe du Capricorne et qu'il s'entendait très bien avec les femmes nées sous le signe de la Vierge ce qui est mon cas.
Pour conclure, il dit qu'il ferait son possible pour me rejoindre chez Aimel Helle, en Espagne, au mois d'octobre. Pour cela, il fallait qu'il soit en mesure de laisser son clan de disciples. Il ne pouvait pas prévoir à quel moment exact cela se produirait. Mais il tenait à me revoir avant mon départ. Il allait changer ses plans. Il devait quitter la Californie le lendemain.
Il remettrait son départ. Il nous proposa de dîner ensemble au restaurant le samedi soir. Il me remercia pour avoir fait le voyage, prit le manuscrit sous le bras et m'embrassa en promettant de le lire d'ici samedi.
Nous les avons reconduits jusqu'au parking. La voiture s'éloigna. Trois mains féminines battaient le même au revoir dans la nuit. Il était vingt-deux heures.
Hedy m'entoura les épaules de son bras.
- J'ai eu chaud, dit-elle. Il y a eu un moment où j'ai cru que cela allait mal se terminer.
- Moi aussi. Mais ça y est. Ouf! Merci à vous deux.
- Carlos Castaneda est très gentil, dit Trinity.
Le rendez vous annulép166 à 168 - A seize heures trente, ponctuelle au rendez-vous, je m'apprêtais à tourner à gauche lorsqu'un immense camion jaune m'interdit l'accès à l'allée qui menait à l'aire de stationnement. Une décharge hormonale me brûla les veines. Pour moi, les camions jaunes représentent Aimel Helle. Camion, parce qu'en tant que véhicule, Aimel a bien droit aux cinq tonnes; jaune, parce que sa voiture était jaune. Sur le flanc de l'énorme semi remorque bouton-d'or, était inscrit en grosses lettres noires
CORROSIVE.
Corrosive. Qui était corrosive? Aimel Helle? La Connaissance? La littérature que j'avais remise à Castaneda? Mais c'était évident. Que n'y avais-je pensé plus tôt! Ces pages dégageaient des vapeurs sulfureuses. Ces cinquante pages traduites en anglais démontraient que l'homme de Connaissance qu'était don Juan utilisait à chaque instant une table de critères précise. Carlos Castaneda n'avait rien compris au système de la sorcellerie. Corrosif, pour lui, de se voir ainsi jugé malgré l'hommage qu'elle lui rendait pour avoir rapporté fidèlement les paroles de don Juan. Par-delà cette approbation, elle relevait des insuffisances qui ne faisaient pas le meilleur portrait de l'homme qui se considérait comme le Nagual incarné. Commentaire au vitriol. C'était donc elle qui était estimée corrosive. Castaneda avait dû trouver le message trop acide.
Lentement, le camion jaune manœuvrait, faisant demi-tour entre la route et l'allée devant laquelle j'attendais. Il ne viendra pas, pensai-je en observant le recul du mastodonte, il va rebrousser chemin. Le poids lourd me céda le passage. Je garai la voiture sur le terre-plein du parking et entrai dans le bureau d'Hedy.
- Ah! Te voilà, dit-elle. Je raccroche à l'instant. Margarita vient d'appeler. Carlos a quitté précipitamment la ville. Le dîner de demain est annulé. Elle demande que tu la rappelles. Elle veut que tu lui donnes les coordonnées d'Aimel Helle.
Je me précipitai sur le téléphone et, le plus délicatement du monde, m'inquiétant de sa santé, demandai à Margarita les raisons pour lesquelles Castaneda s'absentait.
- Il a dû retourner à Mexico, laissa-t-elle échapper, sans que je puisse détecter s'il s'agissait du Mexique ou de la ville.
Elle n'avait pas dit Mexico City. Mais elle avait bien dit " retourner ". Ce mot laissait entendre qu'il était bien venu à Los Angeles après le tremblement de terre. Ce mot, je ne l'ai pas relevé sur le moment. Mais sans doute est-ce lui, je m'en rends compte maintenant, qui m'en a convaincu.
Évasive, elle se contenta de souligner qu'il y avait urgence à ce qu'il reparte. Elle exprimait à sa place le regret où il était d'avoir à annuler notre rendez-vous. Je voulus savoir s'il avait lu le texte. Elle répondit par l'affirmative et précisa que, bien qu'ils n'aient pas eu le temps d'en discuter, il l'avait jugé très intéressant. Dès qu'il serait libre de le faire, il reprendrait contact. Je lui donnai les adresses et numéros de téléphone d'Aimel Helle en France et en Espagne, ainsi que les miennes et les dates de nos déplacements. Très chaleureusement et avec une affection que je ressentis tout à fait sincère, elle m'assura que Carlos et elle-même avaient éprouvé un grand plaisir à me rencontrer et qu'elle était certaine que nous nous reverrions un jour. Elle me souhaita un très bon voyage de retour.
Hedy était déçue. Je lui expliquai en quoi cette réaction n'avait rien d'étonnant. Elle était prévue. Il n'était même pas nécessaire qu'un camion m'en avertisse. Ni que mon estomac refuse d'avaler la seconde moitié de mon assiette. C'était contenu dans le texte prémonitoire que Carlos Castaneda avait écrit et signé. Aimel Helle ne s'attendait pas à autre chose. Elle me l'avait dit: " Il prendra la poudre d'escampette... " C'était extrêmement réconfortant. Ainsi, je n'aurais pas à lui annoncer une défaite. Je m'aperçus alors que j'avais eu tort de spéculer trop vite sur la réalisation de la règle du Redoublement. J'avais cru que le dîner du samedi suffirait à l'accomplir. (Quand Aimel Helle a lu cette phrase, elle s'est esclaffée. " Ma pôvre! S'il suffisait de dîner avec quelqu'un pour faire le Passe et Repasse. La vie manquerait totalement d'imagination. A ce compte-là, les restaurants en auraient plus qu'elle. Il y aura un Repasse. Mais ce ne sera pas de l'ordre d'un petit repas à la viande sur Sunset Boulevard, ne vous en déplaise. Ce sera, comme vous pouvez en juger sur pièces, de l'ordre d'une redite. D'une véritable lettre ouverte. " Et comme je ne comprenais pas. " Quoi? Il faut vous faire un dessin? Vous ne voyez donc pas que le Repasse tient exactement dans les pages de votre manuscrit? ").
Le tenonp184 à 189 - Toutes questions que je gardais pour moi car, visiblement, Aimel Helle n'était pas d'humeur à me laisser vagabonder dans le terrain vague de mes désirs de savoir.
- Savez-vous qui vous a envoyée en Amérique?
- Ben, vous...
- Moi? Pas du tout.
- En tout cas, moi, j'y suis allée pour vous.
- Vous vous minimisez. Vous y êtes allée par enthousiasme pour la Connaissance. Et ça, c'était bien joué. C'est la doctrine initiatique qui vous a déléguée auprès de Carlos Castaneda.
- Oui, mais cette doctrine, c'est vous qui la connaissiez.
- Savez-vous ce que je savais en la connaissant?
- Vous m'avez dit qu'il fallait prévenir Carlos Castaneda, qu'on ne pouvait pas entreprendre l'exégèse des enseignements de don Juan sans le lui annoncer, ne serait-ce que par courtoisie, et que cette façon de s'y prendre était requise. Que c'était une nécessité initiatique.
- Fort bien. Mais si cette nécessité n'avait été que du ressort de la doctrine, croyez-vous que cela aurait marché?
La question me désarçonna.
- Il fallait bien mettre le principe en pratique, dis-je d'une voix assurée.
- Et si le principe était faux?
- Je n'ai jamais pensé qu'il puisse être faux.
- Donc, il était vrai ?
- Ben, oui.
- A quoi avez-vous jugé que c'était juste et exact?
- Vos démonstrations m'ont convaincue qu'il n'y a qu'un système au monde qui soit valable, celui-là.
- Pourquoi est-il valable?
Elle m'agaçait. Je ne voyais pas du tout ce qu'elle entendait me faire dire. Je pressentis que mon impuissance allait provoquer une colère.
- Quoi? Vous l'avez vécu et vous hésitez?
- Qu'ai-je donc vécu?
- Vous avez bu un grand bol de café au lait sans savoir qui a mis le café et qui a mis le lait? Vous pensez que cela s'est trouvé devant vous, là, comme ça, parce que c'était vous, parce que c'était moi? Eh bien, ma petite, oui, c'était un peu parce que c'était vous, un peu plus gros parce que c'était moi, mais surtout, surtout, c'était là, devant nous, parce qu'il y avait quelqu'un de supérieurement intéressé, quelqu'un qui n'était ni vous ni moi.
- Qui? dis-je. Don Juan?
Mais j'avais tout de même compris que c'était l'invisible. J'hésitais à le dire à cause du terme qu'elle avait employé pour le désigner. Elle avait dit quelqu'un, comme s'il s'agissait d'une personne. D'un être vivant.
- Don Juan, si vous vous en souvenez, écoutait Mescalito. - C'est Mescalito le quelqu'un?
- Je ne l'appelle pas ainsi. Dans mon ciel... Elle leva la tête et du menton indiqua les hauteurs: ... dans mon ciel qui est très parisien, il n'y a pas Mescalito. Il y a cependant une puissance réflexive qui appartient, figurez-vous, ma belle, à l'énorme et gigantesque organisme de la Vie. C'est la Vie qui est quelqu'un! Je vous l'assure. Un fameux quelqu'un! Je vous le dis avec la voix de ma mère. Quand elle voulait décrire le tempérament d'une personne et lui reconnaître un caractère très marqué, elle disait: c'est quelqu'un! Et ce n'était pas toujours laudatif. Mais cela voulait dire qu'il fallait compter avec cette entité, avec sa volonté. Eh bien, c'est à cela que sert la Connaissance. A pactiser avec le grand Quelqu'un de la Grande Vie, bien qu'elle ne mène pas toujours grand train avec nos petites personnes. Mais avec vous, avouez... avouez qu'elle s'est montrée drôlement complice. Qu'en pensez-vous?
Où était le piège? Il y en avait un.
- Qu'en pensez-vous? insista-t-elle.
- J'ai eu de la chance.
- Mais non. Il y avait simplement des rails. Des rails qui traversaient l'Atlantique, des chemins tout tracés sur lesquels vous avez pu marcher, parce qu'on vous avait dit comment faire. Mais entre le comment faire et les rails, il y a une différence. Si les rails n'étaient pas là, le comment faire n'aurait pas été efficace. La clé, c'était de savoir que les rails étaient posés.
- Donc, vous vous les aviez repérés?
- Oui. Je les ai vus sur la carte d'état majeur que votre fichu Carlito le bien-nommé prétend qu'il serait allé chercher au bout du monde. Il n'est pas venu la demander. Et il a bien fait. Il suffit de connaître le modèle absolu pour savoir qu'en lui, comme je vous l'ai enseigné, il y a toujours deux instances. La première et la seconde. Les scarabées, chez les Égyptiens, étaient représentés la moitié du corps sortie seulement. C'était pour symboliser la division en Passe et Repasse. Le Passe est obscur, caché. Le Repasse est clair. Mais le corps d'un scarabée est un tout. Quand le Grand Quelqu'un a mis en place le cycle dans lequel l'humanité vit encore, à l'intérieur de la Vie, tout était programmé. Il était prévu qu'à la fin de son exercice, ce cycle devrait sacrifier toute son énergie à la résurrection de la Connaissance. Où? En un lieu précis de sa structure. Là, un cycle miniature s'occuperait de soutenir la cause de cette résurrection. Ce cycle miniature, nous y sommes. Don Juan en a rempli magnifiquement la première partie. On ne peut pénétrer dans la seconde qu'au prix d'un rassemblement énergétique. Il s'agit d'un seul corps vivant. Pour amorcer l'exégèse des enseignements fabuleux de l'Indien, il était obligatoire, structuralement, de prendre appui sur ce passé. Sur la carte d'état majeur de l'absolu, l'on voit clairement l'endroit de la connexion. Je pourrais vous en parler en termes de corticalité. Je vous dirai alors que c'est la grosse affaire de la couche quatre.
Là-dessus, elle se mit à expliquer la constitution du cortex humain. Elle m'avait déjà appris que Rosch, le modèle absolu, trouvait sa représentation d'étude (expression à laquelle elle tenait au point de vouloir que je l'apprenne par coeur) dans l'organisation du cerveau. J'étais toujours étonnée d'avoir à surprendre dans une image anatomique la raison d'être de mes comportements. L'aventure à Los Angeles, dans son ensemble, un mécanisme programmé? J'écoutais dans un état d'ahurissement si net qu'il m'était impossible d'assimiler l'analogie. Quoi? Ma personne, avec la passion qu'elle avait développée pour mener à bien cette affaire, n'aurait été qu'une sommation pour une énergie extérieure trouvant là son occasion? J'acceptais mal de me voir agir sous la conduite d'un influx supérieur qui aurait tenu à ce que la jonction se fasse entre don Juan et Aimel, pour les besoins d'un cycle concernant l'actualisation de la Connaissance. En même temps, c'était merveilleux d'apprendre que j'avais eu cette utilité. Curieusement, tandis qu'Aimel, avec ses explications anatomiques et physiologiques, me mettait dans l'obligation de concevoir mon rôle comme celui d'une contrainte à laquelle il aurait été, de ma part, très dangereux de ne pas céder, je me sentais libre, libre et dégagée comme jamais à aucun moment de ma vie. Ainsi, n'avais-je été qu'un agent énergétique, une parcelle d'influx nerveux acheminée vers un point sensible, un point marqué d'avance, un point qu'il fallait absolument activer et en cela se réduisait toute cette histoire. En somme, j'avais fait flash sur une cible. Et j'en étais illuminée, en fait. Plus Aimel me rendait clair le mécanisme obligatoire auquel j'avais obéi, plus je ressentais la victoire que représentait pour moi le privilège de l'avoir réussi. Liberté! C'était cela, la liberté. Je le ressentais avec force. Comme un sportif trouve sa liberté dans le respect de la règle du jeu, ainsi en est-il pour nous. C'est le respect absolu de notre règle de vie qui nous permet d'exprimer la totalité de ce qui constitue notre personnalité, dans ce qu'elle a de plus individuel.
Aimel eut un sourire narquois
- Vous n'écoutez pas, naturellement?
- Mais si, mais si! Ce que vous me dites m'a fait penser...
Du tranchant de la main, elle m'imposa de ne pas continuer.
- Vous penserez quand tout le système de la Connaissance sera dans votre tête. Laissez-moi donc l'y fourrer. Je vois que l'anatomie cérébrale n'a pas l'heur de vous plaire. Je vais donc vous dire la même chose en me servant d'une petite histoire que raconte Lévi-Strauss. Mieux vaut que vous preniez le livre où elle est consignée. Cela m'évitera des précisions bibliographiques.
Il me fallut lire le mythe de la femme coupée en morceaux. C'était une créature extraordinaire qui pouvait abandonner le bas de son corps sur la rive pendant que son buste tout seul plongeait dans la rivière. Quand elle avait ramassé assez de poissons, elle rampait sur l'herbe, retrouvait ses jambes et ressoudait le haut de sa personne au bas patient qui la portait alors à la maison. Je dus lire en entier les pages que l'ethnologue consacrait à ce mythe amérindien. De toute évidence, Aimel attendait que j'en extirpe une référence recoupant de près ou de loin mon aventure à Los Angeles. Je dis qu'il s'agissait de recoller les morceaux. Les deux gros morceaux du cycle miniature. Cela pouvait se faire quand la partie torse avait ramassé assez de poissons.
- C'est vous, le buste?
- Qu'est-ce qui raccorde le torse au ventre?
- Une pièce de la colonne vertébrale.
- Le texte dit un tenon. Le tenon. Eh bien, vous avez posé le pied sur les rails qui conduisaient au tenon, à l'écrou entre le haut et le bas.
- Alors, je suis le tenon?
- Nom d'une imprudence verbale! Vous êtes Véronique Skawinska et c'est très suffisant pour la police. Le tenon est une pièce structurale. C'est le mécanisme d'écrou par lequel l'avenir sollicite le passé. Disons que vous avez eu le pied sûr et que vous avez pris votre territoire mystique sur l'emplacement du tenon. A ce titre, je consens à vous donner du tenon, comme on donne du tu et du toi, à un petit quelqu'un, quand on est de ses familiers. A condition que vous fassiez la différence entre ce qui appartient au modèle absolu et au service que vous lui rendez en faisant ce qu'il demande.
- Je vous remercie. Je suis si heureuse.
J'en pleurai comme une madeleine.
- Vous pouvez l'être, répondit-elle en essuyant mes larmes. Le tenon, ce n'est pas seulement la chance de votre vie. C'est le secret de votre destin. C'est le terrain de votre naissance. C'est le sens de votre être. C'est ce qui a donné forme à votre personne.
- Est-ce que cela veut dire que c'est ma spécialité, en quelque sorte?
- Oui, d'une certaine manière souple. Le don de raccord fait partie de votre capital fondamental. Mais vous n'aurez pas d'autre occasion aussi puissante d'exercer ce talent.
- Dans les cycles de vie où je puis être impliquée, est-ce que le rôle du tenon me sera toujours favorable?
- Je pense que vous pourrez toujours jouer cet atout-là, à la condition de repérer parfaitement le site où il demande à être abattu.
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