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Paul Gregor

Journal d'un sorcier

 

DEUXIÈME PARTIE            Première partie              Troisième partie

 

CHAPITRE 4

Je plongeais jusqu'au fond. Des bulles montaient partout dans l'eau cristalline et en haut, sur les bords, cela moussait un peu comme si nous nagions dans une immense coupe de champagne, dans un bloc irrégulier de cristal de roches. Le goût n'y était pas bien entendu. Cela sentait l'iode et le souffre.

La surface du bassin ne dépassait pas celle de quatre baignoires. Mais alors, quel luxe !

Les salles de bain des palaces, des princes des Khans, sont des cuvettes miteuses à côté!

Déjà l'étroite cheminée oblique par laquelle nous venions d'y entrer était sertie de blocs d'agates.

Ici, sous cette voûte, étroite et basse, nos deux torches déchaînèrent un feu d'artifice d'étincelles et d'aigues-marines, de topazes, de quartz multicolores, de tourmalines rouges. En matière de pierres semi-précieuses, c'est comme au football, le Brésil est champion du monde.

Aussi, en matière de pépés, pensais-je en regardant celle-ci qui barbotait autour de moi dans la tiède eau minérale de la source. Elle n'était pas le moins du monde noire, cette reine des empoisonneuses.

La couleur café crème de sa peau veloutée devenait plus claire ou plus foncée selon l'éclairage. Mais les lignes élancées et les généreuses rondeurs de son corps ne changeaient pas, dieu merci. Les détails de son anatomie étaient d'une royale élégance.

De même que les mouvements. Tête en avant, elle plongeait comme une flèche jusqu'au fond, rebondit trois mètres jusqu'à la surface se retourna comme un joyeux dauphin pour échapper à ma poursuite.

Grâce au ciel et à l'exiguïté du bassin, elle n'y réussit pas longtemps. Et à partir du moment où je la tenais fermement dans les bras, elle cessa de rire et de résister. Une plante aquatique inconnue de la science poussa au bord du bassin. J'en étais la tige, debout dans l'eau jusqu'à la poitrine. Feuillage, fleurs, épines: c'était son rôle à elle. Elle m'entourait, m'enlaçait, flottait sur moi, débarrassée de la pesanteur, mais non de la douce souplesse de ses muscles et de ses tissus.

Tout en jouant joyeusement et ardemment l'éternelle pantomime de l'amour, nous commençâmes à nous magnétiser mutuellement.

Un observateur aurait cru que c'étaient des caresses comme les autres, un peu lentes et d'un rythme solennel dont les mouvements redessinaient les contours des corps de la tête et du cou,descendant jusqu'aux genoux, remontant par le long de l'échine dorsale, recommençant cent fois sans nous lâcher par ailleurs et tout en continuant à nous chuchoter les folies amoureuses de tous les temps.

«Oh meu gajo valente!» soupira-t-elle, ce qui est un compliment en portugais populaire, au sujet de la force de quelqu'un, en l'occurrence de mes muscles qui la serraient et brisaient de la manière la plus orthodoxe.

Et cependant nos doigts agiles, antennes survoltées, continuaient leurs caresses magiques et bientôt, tout en prolongeant, tout en ralentissant, jusqu'à l'arrêter pendant de longs moments la course haletante de la volupté, -nos dédoublements s'ébauchaient.

 


 

Notre extase charnelle, la lumière tamisée et notre entraînement psychique nous permirent d'en être à la fois les agents et les observateurs. Les ondes de la sensibilité du corps astral s'extériorisent par couches concentriques et se résorbent graduellement vers la gauche.

Je ne tardais pas à apercevoir une vapeur blanche qui se formait à quelques centimètres du côté gauche de nos poitrines.

Consuelo flottait, ondoyait autour de moi, comme un poisson exquis et son corps semblait changer constamment de dimensions. Elle me serrait avec des muscles d'acier qui se rétrécissaient absurdement. Je sentais tour à tour une délicieuse douleur, la sensation qu'elle tournait autour de moi comme une hélice, que nous étions libérés des entraves physiques, ayant gardé et décuplé les joies de la volupté, que nous devenions minuscules, que nous devenions énormes, que nous étions deux danseurs éthérés, heureux.

Deux ? Non. Quatre, car les vapeurs blanchâtres autour de nos seins gauches croissaient, Nos effluves magnétiques se condensaient, prenaient nos formes. Nos fantômes, nos corps astraux se balançaient près de nous, reliés à nous par d'étroites bandes de fluides.

Tout en nous serrant dans les bras, nous sentions une ivresse surhumaine, celle de nos spectres qui imitaient nos mouvements, tels des reflets d'un miroir magique mais qui nous communiquaient, en nous les renvoyant, une joie infinie, la jouissance à l'état pur, débordant la limite de la matière, le bonheur que les mortels ne devinent que vaguement dans les rêves de l'adolescence.

Le temps s'écoulait au ralenti, puis s'accélérait, devenait torrent tout puissant.

Les cristaux de la grotte lançaient mille feux. Au-dessus de nous la caverne résonnait d'une danse et d'un chant effrénés. Consuelo caressait ma joue avec la sienne.

« C'est le moment » dit-elle. « A présent ils sont mûrs. La cavalcade des dieux peut commencer. »

 


 

CHAPITRE 5

 

De nouveau là-haut, dans la grande caverne au milieu des abrutis, je me posais deux questions.

Pourquoi m'y sentais-je dépaysé, comme un catholique pratiquant qui assiste à une messe de rite grec ou arménien ? Et surtout d'où sortaient ces fidèles, de loin les plus ahurissants que j'ai jamais vus ?

Pourtant, à première vue c'était une séance de macumba comme une autre.

Maintenant je découvris l'autel. Décidément cette grotte était très grande, tout en parois zigzagantes, niches, rochers escarpés. L'autel se trouvait à côté du trou, par où nous étions entrés entre une grande colonne stalactite et les restes d'une autre artificielle celle-là, blanche et octogonale comme les pierres du cimetière.

L'autel me semblait normal, si j'ose employer cet adjectif.

Saint-Georges, Ogun, phallus, sang de cochon, masques, dents de crocodiles, rien n'y manquait. Quant aux croyants, ils avaient à présent l'air un peu moins détraqués que tout à l'heure. Ils étaient en train de célébrer une messe noire parfaitement orthodoxe.

Tiberio avait revêtu, comme l'aurait fait tout macumbeiro, un uniforme d'opérette, rouge et bleu avec des galons d'or. Des bottes luisantes et un sabre de cavalerie complétaient l'attirail. Il était assis devant l'autel sur un tonneau, avec un air très absorbé. Il fumait un gros cigare et une batterie de bouteilles de cashaga de rhum blanc était disposée à ses pieds. Il y puisait de l'inspiration de temps à autre, buvant au goulot. Dans cet état de demi transe un sorcier brésilien peut ingurgiter tout à fait impunément, plus d'un litre d'alcool sec. Accroupis au pied de l'autel, à deux pas du sorcier, deux jeunes gens massacraient des tam-tams tonitruants. L'assistance, hommes et femmes, pêle-mêle, se tenait debout formant un large demi-cercle devant l'autel, l'escabeau du macumbeiro et les musiciens.

Ils psalmodiaient à voix basse dans la langue africaine Nafio, qui est le latin de cette liturgie sacrilège.

« Kao Kabiosile » lança une soprano enrouée.

« O gun-yê » répondit un bassiste non moins rauque.

De courtes salves d'applaudissements crépitèrent ponctuant certains passages du cantique pour s'arrêter net au bout de quelques instants.

« Odo - feaba »

« Ooloni - um - um »

« Ingaça epa rei Rao Oxala - yê ».

 


 

C'est un des préludes de l'incarnation. Le chœur offre aux dieux démons les portes d'entrées, les vagins et les anus des filles qu'ils habiteront ce soir.

Je pris place sur un rocher, à côté de ma reine café crème, un peu à l'écart du demi-cercle.

A présent, ils étaient plus nombreux.

Je comptais trente-six têtes. Plus d'une douzaine de jeunes gars et de filles ont dû arriver pendant mon absence. Je les distinguais facilement des anciens. Ils paraissaient mieux nourris. D'après leur allure c'étaient des travailleurs de la forêt. Des chasseurs, des pêcheurs de perles ou laveurs d'or avec leurs femmes, filles ou putains. Il y avait même une négresse avec un nouveau-né sur le bras. L'endroit était donc moins secret qu'on ne m'avait fait croire.

J'allais interroger Consuelo mais une furieuse rafale de tam-tam et un grand hurlement collectif et prolongé me coupa la parole.

Trois filles quittèrent le demi-cercle. Une noire et deux autres à la peau cuivrée. Je les avais aperçu auparavant. Ayant cessé de faire des grimaces horrifiées et de s'arracher les cheveux, elles étaient assez agréables à voir. Leur toilette se limitait à une longue jupe qui descendait jusqu'aux pieds nus. Tout le reste de leur anatomie, nombril, dos, seins, épaules, se réjouissait des bienfaits du grand air.

Elles allaient se prosterner devant Tiberio et restèrent immobiles, couchées à plat ventre devant ses belles bottes. C'étaient les futurs chevaux des dieux.

Puis vint la négresse qui déposa son bébé par terre, un peu à l'écart des trois adoratrices. J'éprouvais une sensation pénible. J'avais assisté auparavant à une bonne trentaine de baptêmes selon le rite d'Ogun mais je n'arrivais pas à m'y habituer.

Tiberio se leva. Il n'en finissait plus. Sa gueule était plus effrayante que jamais. Il a dû y avoir une panne de circulation dans ses phares de monstres sous-marins. Ils étaient devenu plutôt violacés que rouges. Ils avaient l'aspect de grandes flaques d'un épais sang stagnant. On s'attendait à le voir déborder, dégouliner sur son long nez et sur les lèvres blanchâtres, comme il y a huit jours le sang du « mutum ».

Il fit quelques pas d'une lente et solennelle danse en brandissant et en faisant étinceler la lame du sabre de cavalerie. Puis il s'arrêta, se pencha en arrière et prit le bout allumé du cigare dans la bouche.

C'est un truc de prestidigitation. Aucun risque de se brûler. Il souffla fortement. Une épaisse fumée de tabac monta verticalement de l'autre, du bon bout du cigare.

Il sautilla autour du petit noir en faisant de terrifiants mouvement avec le sabre. Plusieurs fois la pointe brillante se projeta en avant vers la poitrine du catéchumène miniature. Le spectateur a l'impression d'un meurtre imminent. Il n'en a la certitude que deux minutes plus tard.

 


 

Le sorcier prit le bébé, dansa avec lui, rapprocha le bout allumé du cigare des yeux du patient hurlant, faisant mine de vouloir les brûler, les jeta en haut vers la voûte, le rattrapa et le reposa par terre.

Il l'aspergea copieusement de rhum blanc, l'enduisit de cachaça, de fiel de tatou, puis le saisit de nouveau. Le tenant par les jambes, il le fit balancer, tête en bas, comme un poulet.

Les tambours se mirent à gronder plus fort. La mère, debout à une dizaine de mètres de là, ne bougea pas. Mais son visage devint grisâtre. C'est comme cela que les nègres pâlissent. Il y avait de quoi. Malgré tout, le Satan botté avait ingurgité une bonne bouteille de « cachaça ». Les roches sont dures, le crâne du bébé est mince et la grimace de Xango, derrière l'épaisse fumée des torches plutôt méchante.

Un dernier balancement de la petite tête crépue,et... un cri sauvage du sorcier fit résonner la voûte. Puis le petit s'envola. Promptement il atteignit son altitude de croisière d'environ trois mètres. Il tournoyait comme un boomerang, mais ne revint pas. Avec une précision mathématique il atterrit dans les bras de sa mère.

Tiberio se rassit et se concentra sur le bouchon d'une bouteille de «cachaça» encore intacte.

Le demi-cercle se resserrait. Les trois filles étendues se dressèrent sur leurs genoux.

- Alors ? C'est un cinéma ? demandais-je à Consuelo. « On y entre et on sort comme dans un moulin ? »

- Ici, oui. Mais pas plus loin. Pas dans le domaine du fleuve embrasé et des hommes dieux.

Levant le pouce au-dessus de l'épaule elle indiqua quelque chose derrière nous. Déjà avant, j'avais senti de temps en temps des courants d'air chaud dans ma nuque et la rumeur d'une lointaine locomotive.

 


 

Les filles toujours à genoux faisaient valser leurs torses nus et gémissaient. Tout leur corps tremblait et la bave coulait de leurs bouches ouvertes.

Je me retournai. C'était la sixième bouche de tunnel que je comptais dans cette grotte. Là aussi, il y avait un très distant et clignotant œil rouge.

- C'est là que la prochaine fois tu feras saigner un esprit, me promit-elle.

- Pas maintenant ?

- Non maintenant je te ferai un «despacho». Que souhaites-tu ?

Je lui expliquais.

«Despacho» veut dire sortilège. Les cèdres sont généralement éparpillés dans la brousse comme un troupeau de vaches. On parlait dans ma région d'un groupe d'arbres centenaires, mais nous n'avions pas réussi à les trouver.

J'avais aussi des différends avec une vieille folle qui avait un «corail de poisson» (espèce d'entrepôt aquatique) près de mon exploitation. Elle ne voulait absolument pas me laisser mouiller mes troncs à côté de son corail, en attendant qu'on vienne les remorquer. D'autre part, elle avait des frères dans la région, la saison des pluies était proche et ce n'était pas le moment de déclencher une guerre civile.

Les croyants commencèrent une danse frénétique de derviches, tournoyant comme des toupies. Les trois filles eurent des crises d'épilepsie. Consuelo me tendit un cigare. Il me faisait un effet pareil à la "maconha" familière mais en plus fort. Je devenais extra lucide et me sentais capable d'arracher des cèdres du sol, comme des radis ou de bondir jusqu'au plafond.

Les trois mediums subitement rétablies de leur crise le firent à ma place. C'était inimaginable. Elles battaient certainement tous les records de saut. Elles flottaient, elles semblaient s'arrêter dans l'air, juste sous la voûte comme des marionnettes hissées par un filin visible. Puis elles finirent par s'écrouler devant les bottes de Tiberio.

Ma belle amie me remit une bouteille. Le rhum accentue la lucidité que donnent ces drogues. Alors je vis plus clairement la chose qui m'avait intrigué et dépaysé, dès le début. La tâche. La stigmate qui suinte. Elle fleurissait sous la nuque de l'une des filles écoulées, d'une grande Indienne.

- Vous les enterrerez par ici ? commençais-je prudemment.

- Mais non, fit-elle, avec une moue. Cela n'arrive que parfois, pour un des « despacho » très compliqué.

- Et après, quand elles sortent des tombes ?...

- Tu en verras plus tard. Nous n'en avons pas ici maintenant. Elles n'en deviennent que plus dociles. Il faut qu'elles le soient pour que les esprits descendent sur elles. Et puis, elles sont ici parce qu'elles l'ont voulu.

C'était vrai. Les «candombles» sont comme les autres cloîtres. Vœux, vocations mystiques, règles, discipline, tout y est. La seule différence : on y mêle des nonnes à des moines. Il est vrai que ceux-ci ne sont dans la plupart des cas, des hommes qu'à moitié.

Elle saisit le poignet de deux filles, toupies hurlantes.

- Pilar ! Mercedes ! Ici, couchez-vous par terre. Sur le dos et rapprochez vos têtes. Fermez les yeux. Respirez. Dormez !...dormez !... dormez !... dormez...

Les deux corps allongés formaient une ligne droite. Ma jolie fit un noeud avec les deux chevelures. Moi, j'étais ailleurs.

- Dis-moi, m'écriais-je, qu'est-ce qu'il fiche, Tiberio ? Qu'est-ce que cette plaie ? Il la renifle ou quoi ?

Cela en avait l'air. L'indienne était à genoux, le torse incliné. Le sorcier l'entourait des deux bras. Son visage d'oiseau de proie se pencha sur la nuque qui suintait. La sarabande se déchaîna avec une fureur redoublée autour des deux. Je ne pus pas voir la suite.

- Fais attention, dit Consuelo, voici pour tes cèdres.

Elle piqua fortement la cuisse de l'une de ses patientes d'une épingle à tricoter. Elle resta insensible. Ce fut l'autre qui sursauta en pleurnichant et en se frottant la cuisse. Ensuite, ma magicienne fit flamber une allumette et la rapprocha des plantes des pieds du premier médium. Il y eut de nouveau un transfert sur l'autre qui gémissait en dérobant ses pieds d'une flamme inexistante.

Je m'exécutais, suivant le rite, en m'arrêtant à temps et en dispensant avec ma main libre une gamme de caresses mise au point par des générations de macumbeiros pour obtenir le dosage nécessaire de volupté et d'horreur dans l'esprit de l'agonisante. Après le traitement, je sortis de mes blue-jeans un dessin grossier de ma propriété et y promenai le petit doigt de la main gauche du médium. Elle me donna des indications en s'écriant et en retirant le doigt, comme si elle avait touché une flamme, à deux reprises. La seconde fois elle murmurait entre ses dents serrées une idiotie au sujet d'un méchant dragon. J'étais en train de gribouiller deux croix sur ma carte lorsque deux paires de bottes enjambèrent le corps étendu de ma pythonisse.

En levant la tête je vis deux vieillards de très haute taille. Ils ne pouvaient venir que du tunnel, indiqué par Consuelo tout à l'heure, éclairé par un incendie lointain.

Ils ressemblaient comme des frères à Tiberio. L'un des deux était borgne. Ils se dirigeaient à pas lents, tâtonnants vers l'Indienne stigmatisée.

« Consuelo », dis-je, ces deux types, d'où sortent-ils ? » Elle se détourna.

« Mercedes, réveilles-toi. Lève-toi! Paulo, prends ses mains. Fais le « travail ».

Je le fis. Au bout de deux minutes, elle s'assoupit de nouveau, cette fois-ci transformée en double, en projection psychique de ma voisine embêtante.

- Couche-la sur ce rocher Paulo. Pilar apporte la hache. Et maintenant prends ses cheveux. Tends son cou! » Cela ressemblait tout à fait à une véritable exécution capitale.

La hache était grande. Consuelo la souleva des deux mains et l'abattit de toutes ses forces sur le cou de la condamnée. Un truc que je ne connaissais pas. J'entendis l'impact sur l'os mais la lame ne pénétra pas dans la chair. En revanche un mince filet rouge apparut autour du cou de Mercedes, même aux endroits que la hache n'avait pas touché.

C'était étonnant. Mais cela m'intriguait moins qu'un autre spectacle qui se déroulait de l'autre côté de la caverne.

- Mais alors, cela, maintenant, ces trois types, qu'est-ce qu'ils fabriquent avec l'Indienne?» Ils l'entouraient. Tiberio et les deux autres. On ne voyait que leurs dos penchés, se bousculant comme des chiens autour d'un os.

- Tu ne veux pas retourner nager ? me demanda Consuelo affligée d'une surdité subite.

Ses cheveux sentaient le miel des fleurs forestières. J'éprouvais le besoin urgent d'un exercice sain et reconstituant.

Nous nous dirigeâmes promptement vers notre piscine.

 


 

Les cèdres que nous trouvions à l'emplacement désigné par le médium n'étaient certainement pas le groupe de centenaires dont on avait parlé. En revanche ma déplaisante voisine tomba à l'eau, sur un pieu, se blessa méchamment, non pas au cou mais aux reins, resta immobilisée pendant une semaine et manifesta pendant sa maladie le désir - les petits diables savent pourquoi - de conclure un accord à l'amiable avec moi.

D'autre part, à l'endroit où la fille avait cafouillé d'un dragon il y avait un « parana », un ruisseau et une plage de sable, avec dedans, des grains qui brillaient au soleil. Ce n'était pas le Pérou, mais de l'or quand même. Pas à cracher dessus.

J'y plantais deux nègres à peu près nus pour laver. Ils ne pouvaient pas me fausser compagnie. Par la brousse, on n'arrive nulle part surtout demi nu et quant à mes barques, je les bouclais soigneusement.

 


 

Trois jours après avoir quitté Consuelo son canot accosta mon embarcadère de fortune.

Pendant une semaine, sous les cèdres et toutes sortes d'autres plantes nous filions le parfait amour sorcier et pas sorcier, vu que sa peau était si appétissante et ses muscles si acrobatiquement souples, capables des plus douces soumissions aussi bien que des plus affolants serrements qu'on n'avait pas besoin de sortilèges pour trouver sa compagnie fort plaisant.

- Qui étaient les vieux, les copains de Tiberio ? lui demandais-je un soir ». Et que faisaient-ils avec l'Indienne ? Es-tu sûre que ce n'était pas une morte vivante ? A propos, où les mettez-vous... après ?

- Tu comprendras tout. Dans deux jours nous y retournerons ensemble. Toi, moi et encore quelqu'un. Tu obligeras un esprit de prendre corps, de naître du rien. De devenir un petit enfant qui fait des miracles. Mais ton esprit à toi aura besoin d'un cheval et de son sang... tiens, le voilà...

Le sous-bois craquait. C'était Téodora, une blanche dodue qui avait laissé tomber son mari, un flic municipal du port de Belain, pour aboutir à mon exploitation où elle exerçait fort consciencieusement du reste les fonctions de cuisinière et de putain.

Elle me cassait les pieds car Exu sait pourquoi, elle semblait fascinée par Consuelo et la suivait partout comme une petite chienne.

Aussi maintenant et sans desserrer les dents elle s'accroupit à côté de ma magicienne et en la regardant avec adoration.

- Tu veux que je t'emmène avec moi, Théodora ?

- Oh oui, belle Senhora!

- Oh, je ferai tout ce que tu voudras, ma maîtresse !

- Tu seras gentille ? Tu m'obéiras ?

- Prouve-le maintenant. Paulo, elle a trop d'humeurs, trop de vapeurs en elle. Cela effarouche les esprits. Rends-la plus légère, plus docile.

Je fis à Teodora ce que Consuelo me suggérait. Non, il ne s'agissait pas de ce qu'on pourrait imaginer après les préliminaires. Je lui appliquai un ensemble de passes et de vibrations magnétiques appelés « Kadura ». C'est un procédé qui cause de douloureux spasmes et diminue la vitalité du patient. Mais j'étais plutôt consterné. Pourquoi fallait-il que je vide maintenant ce corps blanc et gras d'une partie de sa substance vitale? En soi l'opération ne comporte pas de dangers pour le médium, à moins qu'on la répète trop souvent.

Mais il faudrait que je la répète et à fond quatre jour plus tard. C'était indispensable pour obtenir la matérialisation d'un esprit.

Téodora râlait.

- Aie, je n'en peux plus ! Aie !

Consuelo riait.

- Ce n'est rien, tu en verras d'autres. Mais si tu as peur, tu peux rester ici.

Les premiers souffles d'un orage amazonien faisaient hurler les cimes invisibles des arbres, loin au-dessus de nous.

- Mais non, maîtresse ! Fais de moi ce que tu veux ! Je te suivrai partout !

Nous partîmes ensemble tous les trois, deux jours plus tard.

Je les abandonnais en cours de route (car une fois de plus, j'avais à faire à Santarem). Je leur promis de les rejoindre à mon retour du patelin.

Ce fut lors de voyage que je rencontrai le médecin de Goulart et que j'appris la nouvelle de la crise cardiaque du député.

 


 

CHAPITRE 6

 

Généralement je n'ai pas froid aux yeux mais là, j'ai eu froid. Très froid dans le dos et partout. C'est une sale sensation : sentir qu'on va devenir fou.

Nous étions dans une petite caverne pleine d'une dense fumée grise. Devant moi, dans l'air étendu sur le dos,le corps opulent de Téodora. Son occiput et la pointe de ses pieds touchaient à peine deux chaises. C'était comme si elle flottait librement, du reste, tout à l'heure, lorsque je l'avais mis dans cette position, après l'avoir endormi, son corps ne pesait plus que celui d'un bébé.

Cela n'aurait pas été terrible. C'est une expérience courante, je l'avais souvent réussie... Si seulement son ventre n'eut pas été ouvert ! Ouvert comme une immense bouche béante ! Et si seulement, au bout d'un cordon ombilical, qui en sortait, cette horrible chose n'avait pas dansé devant mon nez dans la fumée !

Cela ressemblait à une petite pieuvre d'abord et peu à peu cela prit les formes d'un affreux petit monstre tordu au visage de singe.

Oui, un foetus se balançait dans le brouillard comme un poisson dans un aquarium sous mes yeux que je frottais en vain,tandis que je me demandais, ce qui était vrai dans ce que je voyais et dans quelle mesure, j'étais à mon tour saoulé, hypnotisé, privé de mon jugement, prisonnier sans volonté d'une bande de démoniaques prestidigitateurs.

 


 

J'avais eu, bien sûr, ma dose de rhum et de drogue, mais cela n'avait qu'éclairé mes pensées. Elles étaient limpides, jusqu'à un certain point, ou alors elles commençaient à s'embrouiller désespérément.

J'avais hypnotisé cette fille, c'était certain. Mon cœur était sur le point d'éclater de l'effort intérieur. On ne sait pas ce que c'est. Mes muscles, mes tripes, mon âme : lessivés, supprimés, mutés en fauve bondissant, en volonté tendue vers un seul but, vers cette chose, couverte des excréments et du sang coagulé d'une naissance du néant ! Vers cet embryon arraché à un utérus où il ne s'était pas trouvé avant ! Vers ce rêve des Anciens, des alchimistes. Vers cette réalité, qui grimaçait dans le brouillard. Vers l'«Homunculus» de Paracelse et des autres thaumaturges du Moyen-Age.

Celui qui avait réussi à le créer devenait tout puissant toujours, selon les anciens. Le nouveau-né magique réalisait tous ses désirs.

Cela voulait sans doute dire et très clairement, que celui dont la volonté était devenue assez forte pour condenser une obsession en réalité, pouvait désormais à peu près tout. Plus qu'un Hitler dont l'âme hallucinée fit délirer les foules.

Mais, moi, étais-je Hitler ou foule, créateur ou rêveur ? Cette chose que je voyais, y était-elle vraiment ? J'étendis la main. C'était chaud, visqueux. Cela ne prouvait rien non plus. Ma tête tournait. J'étouffai d'angoisse car je ne pouvais plus contrôler mes pensées. Je sentais que quelqu'un d'autre me les soufflait à l'oreille. Mon effort nerveux m'avait vidé de ma substance. Comme j'avais vidé cette malheureuse. Oui, je l'avais étreint auparavant et on peut faire cela d'une manière qui coupe la vitalité, qui serre comme une ventouse les fluides vitaux d'une nature de femme subalterne,née pour l'esclavage.

Quant à moi, je n'étais plus libre non plus ! Mes pensées ne m'obéissaient plus. Sous les regards glacials de Tiberio et de Consuelo je sentais la sueur froide couler sur mon front.

La veille, dans mes bras, à moitié endormie, elle m'avait murmuré : «Ils m'ont condamnée, humiliée. Je me vengerai. Que cela coûte cent mille vies. Tant pis. Toi, tu m'aideras!»

Se servaient-ils de moi comme d'une marionnette ? Comment, pourquoi ? Pourquoi Consuelo était-elle accroupie sous le médium, en train de lui gratter la nuque ? Pourquoi son visage était-il devenu méconnaissable, allongé, évoquant une louve noire, grimaçante?

Et surtout, d'où venait ce monstre, certainement inexistant mais pire que tout le reste ? Cet homme Michelin fait de serpents et de tentacules ? Avec un dernier effort je m'arrachai au cercle vicieux de ma volonté qui débouchait sur le délire, coupai le courant mental et tout disparut, sauf le corps de Téodora qui s'écroula. Elle n'avait pas la moindre plaie au ventre.

 


 

CHAPITRE 7

 

Santarem. Nous buvions de la bière à la terrasse couverte de bougainvilliers. Le toussotement derrière la moustiquaire avait cessé. Le silence devenait lourd, déprimant.

- Que voulez-vous que je vous réponde ? grommelait le Docteur Rodriguez. C'était un petit jeune homme à l'aspect fragile et au comportement plutôt pédantesque.

- Ils n'ont rien dans ce patelin, poursuivit-il, pas la moindre tente d'oxygène. Si au moins je pouvais voir son électrocardiogramme ! Des piqûres ? Ne m'en parlez pas ! Je crains de ne lui en avoir fait que trop... Je suis dans le cirage complet. Il n'y a pas deux cœurs tout à fait pareils... Quelle sale situation!»

Le docteur avait le trac, constatai-je avec une secrète satisfaction. Cela ne desservait pas mon projet. Bientôt, j'allais essayer de l'intimider. Juste assez pour qu'il consente à m'abandonner son patient, pendant quelques heures ou quelques jours. J'ignorais la durée exacte de l'opération qu'on m'avait annoncée. Je ne connaissais que le ténébreux chirurgien qui allait l'entreprendre.

Derrière les fenêtres obscures le lit craquait. Etait-ce le malade qui se réveillait ? Nous tendîmes l'oreille. En vain.

Des vers tropicaux en train de ronger les meubles ? Là-bas, on les entend jour et nuit. Dans une pièce silencieuse et sombre, cela fait un effet passablement lugubre.

- D'après vous, m'adressai-je au docteur, pour le sauver, il aurait besoin pendant au moins un mois, d'un traitement, impossible sur place. Ne vaudrait-il pas mieux l'évacuer ? S'il ne peut pas prendre l'avion, il y a deux fois par semaine un bateau de la Lloyd relativement moderne...

- Mais non, il est absolument intransportable. C'est sa deuxième crise. Vous savez que la troisième est à peu près toujours fatale.

- A son âge ?

- Ce genre d'accident peut se produire à n'importe quel âge, dès qu'on y est prédisposé. Il est un peu trop lourd, et puis, la vie qu'il mène! Les bagarres politiques, ces discours! Pour lui, c'est un suicide à tempérament. Entre nous, il peut claquer d'une minute à l'autre.

A votre avis, quelles sont ses chances de s'en tirer ?

- Comment le prévoir ? Intuitivement, je dirai vingt-cinq pour cent... ou peut-être moins. Bien entendu, ce que j'avance là est tout à fait gratuit... Zut! Regardez quelle saleté! C'est dégoûtant, hideux !...

Un claquement humide et assez violent nous avait fait sursauter. Une balle de tennis verdâtre s'abattit sur notre table. Un verre tomba par terre et se cassa en mille morceaux. J'avais juste le temps de rattraper la bouteille de bière.

Le docteur pâlit, tout en regardant fixement l'étrange balle de tennis ; puis il se détourna et avala sa salive.

J'en étais ravi. Cela confirmait mon impression à son sujet. Son estomac ou son système nerveux ou les deux n'étaient pas faits pour l'Amazonie. Il allait céder à la première pression un peu sérieuse. .

Et cependant, ce qui le déroutait à ce point n'était qu'un petit échantillon des accouplements insolites, de la « messe noire », permanente des sexes, célébrée par la nature équatoriale.

Je balayai la balle avec un journal plié. Par terre, elle se fendit en deux parties à peu près égales.

- Après tout, le docteur s'efforçait de sourire pour se donner une contenance, cela rappelle les êtres parfaits de Platon. Vous vous souvenez, ceux qui possédaient deux têtes, quatre jambes, quatre bras et ainsi de suite... Plus tard, je ne sais plus quel méchant dieu grec les trancha en deux. Depuis, les moitiés séparées essayent désespérément de se rejoindre afin de reconstituer l'être idéal. Voici comment Platon explique l'amour charnel. Seulement, je ne l'ai jamais vu sous un aspect aussi visqueux et gluant.

- Cet air chaud et humide agit comme un aphrodisiaque », réfléchissais-je à haute voix. « Ici tous les organismes vivent et respirent sous l'empire d'une incessante obsession sexuelle.

J'avais sans doute raison, car la balle qui venait de tomber du plafond de la tonnelle n'était rien d'autre que deux petits lézards aux gros ventres, enlacés, en train de faire l'amour.

 


 

CHAPITRE 8

 

Mon regard glissa sur les deux fleuves étincelants et sur l'infinité des forêts verts sombres qui les encadrait. Le soleil baissait.

Le noir s'apprêtait à envahir cet univers taciturne. Le mien, à présent.

Ce fut alors que l'idée qui avait, depuis longtemps germé dans mon cerveau, envahit mes nerfs et prit possession de tout mon être.

Je ne connaissais le parlementaire malade que superficiellement. Bien sûr, sa mort aurait été prématurée, absurde. Mais mon excitation croissante avait une cause différente.

Il y avait autre chose dans l'air, dorée, vibrante, de la chaleur. Une pensée. Démoniaque? Peut-être. Tant pis!

Voici l'idée qui m'obsédait. Je voulais savoir si les monstres du subconscient pouvaient, dans certaines conditions exceptionnelles, envahir le monde physique.

Je n'excluais pas entièrement cette hypothèse. Legrand Jung, ce véritable Einstein des psychiatres, qui est à Freud ce que Gagarine est à Blériot, n'a-t-il pas écrit que la psychologie contemporaine était aussi primitive, aussi ignorante devant les secrets de l'âme que la chirurgie du XIIIème siècle par rapport à la biologie et à l'anatomie du corps humain.

Dans un laboratoire spécialisé, on vient de réussir à allumer, à distance, des ampoules électriques en se servant des ondes émises pour le cerveau humain.

Le médium se concentre et la lampe se met à rayonner. La pensée est dotée, entre autres, d'une énergie physique, apte à causer des effets palpables,mécaniques.

Paracelse et plusieurs autres alchimistes du Moyen-Age en avaient des preuves. Elles furent détruites par leurs ennemis fanatiques, par les Inquisiteurs du Saint Office.

Notre époque réalise les visions les plus délirantes des imaginations d'autrefois. C'est le siècle des volontés crispées, des nerfs survoltés, Ne serait-il pas possible qu'un jour nous assistions à la matérialisation directe de la pensée?

Que nous retrouvions une fonction oubliée de notre cerveau? De nos nerfs ? Que nous devenions émetteurs de T.V. ? Transformateurs de courants ? Cyclotrons ? Nous, personnellement! En libérant l'énergie nucléaire de l'être astral qui dort en nous. Inimaginable ? Qu'aurait-on dit en 1863 à celui qui eut parlé de l'énergie atomique ?

Jaspers, le philosophe allemand, enseigne que les hallucinations des surréalistes et les visions d'un Van Gogh, d'un Strindberg, ne sont que les anticipations de futurs états de conscience.

Si Jaspers voit juste, le monde du XXIème siècle sera peuplé, non seulement de robots, d'engins humanisés, faits de matière pénétrée par l'intelligence, par l'esprit du présent, mais aussi de fantômes vivants, créés par le processus inverse : par la matérialisation des esprits imaginatifs.

Les imaginations exacerbées comme jamais, se condenseront, se transformeront en matière.

Exactement comme dans les cyclotrons des chercheurs atomiques, l'énergie invisible, dépourvue de corps, dès qu'on l'intensifie au-delà d'une certaine limite, se cristallise en molécules solides.

 


 

Des images déroutantes tourbillonnaient dans mon cerveau. Je prévoyais, en pensée, une scène de meurtre rituel précédant la mystérieuse action du Grand Arcane qui allait galvaniser, insuffler un semblant de nouvelle vie à un cadavre.

Les prémonitions de scènes de plus en plus atroces se mirent à me hanter.

L'amputation d'un cœur palpitant. Sa greffe sur veines et artères desséchées. Dans la poitrine ouverte d'un agonisant.

Mon scepticisme moderne fit son possible pour balayer ces cauchemars moyenâgeux de ma conscience. J'ébauchais un sourire dédaigneux. Mais je ne pouvais pas me débarrasser d'un sentiment d'incertitude fort inquiétant. Il était trop profondément ancré. Des souvenirs précis et récents l'alimentaient.

 


 

- Quel silence, dans cette chambre, doctor! Illustrissimo doctor Rodriguez, e ahora ? Et maintenant ? Qu'allez-vous faire ? Que diriez-vous s'il était déjà mort ? Et surtout, qu'en dira le Parti à Rio ? Et les Syndicats ? Ce serait une assez mauvaise réclame pour vous non ? En tout cas cela fait plus d'une heure qu'il ne donne aucun signe de vie.

Je regarde avec une joie franchement et indéniablement diabolique la sueur qui perle sur son front. La chaleur n'y est que pour peu de choses.

- Mais non, dit-il, c'est l'effet du sédatif. Il dort.

- Moi, à votre place, j'irais voir.

Ses petits yeux noirs, pareils à des boutons s'agitent dans tous les sens. Affolés, ils accompagnent deux vautours qui voltigent à basse altitude au-dessus de nous.

- Impossible, répond Rodriguez en essuyant son front. Il ne faut pas le déranger.

Il a peur d'apprendre l'irrémédiable, jubilai-je en pensée. Ce garçon allait encaisser n'importe quoi! Outrage à la science, aux mœurs, sacrilège, viol de cimetière, tout lui semblera préférable au décès inattendu de l'idole des masses.

Et surtout à l'accueil que ces mêmes masses réserveront à Rio, au médecin de l'idole.

 


 

Les maisons de Santarem, chaumières, villas, ruines de palais baroques, sont dispersées comme un troupeau de vaches entre collines verdoyantes et carrières de sable. De loin, j'entrevis la tour carrée de la vétuste église. Le cimetière se trouvait là derrière. Je m'y étais rendu la veille, aussitôt après mon arrivée, pour exécuter les directives de Tiberio.

L'absurde vision de tout à l'heure prenait des formes de plus en plus nettes. Pour la chasser de mon cerveau, j'essayais de la ridiculiser, en l'exagérant, en l'agrémentant de traits grotesques, grand-guignolesques.

Une fille fraîchement enterrée qui sort d'un caveau en grimaçant, emmitouflée dans un grand linceul blanc au son de l'horloge qui bat minuit!

Une zombi, une morte vivante ! Je ne savais pas grand chose au sujet de ce mythe. Mon expérience antérieure étant nulle il m'était impossible de distinguer dans la bande à Tiberio les abrutis des aliénés.

Quoi qu'il en soit, les gens du pays croyaient dur comme fer que les plus puissants magiciens possédaient des troupeaux de ces esclaves, privés de l'usage de leur volonté, plongés dans une constante torpeur.

D'après les récits qui circulent, ces automates humains assurent à leurs sataniques maîtres de substantiels revenus. Autrement dit, ceux-ci les sous-louaient aux bordels qui abondent même dans les patelins les plus perdus du Brésil.

Des bruits aussi persistants ne sont généralement pas dépourvus de tout fondement, me disais-je. Je me proposais d'examiner de plus près le terrain autour de la tombe d'une future «zombi» dès que l'occasion, sans doute imminente, s'en présenterait.

J'allais aussi tâcher de déceler certains détails concernant l'enterrement et si possible la cause et les circonstances du décès.

Serait-ce de la peine perdue ? Mes soupçons s'avéreraient-ils injustifiés ? Les magiciens étaient-il à même d'insuffler à un authentique cadavre une nouvelle vie, encore qu'incomplète ? De régénérer des tissus à moitié décomposés ?

 


 

Le fil de ma méditation fut brusquement interrompu par le chuchotement suspect des buissons qui longeaient la terrasse.

Les branches tressaillirent. Moi aussi.

J'eus juste le temps d'apercevoir la queue verte et jaune d'un interminable serpent «papagaio» en train de se faufiler sous une touffe de feuilles.

Une inconcevable exubérance de vie reptilienne fourmillait autour de moi, à peine cachée, sous ce soleil forcené qui brouillait les limites entre le naturel et le monstrueux.

- Régénérer des tissus pourris ? Ressusciter des cadavres ? répétais-je et soudain je sentis une peur glaciale. Mon front se couvrit de sueur froide.

Je me souvins d'un fou furieux que notre bande de bûcheron savait capturé en pleine forêt. Cela arrive de temps à autre. La densité de la jungle est inimaginable. On étend sa main et on ne la voit plus. Trois minutes peuvent suffire pour s'y égarer pour toujours. Les nerfs ne résistent pas à une pareille épreuve.

 


 

Je repensais aux yeux déments de l'égaré,à son visage lacéré par les épines, à son hurlement d'animal et j'eus froid dans le dos. Etait-ce mon avenir ? Je serrai les dents m'efforçant à penser à autre chose.

Je souriais au docteur, lui donnais du feu en détournant la conversation vers la pluie et le beau temps. Simultanément, je tendis l'oreille vers la chambre du cardiaque.

Pas d'erreur possible, quelqu'un y marchait. Des pas feutrés, pareils à ceux d'un fauve s'approchaient du lit pour s'y arrêter.

Le silence se réinstalla derrière la moustiquaire, mais cette fois-ci il me rassurait. Le vautour s'envola comme si quelque chose l'avait effrayé.

- Les élections s'annoncent mal pour les conservateurs, dis-je à Rodriguez distraitement.

Mes derniers doutes se dissipèrent. Je n'attendais pas en vain. Et je n'avais pas été dupe d'une simple illusion, lors de cette récente et troublante expérience dans la grotte de Tiberio.

Il y avait un élément réel et contrôlable dans la magie.

Le petit docteur Rodriguez faisait les plus grands efforts pour protéger son nez contre un moustique obstiné.

- Quel est ce bruit, me demanda-t-il en explorant du regard la terrasse et ses environs. On dirait un bec d'oiseau en train de gratter une surface rugueuse. Bizarre.

- Ce n'est pas bizarre, fis-je. C'est un bec d'oiseau en train de gratter une surface rugueuse. Retournez-vous, il est derrière vous. Un vautour ouroubou assis devant la fenêtre de votre patient.

- Sale bête.

- Et sale présage, d'après les Chavantes, ajoutai-je méchamment.

 

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